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6 novembre 1831 - Numéro 2
 
 

 



 
 
    
DE LYON ET DE LA CONCURRENCE ÉTRANGÈRE.

[1.1]Lyon vient d'éprouver, dans ses manufactures d'étoffes de soie, une révolution qui fera époque dans ses annales. Cette révolution était prévue depuis long-temps, aujourd'hui elle était indispensable ; je dis indispensable, parce que, lorsqu'une partie quelconque du corps social s'affaiblit et tombe en désuétude, il faut qu'une réforme vienne lui donner une nouvelle vie et la tirer de l’état de langueur où elle était tombée : il en est de même de l'industrie et du commerce en général.

Je vais rechercher quelles étaient les causes du malaise ou, pour mieux dire, de la décadence de la fabrique d'étoffes de soie, et je prouverai que la réforme qui vient de s'opérer la sauve de son anéantissement total.

L'empire est l'époque où la fabrique de Lyon a brillé dans toute sa splendeur, malgré les guerres continuelles et quelquefois le peu de débouchés qu'avaient nos marchandises ; à quelques cessations près, le fabricant était encouragé par le gain et par cette espèce d'égalité qui régnait alors entre le commissionnaire, le négociant et le chef d'atelier. On dit, pour justifier la décadence où est tombée cette industrie, que les guerres avaient dévoré la moitié des hommes, qu'aujourd'hui on a trop de bras, que la concurrence tue tout. Sans doute, la fabrique de Lyon s'est multipliée en ouvriers1 ; mais sous l'empire où les bras ne manquaient pas autant qu'on le croit bien, avait-on les débouchés que nous avons aujourd'hui ? Continuellement aux prises avec les puissances de [1.2]l'Europe ; privés pendant huit ans des débouchés de l'Espagne, de ceux de l'Italie, envahie deux fois par les armées autrichiennes ; exclus de tout commerce avec la Russie, souvent même avec tout le Nord, théâtre de nos longues guerres ; sans colonies, et supportant une guerre maritime sans espoir de paix ; croit-on qu'il n'y ait pas compensation entre l'état où se trouvait le commerce sous l'empire et celui où il se trouve aujourd'hui ?2 Ce n'est point dans l'augmentation du nombre d'ouvriers, ni dans la concurrence qu'on doit voir la décadence de la soierie. Le mal est dans l'égoïsme de quelques commercans ; eux seuls ont fait tomber cette industrie dans l'état où elle est. Aussi a-t-on vu les artisans en proie à une affreuse misère, tandis que quelques négocians ont fait des fortunes colossales, et avec telle rapidité, qu'ils en sont étonnés eux-mêmes.

Depuis dix ans, les façons diminuent de plus en plus ; est-ce faute de commissions ou effet de la concurrence étrangère ? Il est prouvé que les marchandises se sont facilement écoulées et que les magasins sont vides. C'est sur la concurrence étrangère que les négocians rejettent la décadence de notre industrie : la Suisse, voilà leur mot d’ordre ; Berne et Zurich doivent tout envahir ; mais personne ne se laisse prendre à ces contes assez mal imaginés. Que peuvent, en effet, Zurich et Berne, dont la population ne s'élève pas à 20 mille âmes, contre notre ville immense ? et d'ailleurs, quand même ces deux villes rivaliseraient pour un article (les unis) avec nos manufactures, serait-ce cette rivalité qui pourrait perdre la fabrique de Lyon, diversifiée par des milliers d’articles, et par cet ensemble qui fait que nous serons toujours sans crainte de la concurrence ? Ceci me rappelle ce qu’on a [2.1]dit long-temps dans une autre branche de commerce : les marchands de tulle soie de Lyon épouvantaient leurs ouvriers en leur faisant craindre la concurrence de l'Espagne, parce que quelques métiers avaient été achetés par des négocians de cette nation ; qu'en est-il résulté ? Quelques ouvriers, trompés par ces bruits et attirés par l'appât du gain, se sont expatriés croyant faire leur fortune ; mais manquant de cet ensemble qu'on ne trouve plus dans les manufactures isolées, ils ont végété en tournant chaque jour leurs regards vers cette patrie que leur misère les empêche de revoir. Voilà la concurrence de l'Espagne ; voilà, je crois aussi, celle de Berne et de Zurich.

Je l'ai déjà dit, le mal est dans l'égoïsme des négocians ; sans la fermeté des chefs d'ateliers, eux seuls eussent perdu la fabrique d'étoffes de soie, et l'ouvrier eût été forcé de s'expatrier ne pouvant plus vivre. Lyon aurait bientôt manqué de bras qui, disséminés par toute la France, auraient porté leur industrie en vingt lieux différens, et la fabrique de Lyon eût été perdue sans retour. Je puis donner un exemple frappant de ce que j’avance : Avant notre première révolution, la fabrique de bonneterie de notre ville était la plus forte et la plus renommée de la France ; quelques négocians en avaient seuls le monopole. On diminua le prix des façons à tel point, que l'ouvrier ne pouvait se procurer les choses les plus nécessaires à la vie. On n'eut, dès-lors, pour ouvriers en soierie que des étrangers et des vagabonds. La fabrique de Lyon tomba pour ne se plus relever ; et Troies, pour les articles de coton, Ganges pour les articles de soie, profitèrent de sa chûte et s'emparèrent de cette partie du commerce pour ne plus la restituer.

Voilà quel aurait été le sort de la fabrique d'étoffes de soie ; mais les chefs d'ateliers viennent de la sauver d'un naufrage inévitable, et toutes les classes intéressées à cette branche de commerce, doivent applaudir à leur ferme résolution.

R. P.

Notes (DE LYON ET DE LA CONCURRENCE ÉTRANGÈRE.)
1 Au début des années 1830 la population de Lyon et de ses principaux faubourgs était de 165 000 habitants. Lyon seule avait 134 000 habitants, les principaux faubourgs étaient La Guillotière (18 000 habitants) et la Croix-Rousse (9 000 habitants).
2 Sur l’état général du marché de la soie après 1815, et sur la situation comparée de la fabrique lyonnaise, voir P. Cayez, L’Industrialisation lyonnaise au 19e siècle. Du grand commerce à la grande industrie, Atelier de reproduction des thèses, Université Lille 3, 1979, 1er volume, 1ère partie, chapitre 3, « Le développement de l’économie traditionnelle », p. 196-299.

 

 

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