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27 mai 1832 - Numéro 31
 
 

 



 
 
    
LYON.

[1.1]installation du nouveau conseil des prud’hommes.   

Jeudi 24 mai a eu lieu, dans la salle de Henri IV, l’installation du nouveau conseil des prud’hommes, par M. Gasparin, préfet du Rhône. Tous les membres étaient présens. A l’ouverture de la séance, M. le préfet a prononcé le discours suivant :

Messieurs,

Le jour qui réunit le nouveau conseil des prud’hommes est un jour mémorable pour la fabrique de Lyon. Etablie sur des bases trop rétrécies, son ancienne organisation n’a pu résister aux progrès de la liberté et à l’examen bienveillant du jeune Prince qui, après de grands malheurs, est venu dans vos murs pour les réparer. Accorder à la classe ouvrière une représentation sérieuse, réelle ; agrandir le cercle des éligibles, augmenter le nombre des conseillers pour que toutes les capacités de la fabrique pussent concourir au perfectionnement de votre industrie, en y faisant régner la justice et la loyauté, telle a été la pensée du pouvoir royal. Dans l’exécution, j’ai tâché de me pénétrer de la franchise de ses intentions, et vous pourrez me rendre le témoignage que l’ordonnance qui vous institue a été exécutée avec bonne foi. Notre tâche est maintenant remplie ; c’est à vous à remplir la vôtre, et de la marche que va suivre le conseil, de la confiance qu’il saura inspirer dans la sagesse et l’impartialité de ses décisions, dépendra peut-être l’avenir de la manufacture lyonnaise.

Produits des élections de deux classes différentes d’électeurs ; mais les uns et les autres, placés aujourd’hui sur le siége de magistrat, vous devez dépouiller toute autre qualité, oublier de quels rangs vous sortez, ne plus vous enquérir que du juste et de l’injuste dans chaque fait qui vous sera présenté. Rendre justice est votre [1.2]fonction la plus importante. Eh bien ! telle est la hauteur où ce siége élève les hommes que vous ne pourriez pas être partiaux sans vous faire horreur à vous-mêmes et sans vous charger du mépris public, et devenir odieux à ceux mêmes que vous favoriseriez aux dépens de l’équité. Donnez-moi l’homme le plus décidé d’avance à faire triompher l’esprit de corps, qu’il revête la qualité de magistrat avec la mission expresse de faire plier la justice sous l’intérêt de ses commettans, et si cet homme n’est pas arrivé au dernier degré de la dépravation, il reculera devant cette prétendue obligation, il craindra de s’avilir en la remplissant, il sera juste pour être estimé de ceux mêmes auxquels il aurait promis d’être injuste. Telle est la souveraine vertu des institutions, telle est la force qu’elles impriment à l’ame humaine !

Mais il ne faut pas se le dissimuler, il est des questions qui dépendent de tant de circonstances et d’appréciations si délicates, qu’il serait facile de se laisser prévenir aux dépens de la vérité, si vous ne les examiniez pas avec la plus grande maturité, et si, avant d’avoir considéré toutes les faces des objets, si avant toute discussion, avant de chercher à vous éclairer par les lumières de vos collègues, vous arriviez ici avec une opinion toute formée, avec des préjugés invétérés. Telle ne sera pas votre conduite. Vous avez une jurisprudence à introduire sur plusieurs questions vitales qui ont été posées depuis quelque temps, et qui concernent les rapports des fabricans avec les ouvriers. Vous discuterez avec attention les premières affaires de ce genre qui vous seront soumises. Vous penserez à tous les intérêts, et vous songerez qu’ils sont tous liés dans une manufacture, que l’on ne peut sacrifier celui du fabricant ni celui de l’ouvrier sans rompre un équilibre qui peut seul la maintenir debout sur son centre de gravité. La classe sacrifiée ne tarderait pas à disparaître, et laisserait dans votre industrie un vide qui ne pourrait être réparé. C’est donc à la conscience [2.1]des juges, aux lumières des élus de l’industrie que je recommande de ne point porter de précipitation dans ces importantes déterminations, et à l’exemple des plus célèbres tribunaux, de la cour de cassation elle-même, de ne pas craindre de réformer la jurisprudence même que vous auriez établie si vous la reconnaissiez fautive par la suite.

