Retour à l'accueil
20 novembre 1831 - Numéro 4
 
 

 



 
 
    
L'ARISTOCRATIE DU COMPTOIR.

Une noblesse féodale pesait sur la France ; lâche et oppressive, elle ne se soutenait que par le pouvoir qu'elle avait envahi et par la faiblesse des monarques. Une révolution vint et brisa ce pouvoir comme du verre. Les membres de cette aristocratie se dispersèrent comme des feuilles emportées par un vent impétueux. Ils revinrent après avoir avoir mendié pendant vingt-cinq ans l'aumône des baïonnettes étrangères. Ils revinrent, comme le disait à l'époque le plus grand génie du siècle, sans avoir rien oublié ni rien appris. Cette aristocratie trouva une rivale ; c'était la fortune assise au comptoir. Les hommes qui composaient cette nouvelle caste ne parlaient que du peuple et pour le peuple ; du pays et pour le pays. Si l'orgueil et le dédain, la sottise et l'insolence étaient les attributs des hommes à tourelles et à parchemins ; oh ! qu'ils étaient humbles les hommes du comptoir ! c'était alors le bon temps pour la classe industrielle ; alors, l'artisan n'était point dédaigné ; on ne lui reprochait point les besoins factices qu'il se crée dans une grande ville. On lui disait que l'égalité était un don de Dieu ! qu'il devait jouir des délices de cette vie ; que ces délices étaient l'apanage de tous les hommes et non d'une caste privilégiée.

Ah ! que l'homme du comptoir était accessible ! il parlait au simple ouvrier comme d'égal à égal ; alors il ne se croyait point une puissance… il lisait à l'humble artisan les discours populaires des Jars et des Dupin1 ; il lui faisait remarquer les traits d'éloquence de ses coryphées ; alors le financier comme les orateurs, ne pensaient pas qu'un jour… le désir ne manquait pas… mais l'espoir ?... il se réalisa.

L'aristocratie féodale était tombée en décrépitude ; juillet la dispersa de nouveau sans espoir de retour ; et de ces journées immortelles surgit une autre caste qui chassa devant elle les descendans grotesques des Dunois et des Duguesclin, des Byron et des Montmorency. Le peuple crut gagner à ce changement ; il était chaque jour en contact avec les hommes qui composaient la nouvelle aristocratie, et qui, sortis de son sein, devaient se rappeler leur origine, et partant avoir des égards pour leurs semblables. Le peuple se trompa. Le financier et le commerçant, arrivés au pouvoir, ne se souvinrent plus de ces hommes laborieux qui les avaient élevés sur le pavois ; ils dirent : C'est nous qui avons fait juillet et nous l'avons fait pour nous ; le peuple ne doit point profiter de ses bienfaits ; né pour ramper, pourquoi ne ramperait-il pas sous notre domination ? Ouvriers, voulez-vous manger un morceau de pain ? travaillez nuit et jour ; heureux encore que nous vous prêtions notre assistance…

Voilà quel est, depuis leur élévation aux grandeurs, le langage des hommes du comptoir, des hommes autrefois si philanthropes et si populaires ; ils semblent vouloir [3.1]faire regretter le bon temps du servage ; mais l'ouvrier aujourd'hui n'est point le serf de Charles VII ; être pensant, il connaît ses droits ; et s'il gémit accablé de misère, la tête haute, il semble dire aux égoïstes qui l'ont trompé : Regardez-moi ! je suis un homme comme vous, plus un meilleur cœur ; et vous avez beau faire, vous ne détruirez pas le règne de l'égalité.

Notes (L'ARISTOCRATIE DU COMPTOIR.)
1 Charles Dupin (1784-1873), géomètre et ingénieur célèbre, enseignant de mécanique au Conservatoire National des Arts et Métiers, député libéral de Castres (1827-1830) puis à Paris (Xe arrondissement) après les « Trois Glorieuses ». Il avait publié en 1827-1828 un très important ouvrage, Forces productives et commerciales de la France. L’opinion canut l’associera aux valeurs de la nouvelle aristocratie d’argent supportant le régime orléaniste. Lorsqu’il publiera en 1832 Harmonie des intérêts industriels et des intérêts sociaux, dans lequel il tance les insurgés lyonnais de novembre 1831, L’Echo de la Fabrique commentera, « c’est le procès fait par le salon à l’atelier » (L’Echo de la Fabrique, numéro du 26 mai 1833). Il était le frère cadet de André Dupin (1783-1865), grand avocat qui sera nommé procureur général à la cour de cassation en août 1830. Député, homme politique sous la Restauration, il était depuis 1817 un ami proche et un conseiller écouté de Louis-Philippe. En 1830, c’est lui qui apporta l’adresse des 221 députés qui renversèrent le ministère Polignac. Réélu député de la Nièvre en juin 1830 il fut à partir de novembre 1832 président de la Chambre (jusqu’à 1840).

 

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique