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15 juillet 1832 - Numéro 38
 
 

 



 
 
    

ecole de la martinière.   

Le pauvre a si peu de moyens d’éducation que c’est un crime de lèze-peuple que d’arrêter ou d’entraver l’application de ceux qui lui appartiennent.

Si nous n’avons pas protesté plutôt contre les étonnans délais qui nous privent des bienfaits du major-général Martin, c’est que sachant l’académie de Lyon saisie, en dernier ressort, de la question, nous comptions que ses lumières et son bon sens lui feraient sentir l’inconvenance d’un retard et l’urgence d’une prompte décision. - Nous étions dans l’erreur : nos immortels sont de ce monde ; l’amour-propre, la jalousie, la personnalité les agitent et les égarent plus peut-être que le commun des mortels. La question est grave sans doute, mais nullement compliquée, et il faut bien du mauvais vouloir ou de l’entêtement pour embrouiller et retarder ainsi sa solution. Messieurs de l’olympe s’entêtent, s’enveniment [2.1]de plus en plus, et chacun paraît bien décidé à résister à toutes les preuves de conviction. Cela durera ce que ça pourra, n’importe ; le bon peuple est si patient ! trop heureux qu’il est que des savans veuillent bien embrouiller ses pauvres affaires ! d’ailleurs qu’ont-ils besoin de se presser, messieurs de l’académie ? La Martinière n’est pas pour leurs enfans ou pour les enfans de leurs proches.

Oh ! s’il s’agissait d’une université dotée par le budget, c’est-à-dire des deniers du pauvre, quelle différence ! la chose serait en pleine activité depuis long-temps. La décision eût été prompte. Priver les enfans des riches des moyens d’achever gratuitement leurs hautes études, serait une calamité publique dont ces messieurs rougiraient de se charger.

Si les débats et les entraves de l’académie étaient le résultat d’une profonde conviction, nous en parlerions avec plus de calme ; mais des notes ou articles anonymes, tous dans le même sens et le même style, communiqués à plusieurs journaux, et au nôtre en particulier, prouvent que quelques-uns de ces messieurs sont sous l’influence du compérage ou plutôt du commérage. Et ce qui nous fortifie dans cette opinion, c’est l’acharnement que, dans ces articles, on a mis à jeter du doute sur le caractère et les intentions du directeur de La Martinière : caractère et intentions qui, selon ce que nous connaissons du directeur, sont au-dessus des attaques ouvertes ou cachées de tous les académiciens du monde.

Nous allons chercher à éclairer nos lecteurs sur les débats qui suspendent l’application des bienfaits du major-général Martin.

L’école de la Martinière sera-t-elle un pensionnat où 60 à 80 enfans priviligiés seront logés, nourris, instruits et élevés ?

Ou bien l’école sera-t-elle un externat où 300 ou 400 enfans recevront l’instruction théorique et autant que possible, l’instruction pratique des arts auxquels ils se destineront ?

D’autres questions d’application et de détails viennent se grouper autour de celle que nous posons et que nous examinerons seule comme dominant toutes les autres.

M. Tabareau dans un rapport remarquable fait au nom du comité de rédaction composé de MM. Devillas, Grand-Perret et Tabareau, développe l’opinion du comité en faveur de l’externat et contre le pensionnat. Nous en citerons quelques passages dont nos lecteurs nous sauront certainement bon gré.

« Dans un pensionnat, il faudrait offrir aux jeunes apprentis l’adoption entière qu’ils trouvent dans les ateliers des arts : il faudrait les nourrir et pourvoir à tous leurs besoins. Ces frais considérables, et les dépenses également très élevées des ateliers, réduiraient à un très-petit nombre les élèves de la Martinière, dont l’éducation deviendrait ainsi un privilège en opposition avec nos nouvelles mœurs sociales ; et le magnifique présent qui dotera la ville de Lyon de près de cinquante mille francs de rente, après l’acquisition d’un vaste bâtiment, mériterait à peine d’être élevé au rang des institutions de bien public, si, au sein d’une nombreuse population, toute son influence se bornait à améliorer le sort de quelques familles. »

