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17 juin 1832 - Numéro 34
 
 

 



 
 
    
DE L’ÉGALITÉ SOCIALE.1

(3me et dernier article. – Suite et fin.)

Je pourrai examiner ailleurs si, dans l’intérêt des mœurs et de la chose publique, toutes les fonctions pourraient se cumuler avec l’exercice d’une profession.

Le chef de l’état, je le répète, est au garde-champêtre, dans l’ordre civil, ce que, dans l’ordre judiciaire, le juge qui rend des arrêts est à ceux qui les exécutent, suivant leurs diverses attributionsi. Partant de cette base, je dirai que c’est avec raison qu’on qualifie de fonctionnaires les notaires, mais seulement en ce qui touche l’authenticité qu’ils donnent à leurs actes ; car, dans leurs autres opérations, ils ne sont qu’agens d’affaires. Les procureurs ou avoués ne sauraient avoir cette qualité ; ce ne sont que des mandataires forcés. Leur ministère n’est fondé que sur un privilège que la révolution avait heureusement détruit, mais qui se hâta de reparaître lorsque le consul Bonaparte, infidèle à sa gloire, reconstruisit l’édifice vermoulu de la féodalité. Les agens de change, les courtiers, ne sont aussi que des négocians investis d’un privilège odieux et abusif.

J’aurais voulu pouvoir me dispenser de comprendre le prêtre au nombre des fonctionnaires ; mon imagination se plaisait à trouver en lui un caractère sacré, dont l’expression est au-dessus de mes paroles ; j’aurais voulu ne voir, dans le prêtre chrétien, que le divin Vatès, poète, médecin, astronome, tels que furent ceux de la mystérieuse Egypte, les mages de l’Yemen, les prophètes d’Israël. Représentant de Jéhovah sur la terre, le prêtre n’aurait été que l’instrument dont il se sert pour relier les mortels à son trône… Mais je rentre avec regret dans la triste réalité. Quantum mutatus ab illo ! esclave du pouvoir, esclave de l’or, le prêtre ne marche plus dans son indépendance religieuse et morale. Il est devenu fonctionnaire, il reçoit un salaire ni plus ni moins qu’un préfet, qu’un commissaire de police. Quelquefois même il cesse d’être homme, il devient courtisanii.

[4.2]Immédiatement après les fonctionnaires, s’avance une classe d’hommes qui mérite d’être considérée séparément ; c’est celle qui renferme ce qu’on est convenu d’appeler arts libéraux, c’est-à-dire le médecin, l’avocat, l’homme de lettres et l’artiste. Malheur à eux s’ils ne voyaient qu’une profession dans l’exercice des nobles facultés dont la nature les dota. Défendre les hommes, les soulager dans leurs maux, les éclairer, charmer leurs loisirs et les rendre meilleurs et plus heureux, c’est là exercer un sacerdoce, le seul peut-être que nos neveux connaîtront. Gardons-nous donc de l’avilir ; que l’intérêt se retire pour faire place à l’expansivité du génie !

A vous maintenant, hommes utiles de toutes les professions ! à vous, prolétaires qu’on oublie trop souvent, quoique vous soyez le fondement de l’édifice social ; car sans vous il n’y aurait pas besoin de gouvernement, et dès-lors point de fonctionnaires ; car sans vous, à quoi serviraient les arts libéraux ? Vous avez vu que dans la classe des fonctionnaires il existait une hiérarchie, et vous l’avez reconnue nécessaire ; mais parmi vous elle serait sans motifs ; elle existe cependant, c’est elle qui s’oppose avec le plus de ténacité à l’établissement de ce grand principe d’égalité sociale que vous avez admis. Hâtons-nous donc de la détruire.

Et d’abord renversons le préjugé qui s’attache à certaines professions. La raison du siècle m’a rendu cette tâche facile. Les comédiens ont reçu le droit de cité ; cent mille hommes ont suivi le convoi de Talma ; le préjugé qui avilissait l’art dramatique va disparaître tout-à-fait.

Pour traiter méthodiquement de la noblesse des professions, je crois devoir parler successivement de leur prééminence, de leur indépendance, et enfin de la domesticité considérée comme profession.

Prééminence. Il est des professions pénibles, il en est de plus ou moins agréables, personne ne le conteste. Mais y en a-t-il de plus ou moins nobles, c’est ce que je nie, et je vais le prouver.

Quelle différence raisonnable peut-on faire entre le décrotteur qui cire des souliers, brosse un habit, et le perruquier qui fait la barbe ; quelle différence y a-t-il de ce dernier au cordonnier qui fait et raccommode des souliers ; de celui-ci au tailleur d’habits, au cabaretier, au boulanger, au boucher qui leur servent et vendent des vêtemens ou des alimens ? J’ai groupé ces professions ; je pourrais les passer ainsi toutes en revue. En quoi donc la plume du négociant, de l’homme d’affaires, avoué ou autre, serait-elle plus noble que l’aune du marchand, le marteau ou la navette de l’artisan. Ne sont-ce pas là des instrumens divers de labeur, ne sont-ce pas là des modes différens de gagner le salaire dû au travail ? En quoi le chiffonnier qui ramasse les linges épars sur la voie publique, serait-il moins noble que l’ouvrier qui les triture et en fabrique du papier ? J’ai ouï-dire qu’il fallait la réunion d’un nombre considérable d’ouvriers pour façonner une épingle. Ils sont tous égaux entr’eux, quoique exerçant des arts différens. Eh bien ! la société sera, si vous le voulez, cette épingle, à la confection de laquelle tous les bras sont réunis pour divers travaux.

