Nous croyons faire plaisir aux lecteurs en leur faisant connaître les beaux vers que MM. Barthélemy et Méry viennent de publier et qui ont été insérés dans le N° 1 du tome 40e de la Revue de Paris.
LE HAVRE DE GRACE.
Oh ! que la France est belle ! Il faut, pour la connaître,
Jeune, à vingt ans, quitter le toit qui nous vit naître,
Emporter avec soi sa plume ou ses crayons,
Courir du sud au nord par leurs mille rayons,
Puis, à chaque relais du long pèlerinage,
Peindre tant de châteaux venus du moyen âge,
Tant de saints monumens debout sur leurs grands pieds,
Temples toujours nouveaux et jamais copiés,
Gothiques reposoirs dentelés sous leurs voûtes,
Semés sur tous les points comme l’herbe des routes,
Et ces arcs qui formaient un triomphal chemin
Du portique d’Orange au grand cirque romain ;
Et ce sol toujours beau d’arbres et de prairies,
Sources que trois mille ans n’ont pas encor taries,
D’où l’homme nourricier retire chaque soir
L’épi qu’il jette au four et le vin du pressoir.
Tous les climats heureux couronnent cet empire ;
Partout la vie est douce à l’air qu’on y respire ;
Soigneux de ce pays, Dieu même l’a placé
Loin du noir équateur et du pôle glacé.
Il faut d’abord le voir sous sa brillante zone
Près de la mer sans flux que la terre emprisonne,
Sous l’azur provençal, ce doux ciel qui nous rend
La fraîche Thessalie et son air transparent,
Où naît parmi les fleurs l’arbre qui donne l’huile,
Où le soleil à flots ruisselle sur la tuile ;
Puis il faut élargir les pointes du compas
Et franchir vers le nord la carte d’un seul pas,
Quitter les pins rians pour les sombres mélèzes,
S’asseoir en Normandie aux cimes des falaises,
Au bord de l’autre mer, qui sur ses grandes eaux
Comme des grains de sable agite les vaisseaux ;
C’est encore notre France, aux pointes des antennes,
Aux vieilles tours d’église, aux coupoles lointaines,
[7.2]C’est toujours l’étendard à la triple couleur,
Dans le Havre-de-Grâce et le bassin d’Honfleur.
La Seine, la voilà ; depuis sa dernière arche
Ce fleuve semble à l’œil un grand chemin qui marche,
Emportant avec lui, dans un prisme trompeur,
Les agiles essieux de vingt chars à vapeur ;
Né sur la Côte-d’Or, son voyage s’achève
Dans l’Océan brumeux, sous le cap de la Hêve :
Nul fleuve, en s’abîmant dans l’humide tombeau,
Ne raconte à la mer un voyage plus beau.
Quand l’étranger nous demande :
Quelle ville est sur ce port ? –
C’est la Carthage normande,
C’est la Marseille du Nord ;
La ville qui s’asseoit fïère
Sur la mer et la rivière
Dans un havre sans rival,
Qui dans ce nouveau Scamandre
A pris une Salamandre
Pour son écusson naval.
Elle est debout dès l’aurore
Aux cris du chantier marin,
Au bruit du marteau sonore
Qui bat les quilles d’airain :
C’est une vaste corbeille
Où chaque docile abeille
Verse son miel chaque soir,
Et, dès que le jour commence,
Garnit le festin immense
Où le travail vient s’asseoir.
Si l’industrie est un culte,
Si le travail est un dieu,
Leur hymne est le beau tumulte
Qui s’élève de ce lieu ;
C’est le chant qui se propage
D’équipage en équipage,
C’est la cloche au gai tocsin,
C’est la voix de la poulie,
Le cri du chaînon qui lie
Les écluses du bassin.
C’est de là, quand la mer pleine
Ouvre la digue des ponts,
Que partent pour la baleine
Ceux qui lancent les harpons :
Ceux qui vont à Terre-Neuve
Boire les eaux du grand fleuve
Dans le golfe Saint-Laurent ;
Ceux qui visitent Golconde,
Et l’Inde en perles feconde,
Et le Bengale odorant.
Voilà les quais où l’on pare
Contre le choc des brisans
Le vaisseau qui se prépare
A son exil de trois ans ;
Sa quille durcit aux flammes,
Le cuivre se coupe en lames
Le long de ses flancs couverts ;
Il va de course en mouillage
Tracer l’anneau du sillage
Tout autour de l’univers.
Dans ce port à pleines voiles
Ils entrent aux jours promis
Ceux qui sèment des étoiles
Sur leurs pavillons amis ;
Et qui, suivant sous la nue
Le vol de l’aigle connue,
Apportent de leurs climats,
A travers l’onde orageuse,
La liberté voyageuse
Sur la pointe de leurs mâts ;
Parti de l’York nouvelle
Ou du golfe mexicain,
Quand au Havre il se révèle
Le navire américain,
Le peuple, vivante foule,
Pour le saluer se roule
Vers le môle et les talus,
Et l’Américain arbore
Notre drapeau tricolore
Pour nous rendre notre salut.