Pour vous guider dans vos jugemens, vous croirez peut-être convenable de former une mercuriale du prix des façons, et il est essentiel que vous vous formiez l’idée la plus juste de cette partie de vos devoirs. On a longtemps voulu jeter de l’équivoque sur le mot de mercuriale, en la comparant aux tarifs que la loi ne peut autoriser. Un tarif fixe d’avance le prix auquel doit être payé tel objet, une mercuriale établit le prix auquel il a été payé ; l’une prévient le fait, l’autre le constate. Mettez un tarif sur les blés qui arrivent au marché, dès-lors les cultivateurs ne les y porteront que quand le prix fixé leur conviendra, et vous serez souvent réduits à la famine ; mais la mercuriale, qui recueille et note les prix librement débattus qui ont été convenus entre le vendeur et l’acheteur, ne peut-être un obstacle à la liberté commerciale. Ainsi, le tarif est une règle dont la durée peut-être illimitée, parce que c’est une volonté arbitraire, despotique, qui l’a établi ; une mercuriale est nécessairement variable comme les mouvemens de l’industrie. C’est donc avec raison que vos prédécesseurs s’étaient prescrit de la revoir tous les quinze jours pour y apporter tous les changemens que les circonstances auraient fait naître dans la pratique.

Un tarif est nécessairement menteur ; car s’il a été fait avec impartialité, il ne représente que les relations qui existaient au moment de sa composition ; mais ces relations changent sans cesse selon la nature des choses. Aujourd’hui l’ouvrage est abondant, les ouvriers deviennent rares, le fabricant consentira à payer un supplément au tarif pour en obtenir ; demain l’ouvrage manquera et l’ouvrier viendra supplier le fabricant de l’occuper au-dessous du tarif ; et que l’on ne dise pas que votre autorité pourrait alors forcer à son exécution. Sans doute, alors quelques hommes de mauvaise foi viendraient implorer vos décisions ; mais la masse des fabricans et des ouvriers, esclaves de leur parole, garderaient le silence sur ces transactions tacites, quelque désavantageuses qu’elles pussent leur devenir, et se soumettraient sans murmure aux lois de la nécessité. La mercuriale, au contraire, est l’expression de la vérité, mobile comme toutes les vérités relatives, mais acceptées de tous, parce qu’il ne faut pas de contrainte là où le fait est déjà accompli.

L’usage de la mercuriale sera pour vous de prononcer sur les marchés où les prix n’auraient pas été fixés, ou bien où ils l’auraient été d’une manière peu claire ; enfin sur ceux où il y aurait eu évidemment lésion, abus criant que vous seriez appelés à réprimer. Ecrite ou non, la mercuriale a toujours existé dans la mémoire des prud’hommes ; mais l’usage de la rédiger par écrit fournira à l’avenir des renseignemens statistiques précieux, et sera la véritable histoire de la fabrique de Lyon et du sort des ouvriers.

La loi qui vous a faits conseillers-prud’hommes ne vous considère pas seulement comme juges des intérêts civils ; vous êtes aussi juges de police, et comme tels vous pouvez prononcer des peines correctionnelles contre les ouvriers et les apprentis qui tenteraient de troubler l’ordre et la discipline des ateliers. Vous saurez user de ce pouvoir dans l’intérêt général de la fabrique ; vous n’ignorez pas combien tout désordre est préjudiciable dans une [2.2]profession qui demande que tous les rapports des différens agens de la fabrication soient réglés et maintenus avec sévérité, et que la subordination de l’apprenti et des compagnons envers le maître ne soit jamais méconnue.

Dans toutes les causes, vous chercherez bien plus à concilier qu’à juger. L’esprit de bienveillance que vous porterez dans l’exercice de vos attributions, vous facilitera cette tâche qui rétablit l’union par la persuasion, au lieu de le faire par la forme exécutoire de la loi.