C’est donc l’opinion seule qui a classé les professions. Mais, comme la mode capricieuse, cette opinion est changeante. Un exemple va le prouver. Il fut un temps peu éloigné de nous, où le commerce était ignoble et frappé de réprobation. Abandonné aux Juifs, il participait de la défaveur qui planait sur ce peuple mercantile, inventeur de la lettre de change et de l’escompte. Aujourd’hui le commerce est justement honoré. La banque [5.1]tient le premier rang. Pourquoi, à son tour, l’artisanerie, si je puis m’exprimer ainsi, ne viendrait-elle pas partager les honneurs du commerce ? Ce dernier a détrôné la noblesse ; se croit-il invulnérable ? Qu’il consente à l’égalité, et l’ordre social, comme par enchantement, se raffermit en s’asseyant sur une base large et équitable. Cela n’a rien qui doive surprendre. Escompter du papier, est-ce donc plus noble que de vendre des épiceries, et vendre des épiceries, est-ce encore plus noble que de vendre des allumettes ou des briquets phosphoriques, ou bien encore de la limonade ? Non, je le répète et me résume, il n’y a pas de professions viles ; s’il y en avait, de quel droit la société aurait-elle d’avance condamné quelques-uns de ses membres à les remplir ? Il faudrait ou les supprimer ou y assujettir tous les citoyens à tour de rôle, ainsi que cela se pratique pour les corvées dans les casernes.

En établissant l’égalité des professions entr’elles, la dernière barrière qui s’opposait au principe de l’égalité sociale, vient de tomber.

Indépendance des professions. S’il est vrai que dans l’état social un homme ne puisse se passer d’un autre homme ; s’il est vrai qu’une profession ne puisse se passer d’une autre, il y a seulement convenance, mais nullement sujétion dans les rapports d’intérêt qui lient les hommes entr’eux. Ainsi, le commissionnaire qui charge le négociant de lui livrer cent pièces d’étoffes, est l’égal de ce négociant, et ne se croit nullement supérieur à lui. D’où vient que ce même négociant serait supérieur aux chefs d’ateliers qu’il charge de la confection de ces cent pièces d’étoffes ? et pourquoi, à leur tour, les chefs d’ateliers seraient-ils supérieurs aux compagnons qui les aident à cette fabrication ? Repoussons donc un absurde préjugé ; et pour ne prendre la société que dans son état actuel, le cafetier qui me sert une tasse se croit-il par là mon subordonné ? non. L’égalité n’empêche ni la subordination ni le travail. Le commis deviendra négociant, le compagnon sera maître.

Je pourrais raisonner ainsi de toutes les professions, mais je ne ferais qu’alonger inutilement cet article.

J’aborde une question qui pourra paraître hardie, et qui est fondamentale.

De la domesticité. Qu’est-ce qu’un domestique ? ce n’est plus, on l’avoue, un esclave. Un contrat libre et salarié le lie avec son maître ; il est égal à lui devant Dieu, devant la loi, pourquoi ne le serait-il pas devant la société ? Je réclame aussi, pour lui, le bénéfice de l’égalité sociale. Le domestique est un artisan qui, dans l’intérieur de la maison, remplit les mêmes fonctions que d’autres artisans remplissent au dehors. Il est parmi eux ce que le forain est parmi les marchands : et c’est sous ce dernier rapport, qu’il a été juste de lui donner l’exercice des droits politiques, parce que ces droits ne sont que le résultat du droit de cité, et que le domestique n’ayant pas de domicile, n’a pas droit de cité. Ici, je le remarque avec plaisir, la loi politique est d’accord avec la justice.

Chefs d’ateliers, maîtres, vos compagnons, vos domestiques sont vos égaux ; mais vous, vous êtes aussi, ne l’oubliez pas et sachez le réclamer, vous êtes les égaux de ceux qui vous emploient.

Citoyens, vous êtes tous égaux entre vous, et par conséquent, vous êtes les égaux de ceux dont vous recevez, à qui vous rendez les services réciproques que la société exige.

Tous les anneaux d’une chaîne sont égaux entre eux. Il ne doit plus exister que la prérogative du fonctionnaire [5.2]dans l’exercice de ses fonctions, roi, prêtre, magistrat ou soldat. Le génie est hors place ; et qu’on ne croie pas que la société sera bouleversée, comme des esprits méticuleux et chagrins semblent le craindre. La capacité remplacera la richesse, et servira de base à l’édifice social ; mais qui jugera de cette capacité, s’écrie un ignorant Crésus ? Je réponds, tout le monde ; et si tout le monde se trompait, qu’importe ! L’erreur serait facile à réparer ; car les fonctions publiques ne seront plus inféodées à quelques-uns au détriment de tous.

Marius Ch.....g.

Notes (DE L’ÉGALITÉ SOCIALE.)
1 L’auteur de ce texte est Marius Chastaing d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).

 

 

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