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13 novembre 1831 - Numéro 3
 
 

 



 
 
    

Nais donc, pauvre ouvrier ! nais, grandis, le travail usera tes forces, la misère éteindra ton énergie. Va, prends place au grand banquet des malheureux par prédestination, mais garde-toi d'aspirer aux jouissances dont la vue t'enchante, dont le désir te dévore. Ces jouissances, ces plaisirs doivent fuir tes lèvres avides.

Si tu as faim travaille.

Si tu ne peux travailler ?? mendie.

Oh ! qu'il est amer le pain de l'aumône ! quoi pour les uns toutes les joies, jusqu'à celle de la bienfaisance, pour les autres toutes les souffrances, jusqu'à l'humiliation de recevoir !

Eh bien ! quand les douleurs trop palpitantes auront débordé la coupe de la patience, quand surtout une révolution nouvelle aura donné un nouvel essor aux idées, si le peuple, long-temps opprimé, se sent monter la rougeur au front, et trouvant battre en lui un c?ur d?homme, secoue ses haillons héréditaires et vient demander de ne plus mourir de faim, quelle réponse obtient-il ?

Peuple, malheureux peuple, détrompe-toi ! la puissance n'a fait que changer aux mains des grands du jour, tu n'as fait que réforger tes fers ! la haute noblesse, l'aristocratie de naissance ont succombé vermoulues qu'elles étaient de la pourriture de plusieurs siècles. Une aristocratie de richesse est surgie à leur place, caduque déjà dans sa jeunesse, et montrant les rides profondes de l'égoïsme et de l'impuissance. [7.2]Mais aujourd'hui qu'il suffit d'être riche pour être juste, bon et moral, que le peuple prenne patience ; égoïstes, hâtez-vous de jouir, votre règne sera éphémère ; sans nouvelle commotion politique, sans troubles, sans émeute, par la seule force des choses, la révolution baissera encore d'un cran, et le peuple entrera en partage du bien-être qui maintenant est votre exclusif appanage.

Alors ne se présentera plus le spectacle désolant qui vient de fatiguer nos regards ; une société se scinder en deux parts, d'un côté l'égoïsme et ses terreurs, de l'autre la faim et ses exigences ; alors les classes privilégiées ne trembleront plus, poursuivies qu'elles sont, par la peur de l'émeute, Briarée aux cents bras, qu'il se représente échevelé, un poignard et une torche à la main, marquant leur porte d'un sceau de réprobation, comme au jour de la vengeance du seigneur.

C'est qu'aussi, c'est pitié de la manière dont ils traitent leurs frères ! après plusieurs mois de réclamations individuelles, laissées infructueuses, ou ironiquement repoussées, les ouvriers se réunissent et s'organisent ; une large association est entre eux formée, et on est obligé d'avouer que l'ensemble est parfait ; c'est que l'égoïsme n'a pas encore corrompu leur c?ur ! ils nomment des délégués, et de suite on insinue que leur nomination est peut-être factieuse, puisqu'elle a eu lieu par voie d'attroupement ; mais de grâce, comment voter sans se réunir ? et comment se réunir sans former une agglomération qu'une loi rigoureuse ne puisse définir attroupement ! et comment l'auteur du mémoire qui devine si charitablement et pèse si impartialement, ne voit-il pas aussi un attroupement dans les 140 fabricans réunis à si grande peine sur 600, pour la nomination de leurs délégués ? étaient-ils aussi factieux ? à Dieu ne plaise ! courbe ton front, peuple ouvrier, toi seul es factieux d'avoir faim ; n'entends-tu pas que plus bas on t'accuse de traiter comme de puissance à puissance ! il fait beau vraiment, voir venir vanter l'intrépidité des héros du 31 juillet, qui tremblent éperdus devant une foule inoffensive ; il leur a fallu sans doute un grand courage, pour biffer d'une main repentante la signature apposée huit jours plutôt au tarif ! il est vrai qu'alors ces héros délibéraient sous les poignards  ! si comme on l'assure une pareille bassesse a eu lieu elle est stigmatisée d'avance par le sceau infamant que lui appliquera l'opinion publique.

Qu'un égoïsme retardataire parque les hommes en castes privilégiées, qu'il veuille leur imposer des barrières infranchissables, mu qu'il est par l'intérêt de ses jouissances, c'est possible ; mais que ses arrêts soient irrévocables, et que le travailleur soit condamné à une éternelle souffrance, c'est ce qui est une étrange anomalie aujourd'hui et ce qui touche à son terme.

Un négociant votre abonné1.

Notes (Nais donc, pauvre ouvrier ! nais, grandis, le...)
1 L?auteur de ce texte est Léon Favre d?après la Table de L?Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).

 

 

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