Enfin, vos fonctions vous attribuent des fonctions de surveillance. Vous devez visiter les ateliers une ou deux fois l’année. Vous devez y recueillir les informations nécessaires et avoir un registre exact du nombre des métiers et des ouvriers employés dans la fabrique. Cette partie importante de votre tâche a été négligée par vos prédécesseurs, entraînés par le courant des affaires et trop peu nombreux pour s’y livrer. Vous sentirez l’importance de ces visites, soit pour entrer en rapport avec vos concitoyens, soit pour vous éclairer de leurs lumières, entendre leurs observations, profiter de leur critique ; soit encore pour fournir à l’administration des tableaux exacts de votre industrie, qui lui fassent apprécier avec justesse les dangers qui vous menaceront et les ressources qu’elle peut leur opposer.

Il y a quelques jours, Messieurs, que l’installation du nouveau conseil des prud’hommes aurait été un jour de fête sans mélange pour l’industrie de la soierie. Alors le présent s’embellissait des espérances d’un bel avenir, et l’activité de nos ateliers réjouissait le cœur des bons citoyens.

Quelques nuages sont venus troubler le ciel qui paraissait si pur. Un fléau formidable a pesé sur la capitale et envahi nos provinces du Nord ; et à la douleur que nous avons ressenti en voyant souffrir des frères et des Français, s’est uni pour nous un mal matériel dont nous souffrons encore : une diminution sensible s’est fait sentir dans les commandes de la capitale. Espérons que le choléra ayant cessé ses affreux ravages, Paris ne tardera pas à voir rentrer dans ses murs tous ceux qui ont fui ses atteintes. Déjà cet heureux avenir s’annonce par des signes certains, et nous n’aurons pas à déplorer entièrement la perte des travaux que la capitale peut fournir à notre fabrique.

Mais c’est dans ces momens de crise contre lesquels la volonté des hommes ne peut rien, que l’on sent mieux que jamais la nécessité de l’union entre tous les citoyens d’une même ville. La discorde ne ferait qu’ajouter de nouveaux maux à ceux qui nous menacent ; elle aigrirait notre position sans nous donner les moyens de les soulager. Mais nous pouvons tout attendre de l’accord naturel qui doit régner entre tous les Lyonnais. Songeons au salut de cette patrie qui a porté si loin dans le monde le bruit de ses succès industriels ; formons une coalition jointe de tous les intérêts, et opposons la à la force qui viendrait nous assaillir. Qui sait si ces malheurs eux-mêmes ne nous sont pas envoyés pour resserrer les liens qui doivent nous unir, et si le pauvre en voyant la charité du riche, le riche en voyant la patience et la résignation du pauvre, si tous en rivalisant de dévouement pour les infortunes, comme le fait en ce moment cette admirable population de Paris, nous ne retrouverons pas dans ces maux cette estime réciproque, cette fraternité que de trop vives dissensions semblent avoir compromises. Si nous étions soumis a ces rudes épreuves, songeons-y bien, l’honneur de la patrie lyonnaise est attaché à notre conduite dans ces graves circonstances : bons citoyens, quelle que soit [3.1]votre position dans le monde, c’est d’union, de paix de résignation, de bienfaisance, de courage, que vous devez entretenir vos concitoyens.

Je ne finirai pas sans remercier les dignes conseillers, que vous êtes appelés à remplacer, du zèle, du dévouement, de l’impartiale justice qu’ils ont rendue à la fabrique de Lyon. Leur digne président a mérité l’estime générale et les regrets de tous accompagnent sa retraite. Sa voix et son influence bienfaisante seront souvent regrettées dans cette enceinte.

Après ce discours, qui a produit une vive sensation, le conseil a procédé immédiatement à la nomination du président et du vice-président. Le nombre des votans était de 31. M. Goujon, négociant, ayant obtenu 30 voix, a été proclamé président. M. Putinier, fabricant de dorures, ayant obtenu 21 voix, a été proclamé vice-président.

M. Goujon, dans une allocution courte, mais pleine de pensées généreuses, a remercié ses collègues et fait une profession de foi sur les devoirs qu’il avait à remplir.

Le conseil avant de se retirer a, sur la proposition de M. Estienne, porté le nombre des membres du conseil pour les petites audiences à quatre, qui précédemment n’était que de deux.

 

 

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