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12 août 1832 - Numéro 42
 
 

 



 
 
    

LIBERTÉ DE LA DÉFENSE DEVANT LE CONSEIL

DES PRUD’HOMMES.

Si le conseil des prud’hommes outrepassant ses pouvoirs, entrave le droit de la défense, que cette usurpation soit signalée, et la raison universelle étouffera cette prétention fondée sur de bonnes intentions peut-être, mais fausse et inique en elle-même.
Ans. Petetin, Précurseur, 9 août.

Cinq mille trente chefs d’ateliers ou ouvriers ont déposé dans nos bureaux une pétition tendante à demander aux pouvoirs législatifs le droit de se faire assister par un ami ou défenseur devant le conseil des prud’hommes. Persuadés que ce droit était écrit dans la loi, nous n’avons pas voulu attendre aussi long-temps et nous l’avons réclamé directement. Voyant l’obstination du conseil, nous avons craint d’avoir commis une erreur, et nous avons engagé les chefs d’ateliers à prendre un avis motivé au barreau. Deux avocats estimés leur ont donné la consultation que nous offrons à nos lecteurs.

Le Précurseur, en l’insérant dans son numéro de jeudi dernier, l’a fait précéder de cette réflexion : « Le tribunal des prud’hommes vient de prendre une résolution au moins extraordinaire, en interdisant aux justiciables de ce tribunal le droit de se faire assister ou défendre par qui que ce puisse être. »

Le Journal du Commerce, dans son numéro du 10 de ce mois, a fait les réflexions que nous allons transcrire.
« Le conseil des prud’hommes ayant pris une décision plus qu’étrange qui interdit aux justiciables de ce tribunal la faculté de s’y faire assister d’un défenseur ou d’un conseil quelconque, une consultation demandée par les parties intéressées, et délibérée par MM. Charassin et Chanay, est venue confirmer avec tous les développemens convenables, ce que nous avons dit dernièrement sur le droit imprescriptible de défense protégé par [6.1]notre législation, et que le conseil des prud’hommes ne peut pas plus dénier que les autres tribunaux auxquels il est assimilé par l’article 4 du décret du 3 août 1810.
Le conseil s’est engagé dans une voie d’illégalité qui nous surprend : puissent les motifs concluans sur lesquels est basée cette consultation à laquelle adhéreraient sans doute au besoin la majorité des membre du barreau lyonnais, déterminer MM. les prud’hommes à sortir promptement de cette funeste voie. »

CONSULTATION.
Consultés sur la question de savoir si les parties qui sont en procès devant le conseil des prud’hommes peuvent se faire assister d’un défenseur ou conseil, les soussignés,

Vu les lois du 22 germinal an xi, et du 18 mars 1806, vu les décrets du 11 juin 1809, du 20 février et du 3 août 1810,

Attendu que l’inégalité des intelligences et des lumières empêchant les plaideurs de se présenter à armes égales dans les débats judiciaires, les lois, tant anciennes que modernes, ont dû, pour rétablir cette égalité, donner à chacun la faculté de se choisir un conseil ;

Attendu que nos lois consacrent cette faculté comme un principe général qui domine tout l’ordre judiciaire, et auquel il ne peut-être dérogé que par un texte positif ;

Attendu qu’aucune loi n’a créé d’exception à ce principe et n’a placé le conseil des prud’hommes en dehors du droit commun ;

Attendu qu’en l’absence de dérogation expresse la généralité du principe et l’analogie doivent résoudre le doute en faveur des plaideurs ;

Attendu que les lois acordent expressément à un accusé le droit de repousser, par l’organe d’un défenseur, toute accusation qui peut compromettre sa liberté ;

Que souvent même elles en nomment un à celui qui n’en a point choisi ;

Attendu que l’article 4 du décret du 3 août 1810, conférant aux prud’hommes les attributions des tribunaux de police et le droit de prononcer la peine de l’emprisonnement contre leurs justiciables, ce serait fouler aux pieds le droit sacré de la défense et les lois qui l’assurent, que de fermer la bouche au défenseur dont se ferait assister le prévenu ;

