Retour à l'accueil
1 juillet 1832 - Numéro 36
 
 

 



 
 
    
AU RÉDACTEUR.

[4.2]Lyon, le 25 juin 1832.

Monsieur,

J’attends avec impatience le jour désiré où la bienheureuse mercuriale doit venir au monde : conçue en décembre dernier, demeurera-t-elle neuf mois avant que de sortir du sein de sa mère ? faudra-t-il attendre encore long-temps le messie promis ? Telles sont les questions que s’adressent tour à tour les chefs d’ateliers entre eux et les compagnons ; je parle des compagnons, car ceux-là aussi ont le droit, quoiqu’ils n’aient pas de domicile, de désirer de gagner leur vie en travaillant sans être obligés de duper les maîtres par une dépense de nourriture qui dépasse le fruit du travail.

Depuis long-temps les ouvriers en soie languissaient dans la misère, lorsque ne voyant plus d’espérance, remarquant que ce n’était pas l’ouvrage qui manquait, mais que l’égoïsme était la principale cause de cette détresse (ce que tout le monde savait bien) ; les ouvriers donc imaginèrent, l’année dernière, de supplier respectueusement l’autorité de vouloir bien remettre en pratique un moyen dont on avait déjà fait usage plusieurs fois à différentes époques. Un tarif, cette pensée n’était pas neuve, on ne se serait pas douté que l’on viendrait ensuite dire qu’un tarif est contraire à la Charte ; imagination nouvelle qui a étonné tout le monde ; en effet, lorsqu’un tarif a été publié de bonne volonté en 1817 sous l’empire de la Charte et sous un roi qui ne connaissait que les intérêts de la noblesse et du clergé, personne alors ne pensa à dire qu’un tarif était contraire aux lois, comment s’en douter aujourd’hui ?

Le tarif demandé l’année dernière n’a jamais été bien compris, puisque ses adversaires le regardaient comme une base fixe et invariable, tandis qu’il ne déterminait que le minimum du prix des façons, c’est-à-dire le prix le plus bas au-dessous duquel on avait dû calculer qu’il était impossible à l’ouvrier de pouvoir vivre ; le mot tarif a peut-être été mal appliqué à ce tableau du prix des façons : minimum était le seul nom qui lui convenait… Mais bref, là-dessus, tarif est mort, il ne ressuscitera pas, la sentence est prononcée, le meilleur de tous les raisonnemens, c’est la force ; or, vous savez pour qui elle est. D’ailleurs, nos maîtres, c’est-à-dire nos chefs naturels, qui en savent bien plus long que nous, ont dit que tout tarif est contraire à la Charte, nous devons le croire, c’est un mot d’évangile commercial : il faut croire et pratiquer ce qu’on y entend et respecter ce qu’on n’y entend pas ; avant que de demander à gagner son pain en bien travaillant, il faut auparavant examiner si en pressurant la Charte on ne trouve pas un mot qui s’y oppose ; car il vaudrait mieux languir et périr tous (ouvriers s’entend), plutôt que de déroger, non pas à la loi, mais à un seul point d’un seul article de la loi.

Quant à nous, pauvres badauds, nous ne connaissons que notre navette et rien autre, nous croyons que les tarifs et les mercuriales se font comme les aunes de gros de Naples ; mais il n’en est pas ainsi ; il faut agir lentement et mûrement. Lorsqu’on nous refusa un tarif, on promit une mercuriale ; vous auriez cru alors que cette mercuriale nous serait donnée sans difficultés ; eh bien ! point du tout, elle a aujourd’hui ses adversaires comme le tarif, et elle ne sera arrêtée et publiée que le plus tard possible ; cependant le commerce languit, il chancèle, et le prix des façons tend à la diminution ; la mercuriale devrait être décidée le plutôt possible pour empêcher les spéculations de quelques petits fabricans qui profitent de la misère des ouvriers pour les faire consentir à des [5.1]diminutions toujours nouvelles sur leurs façons ; les autres fabricans plus philantropes sont entraînés par le courant et sont obligés de suivre les égoïstes ; nous devons donc plaider pour faire accélérer la mercuriale.

Je vous prie, Monsieur, d’en donner des nouvelles dans votre estimable journal toutes les fois que cela vous sera possible, afin que les ouvriers sachent si les fabricans sont leurs amis ou leurs despotes, et s’il faudra attendre encore long-temps des réglemens qui doivent servir de bases assurées sur les droits des ouvriers et des fabricans.

J’ai l’honneur d’être, etc.

Un ouvrier en soie de St-Paul.

 

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique