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17 juin 1832 - Numéro 34
 
 

 



 
 
    
AU RÉDACTEUR

Lyon, le 8 juin 1832.

Monsieur,

Le dévouement soutenu avec lequel vous défendez notre cause, m?encourage à vous soumettre quelques réflexions au sujet d?un passage du discours prononcé au Prince par le président du conseil des prud?hommes, que j?ai lu dans votre N° du 3 courant. Ce passage est ainsi conçu : Il faut que l?ouvrier laborieux et intelligent puisse vivre et travailler à bon marché. Vivre bon marché, veut dire sans doute que le travailleur doit se procurer à bon compte une nourriture saine et abondante, attendu que c?est un des moyens principaux pour maintenir chez lui la vigueur et partant la santé. Cette condition est éminemment essentielle ; l?humanité depuis long-temps la réclame en vain. Depuis un demi-siècle des philantropes éclairés ont élevé leurs voix généreuses contre cette injustice criante de la civilisation. Devons-nous espérer qu?elle sera reconnue ; sera-t-elle enfin comprise par ceux qui professent ce froid égoïsme, qui n?est propre qu?à rapetisser l?homme ? à lui faire oublier son origine, sa mission et sa dignité ? Voilà le sens que j?ai cru pouvoir donner aux paroles de M. le président du conseil des prud?hommes. Maintenant je passe au travail à bon marché1, sur lequel j?ai acquis la conviction intime qu?il existe ainsi depuis quelques années, et cela à un tel point, qu?il peut être considéré comme étant réduit à quasi-gratis, si on le compare au prix des objets de première nécessité, indispensables à notre consommation journalière.

Dans un semblable état de choses, il s?ensuit que l?état précaire des travailleurs s?aggraverait encore d?une manière affligeante, s?il entrait dans les vues du fabricant de nous faire supporter de nouvelles réductions sur notre salaire déjà beaucoup trop modique, et s?ils ne le trouvaient point assez vil pour être taxé de bon marché.

A la vérité, j?oubliais que l?on ne doit que vivre, et que pour cela il faut être laborieux et intelligent. Ce qui me ferait supposer cette interprétation véritable, c?est que j?ai eu beau chercher dans l?ensemble du discours, je n?ai rien trouvé qui ait été dit en faveur de celui qui serait doué de ces deux principales qualités.

[4.1]Je pense pourtant qu?il mérite quelque chose de plus qu?une existence quotidienne, l?homme intelligent et laborieux ; car je crois que dans l?intérêt général, autant que pour arriver à grands pas vers une amélioration fixe de l?espèce humaine, l?industriel doit avoir la certitude de passer sa vie à l?abri de la misère et protégé par de bonnes lois, afin que lui et les siens n?aient aucun prétexte de dévier à la carrière honorable que doit parcourir un bon citoyen. Il faut qu?il puisse aussi, pour donner des hommes capables à la patrie, pourvoir largement à l?éducation de ses enfans, sans néanmoins que cela empêche la réalisation annuelle de quelques économies, à l?effet de soutenir sa vieillesse.

C?est là, Monsieur, sans crainte d?un démenti de la part de mes confrères, où se borne leur ambition et la mienne ; malheureusement nous ignorons tous quand elle sera satisfaite.

En attendant, recevez l?assurance de ma parfaite considération.

Cles B......ng.

Notes (AU RÉDACTEUR)
1 Vivre à bon marché repose avant tout sur  le bas prix des céréales et des produits alimentaires  qui composent 70 à 80 % du budget ouvrier. Or notons qu?entre 1815 et 1850 la courbe du prix des céréales est très fluctuante. Après une forte baisse de 1817 à 1827, le prix du pain tend à augmenter jusqu?en 1857. Comme les salaires nominaux sont orientés à la baisse, les salaires réels accusent une diminution encore plus forte, soit d'environ 10 % de 1827 à 1847, accentuée par  l'aggravation du chômage (référence : F. Braudel et E. Labrousse, Histoire économique et sociale de la France, Paris. PUF, 1976, Rééd. 1993, tome 3, volume 2, page 789 et s.). Plus dramatique apparaît le mouvement cyclique du salaire avec les effondrements qui coïncident avec les crises de subsistance de 1828-1832, de 1838-1840 et de 1847. Lors de ces crises, le salarié peut supporter une hausse considérable du prix du pain (hausses de 50 à 100 %) et une baisse  du salaire nominale sans oublier une poussée du chômage, ce qui ne fait qu?aggraver encore une  situation courante déjà peu enviable.

 

 

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