Attendu que si, comme tribunal de police, le conseil des prud’hommes ne peut refuser d’entendre le défenseur d’un prévenu, il ne le peut pas davantage comme tribunal civil, parce que dans ce cas, comme dans l’autre, il n’y a aucun motif de refus ;

Attendu que le système qui interdît l’assistance d’un défenseur est contraire à l’esprit de la loi ; car si la loi interdisait le ministère des défenseurs dans les contestations soumises aux prud’hommes, elle devrait l’interdire également dans ces mêmes contestations portées par voie d’appel devant le tribunal de commerce ; pourquoi en effet l’assistance d’un défenseur, inutile devant les prud’hommes, deviendrait-elle nécessaire devant les juges de commerce ?

Attendu que l’intention du législateur a dû être et a été de proportionner les moyens de défense à l’importance de l’objet contesté ;

Attendu que les juges de paix prononcent en dernier ressort sur des contestations d’un intérêt de 50 fr. et en premier [6.2]ressort jusqu’à 100 f., que ces contestations sont moins graves que celles soumises aux prud’hommes qui, suivant suivant l’article 1er du décret du 3 août 1830, peuvent juger en dernier ressort jusqu’à 100 fr., et en premier ressort toutes les contestations quelle que soit la quotité des sommes dont elles pourraient être l’objet ; que dès lors le législateur serait en contradiction avec lui-même, si, permettant un défenseur devant les premiers, il le repoussait devant les seconds où il est plus nécessaire ;

Attendu que, suivant l’art. 22 et l’art. 36 du décret du 11 juin 1809, le conseil des prud’hommes se divise en deux bureaux, l’un pour entendre les parties contradictoirement, et les concilier s’il se peut ; l’autre pour juger les contestations que le premier n’aura pu éteindre ; que le bureau particulier ayant entendu les explications des parties, le vœu de la loi a été rempli ; que le bureau qui doit ensuite juger, doit entendre les défenseurs assistant les parties ; que, s’il en était autrement, la création de deux bureaux serait pleinement inutile, puisque tous les deux, et l’un après l’autre, n’auraient que les mêmes moyens d’instruction pour n’arriver cependant qu’à un seul jugement ;

Attendu que l’article 32 du même décret portant expressément, que les parties ne pourront signifier aucune défense, loin d’être contraire au système que nous soutenons, laisse entendre que les moyens ordinaires d’instruction leur seront réservés ; qu’il en est de même devant les tribunaux civils en matière sommaire ;

Attendu que l’article 29 du décret du 11 juin 1809 en ordonnant la comparution des parties en personne a voulu seulement que les prud’hommes pussent entendre les explications contradictoires des parties, et non pas qu’après les explications fournies, ces parties ne pussent faire entendre des défenseurs ; que rien dans l’article n’indique une intention semblable, qui, si elle existait, serait en contradiction non-seulement avec l’économie de la loi sur les prud’hommes, mais encore avec notre législation tout entière ;

Attendu que l’article 55 du même décret veut que certains actes de procédure soient signés par la partie ou son fondé de pouvoir ; que par cette expression le législateur fait entendre suffisamment que la règle commune doit être suivie devant les prud’hommes ; que chaque partie peut se faire assister d’un défenseur, et qu’en ordonnant la comparution des parties en personne, elle n’a point porté atteinte à cette faculté ;

Attendu enfin que, s’il est vrai que la sagesse et la sagacité des prud’hommes puissent fréquemment suppléer aux omissions et à l’incapacité de la partie, il est vrai aussi que cette sagesse et cette sagacité ne perdent rien à entendre les développemens des défenseurs ; qu’il est vrai aussi que les conseils de prud’hommes n’ont pas plus de pénétration pour discerner le juste de l’injuste que tous les autres tribunaux qui cependant ne repoussent pas les lumières que leur apportent les défenseurs choisis par les parties ;

Attendu qu’à ces moyens de droit on peut joindre une foule de considérations puissantes qui frappent tous les esprits et que nous ne devons pas par conséquent développer ;

Sont d’avis que les justiciables du conseil des prud’hommes ont la faculté de se faire assister d’un défenseur au conseil.

Délibéré à Lyon, le 1er août 1832.

Signé F. Charrassin, P. Chanat.

 

 

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