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23 septembre 1832 - Numéro 48
 
 

 



 
 
    
 

Sur un article du nouvelliste (suite), et réponse à m. anselme petetini.

Lorsqu?en écrivant dans l?Echo de la Fabrique une réponse à un article du Nouvelliste, je faisais un appel aux hommes éclairés, j?étais loin de me croire assez d?importance pour que ma demande fût aussitôt satisfaite ; mais puisqu?il en est ainsi, et que M. Petetin a bien voulu me faire l?honneur de s?occuper de moi, il me permettra sans doute de lui faire part des idées que m?a suggérées sa lettre, et de lui en expliquer tant bien que mal les raisons qui m?empêchent d?être de son avis sur plusieurs points.

Je suis parfaitement d?accord avec M. Petetin, lorsqu?il affirme que le but unique de la politique et de l?économie sociale doit être l?amélioration du sort moral et matériel des travailleurs, seulement nous différons sur l?emploi des moyens pour y parvenir ; il veut changer les systèmes de gouvernement, et moi je voudrais changer les idées, parce que je crois que les choses sont plus fortes que les hommes, et que tout le problème à résoudre consiste à faire comprendre aux classes élevées de la société que cette amélioration est la conditio sine qua non de leur bien-être et de leur repos futur, et que l?opinion en sera venue à ce point, les gouvernemens s?empresseront de seconder sa direction, d?abord parce qu?ils n?ont aucun intérêt à ce que les peuples soient malheureux, et ensuite parce qu?ils sauront que leur existence est à ce prix.

L?école saint-simonienne a présenté un système qui, au premier aperçu, paraît avoir résolu la difficulté ; cependant, en y réfléchissant, Il me paraît inapplicable, car il est fondé sur un sentiment dont l?existence ne me semble pas bien démontrée. Quand je vois le christianisme et toutes les institutions humaines s?efforçant à l?envi, depuis deux mille ans, de prêcher aux hommes l?amour, la concorde et l?esprit d?association, et qu?après tant d?efforts je vois les hommes se haïr et se diviser plus que jamais, je suis, dis-je, fondé à croire que ces sentimens n?existent pas dans la nature d?une manière absolue.

Je n?ai pas lu les ouvrages de MM. Say et de Sismondi, mais, d?après la brillante analyse qu?en fait M. Petetin, je soupçonne que ce spirituel publiciste penche pour l?opinion de M. de Sismondi, et, à mon avis, il a bien raison ; car si M. Say n?avait eu pour excuse l?époque et les circonstances où l?on se trouvait, qu?aurait-on dû penser d?un homme qui, lorsque « on lui montrait des populations entières mourant de faim par suite de l?invention d?une machine, qui, lorsqu?on lui prouvait que la nécessité de vivre est la première nécessité de tout être, et qu?à aucun prix, même au prix de la révolte et de la dévastation brutale, un peuple laborieux ne pouvait consentir à se laisser tuer par une abstraction libérale et philosophique », n?opposait que l?inflexibilité du principe qu?il défendait ? Que dire aussi de M. Charles Comte1 qui, malgré ses sentimens populaires, vient nous répéter, à vingt ans de distance, en dépit de l?expérience acquise, la même formule, sinon que, de même que les lauriers de Miltiade empêchaient Thémistocle de dormir, de même M.  Comte n?a pas voulu que sa carrière législative s?écoulât [5.2]sans parodier le mot fameux d?un de ses célèbres devanciers : Périsse l?univers plutôt qu?un principe.