[8.1]Quand la marée est féconde
Et qu’elle ouvre sa prison,
Quand le vent du nord seconde
Les voiles de l’horizon ;
Quand par un joyeux dimanche,
Le flot qui court de la Manche
Roule d’agiles convois ;
Quand les canots à la rame
Commencent entre eux le drame
Des sonores porte-voix,
Alors la mer est en fête,
Chaque vague a deux sillons,
Les mâts de la hune au faîte
Se couvrent de pavillons ;
De la jetée aux deux phares
La joie éclate en fanfares
Dans l’universel transport ;
Toute une escadre féconde
Jette les trésors du monde
Aux riches bazars du port.
Et la foule qui se penche
Sur leur humide chemin
Voit passer la voile blanche,
Et la touche avec la main ;
L’odeur des grandes Antilles
S’exhale des écoutilles,
Couvre le mole riant ;
Chaque navire qui passe
Eparpille dans l’espace
Tous ses parfums d’Orient.
Qu’on aime du haut des môles,
Dans les beaux soirs printaniers,
Voir courir les banderolles
Sur la vergue et les huniers !
Voir les arbres des allées
Border les ondes salées
Comme un cadre gracieux
Et l’amoureux Ingouville
Qui pour embrasser la ville
Semble s’échapper des cieux !
Puis on vient sur la colline
A l’heure où tombe la nuit ;
Sur l’Océan on s’incline
Et l’on entend pour tout bruit
L’onde légère qui frôle
Les dalles vertes du môle
Sous les grands anneaux de fer,
Et l’harmonieuse lame
Qui chante l’épitalame
De la Seine et de la mer.
C’est l’heure où le cerveau bouillonne de pensées,
Où l’on jette son ame aux ondes amassées,
Où l’on roule en esprit dans ces gouffres amers
Pour mieux ouïr sa voix qui parle aux grandes mers.
Le môle fait silence et la ville est éteinte,
La nuit fond la cité sous une même teinte ;
Rien ne distrait l’oreille, et l’on plonge en avant
De toute sa vigueur sur l’abîme mouvant.
Car, pour penser la nuit aux solennelles choses,
Il ne faut point s’asseoir aux parcs semés de roses,
Sur le seuil des châteaux dans la plaine enclavés,
Prosaïques manoirs qu’un vieux fleuve a lavés ;
C’est ici que l’on rêve à se fendre la tête,
Quand on a sous ses pieds le calme ou la tempête,
Et que la joue enflammée on fait bondir ses yeux
De l’infini des mers à l’infini des cieux.
Sans doute ce qu’on voit nous ravit en extase ;
C’est un flot qui scintille et que l’alcyon rase,
C’est le phare lointain qui disparaît et luit
Comme une étoile neuve ajoutée à la nuit ;
C’est l’ombre d’un navire à la proue amarrée
Qui sur la rade attend le jour et la marée,
Et s’agite à l’écart comme un flottant ilot,
D’où par momens s’exhale un chant de matelot.
Mais dans ce grand tableau tout ce qui nous ramène
Vers les grossiers produits de la pensée humaine,
[8.2]Tout ce qui nous rappelle ou l’homme ou la cité
S’échappe et devant nous plane l’immensité :
Elle absorbe nos sens, brise nos tempes frêles,
Détache notre esprit des oisives querelles,
Et nous fait méditer entre deux horizons
Sur l’énigme de Dieu que partout nous lisons.
Oh ! le front tombe alors sur nos deux mains unies,
Le feu du cœur s’allume au feu des insomnies,
L’anévrisme fiévreux qui dessèche nos os,
À coups sourds s’harmonie au roulement des eaux,
Et l’on pense toujours ; l’Océan et la terre
Gardent obstinément l’ineffable mystère.
On demande, et la voix des abîmes ouverts,
L’écho de la falaise où vont mourir nos vers ;
Le fleuve qui se roule avec l’onde salée,
La brise maritime à minuit exhalée.
Rien de ce qu’on entend sur les flots ou dans l’air,
Ne parle à notre esprit dans un langage clair.
Qui sait ? peut-être il faut, pour rafraîchir notre ame,
Pour faire notre vie et filer notre trame,
Laisser aux fous rêveurs ces soucis étouffans,
Et penser au hasard comme font les enfans.
Il faut dormir ses nuits sans cuisante secousse,
Se donner le jour calme et l’existence douce,
Saluer d’un adieu la gloire et les neuf sœurs,
Et couper à son front la fibre des penseurs.
Oh ! l’Océan fait mal ! sur ses dunes flottantes,*
Pour nous et nos amis ne dressons pas nos tentes ;
A l’aurore, demain, vite soyons debout,
Remontons la rivière et Paris est au bout.
Mery et Barthélemy
Havre, le 30 mai 1832.