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6 novembre 1831 - Numéro 2
 
 

 



 
 
    
CONTE QUI N'EN EST PAS UN1.

Il y avait une fois? voilà qui ressemble trop à un conte de fées ; je ne veux pas commencer ainsi.

D'ailleurs, qu'ont de commun les rois et les reines avec quelques négocians qui ne veulent point payer au tarif ; et quelle comparaison peut-on faire aussi des vils courtisans qui, de tous les temps, ont vendu les peuples aux rois et plus tard les rois à leurs ennemis, avec l'hono­rable artisan qui gagne son pain à la sueur de son front ? Je dirai donc :

II y a peu de temps, dans une ville opulente d'un royaume, que les arts et la nature se plaisent à favoriser, existait une classe industrieuse, dont le travail faisait la prospérité de cette cité immense. Comme Athènes, dans sa splendeur, elle commandait par les arts à l'univers, et de ses ateliers sortaient des tissus plus beaux que ceux de l'Inde et de Damas. C'était, dis-je, ses beaux jours, et le soleil radieux qui éclairait alors le monde, semblait la protéger de ses rayons éblouissans.

Mais comme rien n'est stable sur cette terre, la grande cité sembla subir le sort d'Athènes ; elle fut, deux fois, vendue à des hordes de barbares, et deux fois envahie par elles : les arts survécurent aux malheurs de leur mère-patrie ; et cette classe industrieuse qui avait fait sa gloire, la releva encore de ses malheurs. Le commerce, cette source féconde, porta le bonheur dans la grande cité. Les étrangers empruntèrent encore le luxe et [3.2]le goût de celle qu'ils avaient cru vaincre ; et les nations, parées de ses produits, reconnurent qu'elle était sans rivales.

Bientôt les grands qui encourageaient la classe industrieuse, en devinrent le fléau par leur cupidité ; ils joignirent à cette cupidité la fierté et le dédain, ses compagnons inséparables ; on diminua, chaque jour, le tribut qu'on payait au travail et au talent ; enfin, accablée par la misère, cette classe sembla anéantie. Les hommes qui la composaient n'étaient point des ilotes courbant la tête sous la verge ; c'était le temps du grand siècle ; ses lumières avaient pénétré jusque dans l'humble demeure de l'artisan, qui, lassé de tant d'humiliations, leva la tête et demanda le prix de ses peines et de ses travaux. Tous se levèrent le même jour ; ce ne fut point un soulèvement de barbares, une de ces révolutions qui détruisent, ou, pour mieux dire, ce ne fut point une révolution : ce fut l'élan d'un peuple fort, mais généreux, réclamant son droit trop long-temps méconnu. Les grands, surpris de cette résolution subite et de son ensemble, se disposèrent à résister à de trop justes demandes ; mais les hommes qui tenaient dans leurs mains les destinées de la grande cité, les magistrats vertueux à qui on donnait les titres de pères et de protecteurs du peuple, connurent que l'heure de la justice était arrivée. Ils convoquèrent les grands, les artisans furent appelés, et dans une séance solennelle où l?on écouta la plainte et la défense, ils ordonnèrent aux premiers de mieux traiter des hommes de qui dépendaient leurs fortunes ; et de fixer, de concert avec les derniers, le prix de leurs travaux, ce qui fut appelé tarif.

Le peuple fut au comble de la joie ; les grands murmurèrent, ce qui n'est pas étonnant ; mais les magistrats, en paix avec leurs consciences, préférèrent les bénédictions du peuple à la flatterie de ceux qui l'avaient trop long-temps opprimé.

Notes (CONTE QUI N'EN EST PAS UN.)
1 Antoine Vidal est l?auteur de ce texte d?après la Table de L?Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).

 

 

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