Tant que la sphère de développement des machines a été circonscrite dans le cercle étroit de trois ou quatre industries, il a été vrai de dire que le mal qu?elles produisaient ne pouvait entrer en considération avec les avantages qu?on en retirait : tant que cette autre machine à détruire les hommes que l?on nomme la guerre s?est chargée du soin d?absorber tous les bras inactifs, je conçois que l?on n?a pas du s?effrayer beaucoup des résultats possibles, mais éloignés, de leur intervention, parce qu?alors les bras que l?invention d?une machine rendait oisifs dans une profession, trouvaient à s?occuper dans une autre, ou cherchaient dans l?armée un aliment à leur activité ; mais aujourd?hui qu?en nous démontrant son inconcevable puissance, la mécanique menace d?envahir sans exception toutes les professions et même l?agriculture, aujourd?hui que par suite de plus de bien-être, d?une meilleure alimentation, de la découverte de la vaccine, et peut-être aussi de la dissolution des m?urs, la population augmente d?une manière sensible, aujourd?hui que la guerre semble passée de mode : je m?étonne que des esprits élevés, des intelligences supérieures ne se préoccupent pas davantage des dangers que peuvent faire courir à la société une population de quinze à vingt millions de prolétaires poussés par la misère et le désespoir sur les places publiques de nos cités, et demandant à grands cris du travail ou la mort ! Croira-t-on les apaiser avec des souscriptions, des bals, des concerts ?? Non ! tout remède deviendra impossible. Alors, nous avons eu la révolution de l?orgueil, nous aurons la révolution de la faim !?

Et qu?on ne dise pas que j?exagère, que je fais de la déclamation, car je répondrais que l?Angleterre2, pays de machines s?il en fût, en est déjà là, que toutes les années l?on voit à Londres des populations de cent mille individus se réunir par corporations pour aller en processions et bannières déployées présenter des pétitions au parlement : or, si l?Angleterre avec le monopole exclusif du commerce et de la navigation du monde entier, avec ses innombrables colonies, avec une population d?un tiers moins forte que la nôtre, avec une taxe des pauvres de cinq à six cents millions : si, dis-je, l?Angleterre avec tous ses avantages, ne peut venir à bout d?occuper et nourrir ses prolétaires, que ne devons-nous pas craindre ?

M. Petetin m?accuse de pousser à l?hyperbole, et pour preuve, il présente comme incontestables les avantages d?une machine qui permettrait de livrer au commerce un habit pour cinq sous, et de ce fait il déduit la conséquence que cet hiver un plus grand nombre d?hommes seront à l?abri des atteintes du froid. Sans m?arrêter à ce que l?on pourrait trouver d?hyperbolique dans son hypothèse, je prie M. Petetin de me permettre de nier la conséquence qu?il en tire, et voici mon raisonnement : pour que cet habit puisse se livrer à cinq sous, il faut qu?il se soit fait tout seul à la mécanique ; drap, toile, boutons, façon, etc., combien voilà-t-il de professions anéanties pour la seule confection d?un habit, et que deviendront les hommes qui exerçaient ces professions ? ils en prendront d?autres dira-t-on ; et si les machines ont également pénétré dans les autres ? Oh ! cela ne se fera pas dans un jour ; c?est vrai pour l?hiver prochain, mais dans dix ans, dans vingt ans cela ne sera plus vrai, et que fera-t-on alors ?

Maintenant, pour qu?il y ait plus d?hommes à l?abri du froid cet hiver que l?année passée, il faudra que celui qui achètera cet habit soit un de ceux à qui la modicité [6.1]de son salaire n?a pas permis de le faire jusqu?à présent, et comment le fera-t-il si la rage du bon marché et de la concurrence a déjà réduit ce salaire au-dessous des premiers besoins de la vie, en attendant que l?intervention des machines vienne le lui enlever tout-à-fait ? La conclusion de tout ceci est que l?on aura plongé dans la misère trente, quarante, cinquante mille individus, plus on moins, pour l?unique plaisir de vendre un habit au prix de 25 centimes à un homme qui aura 25 000 fr, de revenu, et l?on appelle cela des avantages ! moi j?appelle cela d?affreux malheurs.

J?entends partout dire, il faut pousser à la consommation, il faut vendre à bon marché pour vendre beaucoup ! singulière manière de pousser à la consommation, que d?en tarir les sources dans les 9/10e de la population ! oui, je crois bien que vous vendrez bon marché, mais que vous vendrez beaucoup, j?en doute, car, comment achéterai-je votre habit 25 c., si je n?en ai que 5 dans ma bourse.

