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10 juin 1832 - Numéro 33
 
 

 



 
 
    
QU?EST-CE QU?UN INDUSTRIEL ?1

N?allez pas faire cette question aux patrons de certaines feuilles publiques, ni à ces hommes élevés dans l?opulence, qui n?ont jamais compris qu?il puisse y avoir un état de misère qui dévore les masses, car ils vous répondront qu?un industriel, un prolétaire, est un être envieux du bien qu?il n?a pas ; qu?il saisira toutes les occasions pour changer son état, soit au dépens de l?ordre social, soit aux dépens même de la patrie. C?est un barbare, un ennemi de l?homme, de la propriété. Heureusement que la classe ainsi traitée rit de ces pitoyables épithètes, et n?en suit pas moins le chemin de la vertu.

Nous qui sommes nés au milieu de cette classe laborieuse, qui sommes des travailleurs, nous allons répondre à la question : un industriel est un être attaché par sympathie et par intérêt à la patrie qui l?a vu naître ; il fait tout pour elle, parce qu?il sait que de sa grandeur, de sa prospérité dépend son bonheur personnel, et que si cette patrie est asservie, malheureuse, il sera, à son tour, asservi et malheureux. De là viennent les grands sacrifices des masses pour le pays, et le sang du peuple prodigué par lui-même dans des jours de malheurs.

Un industriel n?est point ambitieux, il se contente de peu, et c?est du fruit seul de son travail qu?il attend sa subsistance et celle de sa famille ; il ne demande rien au monde qu?un gain assez élevé pour pouvoir se parer de la misère et vivre comme le doit une créature humaine. On ne le voit point se jeter dans les coteries, dans les partis et changer de couleur selon le vent prospère, pour obtenir des emplois, des rubans, et cependant l?industriel à une ame aussi élevée que tel et tel dignitaire, et aurait peut-être plus de fidélité. Mais il comprend sa position ; il sait que son atelier ennoblit autant que les salons, et qu?il vaut mieux vivre du produit de sa navette ou de son rabot, que des rognures de protocole. D?ailleurs, l?industriel sait qu?il est indispensable à l?organisation sociale, qu?alimentant par le produit de ses mains tous les marchés de l?univers, il est utile non-seulement à ses concitoyens, mais encore à tous les hommes en général. C?est dans ce but qu?il cherche les nouvelles découvertes, qu?il cherche à perfectionner les anciennes, pour donner plus d?éclat à cette industrie qui l?ennoblit et qui l?élève, selon tous les êtres raisonnables, au rang le plus distingué de la société.

Sans doute, l?industriel, quoique ami de l?ordre et de [2.2]la paix, murmure quelquefois, et quoique constant dans ses souffrances, il lui échappe quelques plaintes ; mais sont-elles injustes ces plaintes ?? L?homme qui travaille jour et nuit, qui épuise son talent et sa santé à la confection des tissus ou des ouvrages plus pénibles encore, pour enrichir une classe déjà assez heureuse par sa position, ne mérite-t-il pas qu?on cherche tous les moyens pour qu?il puisse avoir un peu d?aisance ? pour qu?il puisse se chauffer, se vêtir lui et ses enfans ? car il ne demande pas à thésauriser, son ambition ne va pas jusque-là ; mais au moins qu?il ait le nécessaire, qu?il ne soit pas dénué de tout ; qu?on ait des égards pour prix de sa patience, et qu?on ne le laisse jamais dans la possibilité de voir ses enfans lui demander du pain sans pouvoir leur en donner.

L?industriel est reconnaissant ; c?est toujours avec enthousiasme qu?il proclame le nom de celui qui est généreux envers lui. L?ingratitude est pour lui un monstre ; et de son coeur ne s?effacent jamais les noms de ceux qui se sont bien conduits envers lui : voilà l?industriel. Voilà ces hommes qu?on a montrés, sans rougir, comme les ennemis de l?ordre public, comme des hommes dangereux ne rêvant que le pillage pour monter au niveau des hommes de la propriété. Parler ainsi de 30,000,000 d?individus dans un seul état, c?est mettre en doute le repos de la société ; c?est provoquer une affreuse dissolution? Heureusement que ces 30,000,000 de prolétaires sont plus raisonnables et plus vertueux que ceux qui, cachés derrière des coffres-forts, osent les insulter. Heureusement qu?ils savent que s?ils sont utiles à l?ordre social, il faut aussi des hommes faisant travailler ; que sans cette classe, il n?y aurait plus que chaos. Et malheur ! malheur ! si les prolétaires méconnaissaient ces grandes vérités.

A. V.

Notes (QU?EST-CE QU?UN INDUSTRIEL ?)
1 L?auteur de ce texte est Antoine Vidal d?après la Table de L?Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).

 

 

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