Après avoir exposé l’enseignement pratique qu’il propose pour La Martinière, M. Tabareau dit : « Nous ne développerons pas davantage cette pensée d’éducation industrielle ; c’est par l’exercice même qu’elle doit acquérir toute la valeur et l’utilité dont elle est susceptible. Il est réservé à l’institution La Martinière de faire connaître avec quelle simplicité de moyens on pourrait [2.2]rendre les hommes plus adroits et plus industrieux ; et un jour viendra peut-être où tous les systèmes d’éducation adopteront cet enseignement technique élémentaire qui n’exigera que peu de temps et de dépenses. Les jeunes gens qui, jusqu’à présent, n’ont cherché qu’à acquérir des talens d’agrémens, auraient aussi des talens d’utilité industrielle, dont les heureuses conséquences seraient de faire concourir au perfectionnement de l’industrie les hautes intelligences dont le développement est le fruit des éducations les plus distinguées, d’ennoblir des professions que les préjugés de quelques classes de la société repoussent, même comme un refuge dans leurs besoins les plus pressans, et d’établir un nouveau lien d’éducation parmi les hommes. »

M. Tabareau, après avoir énuméré les branches d’instruction que les élèves trouveront à La Martinière, dit encore : « La classe ouvrière ne doit plus rester étrangère aux premiers élémens des hautes sciences. Il est un ordre de connaissances qui doit faire le passage de la pratique des arts aux théories qui les éclairent : c’est la terre commune, rendez-vous de tous les hommes utiles, où les savans et les plus simples ouvriers doivent se rencontrer, s’entendre et favoriser mutuellement leurs travaux. »

Comme moyen d’émulation, M. Tabareau propose des distributions de prix solennelles et des primes d’encouragement.

« Décorez d’un peu de gloire tout ce que l’éducation offre de pénible ; faites battre le cœur des pères de famille en entourant de louanges et d’honneur leurs fils qui se sont distingués, et vous verrez cette jeune génération, qui serait restée indifférente au froid calcul de l’intérêt personnel, accourir dans vos nouvelles écoles pour recueillir tout ce qu’il y a de glorieux dans l’estime et les applaudissemens des hommes. »

Après avoir exposé ses idées sur les primes d’encouragement :

« Par ces primes annuelles consacrées à l’indigence et au mérite, le pauvre recueillera une plus riche part de bienfaits que par le pensionnat, adopté à une autre époque par l’académie. Les frais du mobilier et du personnel nombreux d’employés qu’exigerait une institution de pensionnaires diminueraient considérablement le nombre des élèves qui recevraient, au nom du major-général Martin, l’existence dans leurs jeunes années et l’instruction qui doit protéger leur avenir. »

Si nous voulions citer tous les passages remarquables de ce rapport, il faudrait vraiment le reproduire en entier, et les limites du journal ne nous le permettent pas ; mais pour obvier et afin de mettre nos lecteurs à même de s’éclairer et d’être juges dans une cause qui est bien plus la leur que celle de l’académie, nous prierons M. Tabareau d’envoyer au bureau du journal plusieurs exemplaires que nous prêterons à nos abonnés.

Nous terminerons cet article par quelques réflexions que M. Tabareau a bien pu faire, mais qu’il n’a pas dû exprimer.

Si la Martinière était pensionnat, le but du major-général Martin serait certainement manqué, car les enfans d’ouvriers en seraient en partie écartés : l’intrigue obtiendrait les bourses. Les fils du portier d’un préfet, d’un maire, d’un académicien, ou bien le fils d’un parent éloigné de ces MM., ou de quelques puissans du jour, auraient toujours l’avantage. L’intrigue ferait tout ; et l’homme qui travaille du matin au soir pour gagner sa vie n’a ni le temps, ni la souplesse, ni les allures qu’il faut pour intriguer avec succès. L’expérience est là pour appuyer cette opinion.

[3.1]Est-ce d’ailleurs à une époque où l’on reconnaît partout, en Allemagne, en Angleterre, en France, les inconvéniens physiques et moraux des pensionnats que les savans, les lumières de notre localité, peuvent défendre avec conviction ce mode d’établissement ? Ne savent-ils pas que les états-majors dévorent tout ; que partout où il y a des approvisionnemens, des fournitures, il y a aussi de l’intrigue et du tour de bâton : l’état-major, le tour de bâton, qui les payera ? ce ne sera pas l’académie, mais le peuple qui finit toujours par tout payer.

Donner l’instruction et l’éducation professionnelle au plus d’enfans possible, et le mieux possible ; voilà la question. Comment son examen peut-il mener au pensionnat ?

MM. les académiciens-rédacteurs des notes secrètes ou anonymes, nous obligeront en voulant bien nous répondre, nos colonnes leurs sont ouvertes ; car la cause est celle du pauvre, elle ne saurait être trop éclairée.

 

 

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