De tout ce que j?ai dit précédemment, il résulte qu?un malaise horrible tourmente la société ; que ce malaise prend sa source dans l?état précaire des travailleurs qui, en s?éclairant, s?aperçoivent que leur existence est chaque jour menacée de plus en plus, par la concurrence, l?intervention des machines et l?égoïsme, et qui s?agitent pour écarter d?eux ce cauchemar qui les écrase ; qu?il est urgent, indispensable, d?apporter au plutôt un remède aux maux de cette classe d?hommes intéressans par leur utilité et l?injustice dont ils sont victimes depuis la création, et redoutables par leur nombre et le mépris qu?ils font de la vie. Quel est ce remède ? c?est là le problème à résoudre : M. Petetin le trouve dans des institutions républicaines, et l?appel au pouvoir de toutes les capacités ; malgré toute l?estime que m?inspire son talent, je ne puis m?empêcher de dire que j?ai peu de foi en ce système, parce qu?il suppose les hommes tels qu?ils devraient être et non tels qu?ils sont, et que de plus le principe électif pris dans sa plus grande extension, ne me paraît pas le plus sûr pour faire ressortir les capacités, dans le plus grand nombre de cas l?intrigue y ayant plus de chances que le mérite. Que d?ailleurs un gouvernement composé de capacités sans fortune, se donnerait un air de tyrannie s?il voulait blesser les intérêts des classes riches au bénéfice des classes pauvres.

Le remède consiste donc à mon avis dans la nécessité bien sentie de la part des classes riches, de se dépouiller au profit des travailleurs d?une forte partie de leur superflu, non pour établir une taxe des pauvres comme en Angleterre, mais pour former des ateliers de travaux publics capables de recueillir tous les bras que l?industrie laisserait sans emploi. Ces ateliers seraient exclusivement employés à la confection des routes, chemins de fer, canaux, aux desséchemens des marais, défrichemens des landes, exploitation des mines, à creuser et encaisser les lits des rivières, et généralement tous les travaux qui ne peuvent s?exécuter qu?à l?aide de grands capitaux et d?un grand nombre de bras. J?ignore quels obstacles invincibles s?opposeraient à la réalisation de ce système, car je l?ai envisagé sous tous les points de vue que mon intelligence à pu me fournir ; mais pour couper court à toutes les objections de détail qu?on me pourrait faire, je vais expliquer comment j?en conçois l?exécution.

D?abord, je poserais en principe que la concurrence et l?emploi des machines étant des faits accomplis, il n?y a pas lieu à arrêter leur développement : mais quant à restreindre l?égoïsme, j?y emploirais tous mes efforts, et [6.2]à cet effet, j?établirais également que tout homme qui travaille, a le droit d?exiger que son salaire suffise non seulement à ses besoins de première nécessité, mais encore à un peu de superflu pour qu?il l?emploie à volonté, soit dans les caisses d?épargnes, soit si l?on veut à satisfaire quelques-uns de ces besoins factices, dont on lui fait un si grand crime et qui pourtant sont inhérens à la civilisation actuelle et présentent l?avantage en lui procurant quelques jouissances, de favoriser la consommation et la circulation de l?argent. Comme l?homme qui ne possède que ses bras, ne peut pas voir venir et lutter avec avantage contre celui qui lui marchande son salaire, je dirais, nous avons des lois qui protègent le faible contre le fort ; serait-il impossible d?en faire, qui protégeassent le pauvre contre le riche ? serait-il bien difficile par exemple d?établir une loi, qui chargerait chaque année les conseils municipaux de chaque commune, de fixer le minimum de la journée de travail, au double de ce qui serait strictement nécessaire pour vivre, en ordonnant des peines contre ceux qui, par ruse, captation ou violence morale chercheraient à éluder la loi. Une institution pareille ne serait plus un tarif applicable à une seule profession, ce serait une loi de l?état, une loi d?humanité, une loi de conservation, une loi d?ordre et de sûreté publique ; dès lors on ne pourrait pas dire qu?elle serait contraire à la charte.

