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10 juin 1832 - Numéro 33
 
 

 



 
 
    
LYON.1

de la prohibition des soieries françaises en angleterre.

Nous avons déjà exposé tout ce qu’a de précaire l’état des relations commerciales de la France et de l’Angleterre ; il est si fragile qu’en ce moment il tient au résultat d’une enquête parlementaire provoquée par les ennemis de la liberté du commerce et les anti-réformistes (les aristocrates).

Le terme fixé par la loi qui permet l’introduction des soieries françaises approche ; la loi sera-t-elle prorogée, renouvelée ou rapportée ? voilà la question : on comprend qu’elle est d’une immense gravité pour nous ; car de sa solution dépend le travail, c’est-à-dire la vie, l’existence de milliers d’ouvriers, et cependant il n’en est pas plus question à Lyon que s’il s’agissait de quelque changement à faire au coran.

Est-ce ignorance, légèreté ou indifférence ? nous n’en saurions juger ; c’est peut-être un peu de tout cela ; mais toujours est-il qu’on ne dit rien, qu’on ne fait rien ici qui prouve que l’on comprend le danger que court notre industrie-mère.

La position de l’ouvrier ne lui permet pas de juger les hautes questions commerciales et de s’enquérir de leur solution ; mais les fabricans, les négocians, les propriétaires que ces questions touchent directement ou indirectement, que font-ils ?

Les plus actifs, les plus zélés font, après le domino ou le piquet, du mysticisme constitutionnel dans le juste-milieu, ou du radicalisme dans le mouvement ; mais des intérêts matériels, du travail, de l’industrie, de tout ce qui fait enfin la vie des travailleurs, grands et petits, ils n’y pensent n’y n’en parlent ; on dirait que c’est de l’hébreu pour eux !

[1.2]Les hommes qui attaquent la loi sur la libre importation des soieries en Angleterre, ont une arme formidable contre la loi et le ministère libéral qui la soutient. Ils disent que c’est être dupes que d’admettre les produits de la France aussi long-temps qu’elle persiste à prohiber ceux de l’Angleterre ; et que puisqu’elle ne veut pas suivre la voie libérale ouverte en sa faveur par l’Angleterre, celle-ci doit en sortir.

A cela, le ministère anglais répond que s’il convient à la France de rester dans la voie absurde et coûteuse des prohibitions, qui font payer au peuple les objets de nécessité ou de luxe beaucoup plus cher qu’ils ne valent, c’est tant pis pour elle ; que si l’ Angleterre, par représailles, voulait quitter la voie libérale qui est prouvée avantageuse aux consommateurs2 pour entrer dans le misérable système commercial de la France, elle serait encore plus blâmable et plus absurde qu’elle ; que d’ailleurs il ne doute pas qu’avant peu la France, comprenant le vice de son système actuel, n’entre largement dans la voie de réciprocité, qui permettra à l’Angleterre d’échanger ses produits contre les siens, autrement que par la voie de la contrebande, qui est, en ce moment, le seul moyen qu’elle ait de balancer ses comptes avec la France. Et le ministère ajoute que lorsque la France aura compris les avantages du système libéral, l’Angleterre devra encore baisser tous les droits sur les produits français, afin de multiplier les échanges et les relations d’intérêts qui doivent resserrer les liens d’amitié et d’union des deux grands peuples !

Voilà où en est la question de la prohibition des soieries en Angleterre. Un correspondant bien informé nous écrit que, grâce à la victoire des réformistes, il espère que l’introduction sera momentanément maintenue, mais que ce maintien sera précaire tant que la France n’entrera pas dans la voie de réciprocité.

Dans un tel état de choses, n’eût-il pas été du devoir de nos fabricans de se réunir pour adresser pétition sur pétition au gouvernement, et appuyer énergiquement les démarches qui, à ce qu’on nous assure, ont été faites par notre chambre de commerce.

[2.1]On répondra qu’à Lyon les réunions sont difficiles et presque impossibles par suite des nuances politiques et surtout de l’isolement dans lequel chacun vit.

Mais nous nous souvenons cependant d’avoir vu des réunions fort nombreuses, dans le but de débattre et de fixer la couleur des épaulettes et des boutons de la garde nationale ; d’autres au sujet de la forme du sabre ; d’autres, avec pétitions, protestations et discours, à propos du pompon ou de l’aigrette des voltigeurs et grenadiers.

Voudrait-on nous faire croire que les bourgeois ne savent se réunir et s’entendre que lorsqu’il s’agit de niaiseries ou de futilités ? Nous avons trop bonne opinion d’eux ; mais si malheureusement il en était ainsi, alors nous, écho des travailleurs, nous engagerions les ouvriers à se réunir à leur défaut, pour discuter et signer une pétition au Roi. La chose en vaut la peine ! Il s’agit, pour plusieurs branches de notre industrie, et par conséquent pour des milliers d’ouvriers, de vie ou de mort. Le sujet est autrement grave que des boutons, des sabres, des pompons, voire même des aigrettes : il mérite qu’on se dérange et s’en occupe un peu !

Notes (LYON.)
1 L’auteur de ce texte est François Barthélémy Arlès-Dufour d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).
2 Il semble exister un profond décalage entre les mesures annoncées et défendues par l’Angleterre et les pratiques enregistrées. Si nous prenons comme base de référence, les recettes totales tirées des droits de douane en pourcentage de la valeur des importations, il apparaît que les tarifs douaniers moyens ont été sensiblement plus élevés en Grande-Bretagne qu’en France et particulièrement entre 1840 et 1860 c’est-à-dire au moment même où l’Angleterre abrogeait les corn laws (référence : J. -V. Nye, « Guerre, commerce, guerre commerciale : l’économie politique des échanges franco-anglais réexaminée », Annales ESC, 1992, mai-juin, n°3, p. 613-631). Par ailleurs, il n’est pas sûr que la voie libérale ait réellement profité aux consommateurs. L’exemple de l’abrogation des corn laws en 1846 ne validera pas cette thèse (référence : A. Clément, « Mondialisation versus état nourricier dans l’Angleterre du XIXe siècle », in : Ch. Euzéby et alii, Mondialisation et régulations sociales, Paris, l’Harmattan, (1), p. 15-29).

 

 

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