Mais, dira-t-on, vous vous plaignez que l?industrie n?emploie pas assez de bras, si vous voulez augmenter les salaires, elle en emploiera bien moins ; cela est vrai, du moins pour les commencemens ; mais alors il y a lieu à appliquer le système dont j?ai parlé plus haut, et je dis : Il est de principe que chaque citoyen doit se dépouiller, au profit de l?Etat, d?une portion quelconque de son revenu, pour obtenir à ce prix la jouissance paisible de sa fortune, la tranquillité de sa vie, la sûreté de son foyer domestique ; or, les besoins de l?époque exigent qu?une portion plus forte soit consacrée à la conservation de ces avantages. D?un autre côté, l?impôt est établi de manière à peser plus fortement sur le pauvre que sur le riche, ce qui n?est pas juste. D?après cela, je désirerais, non que l?on abolît les impôts indirects, attendu que, les salaires étant augmentés, ces impôts deviendraient moins lourds au peuple et plus productifs ; mais que l?on établît l?impôt progressif de manière qu?un homme ne pût jamais posséder plus de cinquante mille francs de revenu. Je désirerais aussi que tout ce qui est revenu, proprement dit, tels que rentes sur l?Etat, argent placé, rentes viagères ou à fonds perdu, appointemens des fonctionnaires publics lorsqu?ils dépasseraient la somme annuelle de la journée de travail, fussent également imposés proportionnellement. J?ignore combien toutes ces choses apporteraient d?augmentation dans le trésor public ; mais je crois que pour atteindre le but, il faudrait, surtout pour le commencement, que cette augmentation s?élevât au double du budget de l?Etat ; maintenant avec cette somme, augmentée successivement de toutes les économies praticables au budget, du fonds d?amortissement, des fonds alloués aux travaux publics, des excédans de revenus que donneraient les améliorations successivement exécutées ; avec toutes ces ressources, dis-je, ne serait-il pas possible au gouvernement d?établir dans chaque département des ateliers publics où chaque travailleur inoccupé serait reçu. Comme il ne s?agirait pas d?obtenir le plus de travail possible avec le moins d?argent possible, mais bien d?occuper d?une manière utile au pays, une multitude d?hommes que la misère et l?oisiveté pourraient rendre dangereux, le prix de la journée pourrait être, à peu de chose près, [7.1]aussi élevé que celui fixé par le conseil de la commune où s?exécuteraient les travaux.

Je ne sais si je me trompe, mais l?établissement de ce système ne me semble pas présenter des inconvéniens insurmontables, ni exiger beaucoup de temps pour sa réalisation. Une session des chambres suffirait, surtout si l?on y mettait de la bonne volonté et un désir sincère d?améliorer le sort des classes pauvres. Quant aux avantages, ils me paraissent immenses et de nature à ne pas craindre les objections sérieuses. Je laisse à chacun le soin de les apprécier ; je croirais faire injure au bon sens public en les énumérant.

Bouvery.

Notes (  Sur un article du nouvelliste ( suite ), et...)
1 Charles Comte (1782-1837), libéral français, gendre de J.-B. Say, sous la Restauration il avait créé avec Charles Dunoyer le journal Le Censeur. Il va publier à Paris en 1832, Procès du ?National?, au sujet des arrestations préventives pour délits de la presse. Plaidoyers de MM. Odilon Barrot, Charles Comte et Armand Carrel. Son Traité de la propriété (1834), constitue une défense du libéralisme économique traditionnel. Bouvery dénonce alors ici la raideur du libéralisme économique que défendent les épigones de J.-B. Say manifestement en échec face aux nouvelles crises économiques.
2 La lutte contre la pauvreté en Angleterre se structure depuis le XVIe siècle autour des poor laws. Les dispositions de 1795 marquent une nouvelle étape importante puisque entre cette date et 1834, a été mis en place un dispositif inédit de revenu minimum plus connu sous le nom de Speenhamland System. Les magistrats qui instaurèrent ce revenu reconnurent à toute famille le droit à une allocation monétaire versée par les pouvoirs publics, dès le moment où les revenus du travail étaient jugés insuffisants pour pouvoir vivre et entretenir une famille. Le plus souvent, ce revenu familial minimum, qui devait être indexé sur le prix du blé, semble davantage avoir fonctionné comme une sorte de secours aux malades et aux chômeurs plutôt que comme une allocation universelle, cf. Alain Clément, « Pauvreté et ordre économique dirigé - l?expérience du revenu minimum en Angleterre (fin XVIIIe ? milieu XIXe siècle) », R.E.C.M.A. n° 283, février 2002.

 

 

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