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7 octobre 1832 - Numéro 50
 
 

 



 
 
    
 DES MACHINES DANS L’INDUSTRIE,

en réponse a m. bouvery.
Par M. Anselme Petetin.
Au Rédacteur.

Monsieur,
M. Bouvery réplique dans le dernier n° de l’Echo, à la réponse que j’avais faite à son premier article, sur l’intervention des machines dans l’industrie. Cette réponse est conçue en termes si bienveillans pour moi que je n’hésite pas à soumettre de nouvelles observations relatives au même sujet, soit à M. Bouvery, soit à cette partie du public qui s’occupe de matières industrielles. – Il me semble que les lecteurs verront en ceci, Monsieur, autre chose qu’une polémique personnelle : c’est une discussion dont le fond est de la plus haute importance et à laquelle les hommes éclairés et amis du progrès populaire ne peuvent rester indifférens.

[6.1]Il y a une foule de sujets tout aussi élémentaires qui sont jusqu’ici demeurés obscurs, parce qu’ils n’ont point été soumis au flambeau de la discussion publique, et le temps où l’administration devra être bâsée sur l’intérêt du plus grand nombre, est je l’espère, assez proche pour que nous devions songer à faire passer dans les esprits ces doctrines politiques et économiques, cette sorte de crèdo social qui doit être la base des régimes de l’avenir.

La question des machines en particulier, mérite d’autant plus cet examen solennel que sa solution renferme le sort futur de la civilisation industrielle. Entendue dans le sens que je lui donne, elle assure à la fois le repos et le progrès des classes laborieuses, elle prévient cette révolte de l’ignorance et de la faim, dont la France et l’Angleterre ont eu de si terribles exemples. – Résolue dans le sens de M. Bouvery, elle laisse au sein des populations industrieuses un germe de défiance et d’irritation, que le moindre perfectionnement mécanique, que des innovations nécessaires feraient certainement fermenter et grandir, jusqu’à d’horribles catastrophes.

Tels sont, en réalité, les deux termes de cette question. – Les machines sont-elles utiles ou nuisibles aux intérêts des masses ? – Si nous ne parvenons pas à démontrer qu’elles sont en thèse générale, non-seulement utiles mais indispensables au bien-être des classes les plus nombreuses et les plus pauvres, et que les inévitables inconvéniens qu’elles entraînent après elles proviennent uniquement des vices d’un, gouvernement où toute l’influence est livrée aux oisifs, il est clair que le peuple devra se révolter contre toute machine nouvelle, et détruire par la force brutale cet instrument d’un intérêt égoiste qui vient affamer des cités entières. – La conséquence est horrible, mais rigoureuse.

Avant d’essayer de répondre à M. Bouvery, je dois déclarer que j’ai trouvé son argumentation un peu confuse et qu’il m’est assez difficile d’en découvrir les liaisons : c’est moi, sans doute, qu’il faut en accuser, car si j’avais mieux posé mes raisonnemens il n’aurait pas manqué de les suivre dans leur enchaînement logique.

Quoi qu’il en soit, au point où en est la question, il me paraît qu’elle se divise en deux branches : la première toute industrielle, la seconde qui touche à la politique organique. – Je vais les examiner toutes deux.

A l’égard de la première, je dirai que M. Bouvery n’a pas assez nettement distingué la production de la consommation. Il confond évidemment l’une avec l’autre, et néglige le seul moyen qui puisse conduire à un résultat clair et positif, qui serait d’étudier le résultat général des machines d’un côté pour la production, de l’autre pour la consommation ; en d’autres termes, pour les producteurs et pour les consommateurs.

Il y a deux manières d’arriver à connaître ce résultat : – Premièrement en recherchant ce que fais de bien ou de mal dans la société une machine nouvelle, sans compliquer la question des effets d’autres machines dans les différentes industries. En second lieu, de se placer tout d’un coup au point de vue extrême ; de se figurer la mécanique poussée à sa dernière perfection dans toutes les industries, et de se demander quel serait alors l’état de la société laborieuse.

On remarquera que je néglige complètement tous les petits avantages accessoires que je pourrais trouver dans des aperçus de détails. Que je n’examine pas, par exemple, s’il est vrai, comme le suppose M. Bouvery, qu’une machine nouvelle jette réellement sur pavé grand nombre d’ouvriers : s’il n’est pas probable, au contraire, [6.2]comme le soutient l’école de Smith et de M. Say, que le bon marché des produits accroit à tel point la consommation que presque toujours une industrie perfectionnée prend aussitôt un développement qui lui permet d’occuper beaucoup plus de bras, tout en simplifiant la main d’œuvre. – Si, comme je l’ai démontré dans ma première lettre, les désastres de plusieurs de nos industries, comme ceux de la rouennerie, et des étoffes de coton, n’ont pas été causés par l’incurie du gouvernement, lequel, sans s’inquiéter de l’immense activité portée tout-à-coup sur cette industrie, ne prit aucun soin ni d’en modérer l’excès par des mesures directes d’administration ; ni de pousser et dessimuler d’autres industries, dont les travailleurs arrièrés n’avaient pas assez de produits à offrir en échange de cette masse énorme de tissus, à quelques bas prix qu’ils fussent descendus par la concurrence illimitée ; qui ne s’occupât nullement, par exemple, de perfectionner l’agriculture, afin que les paysans pussent acheter ces étoffes qu’on leur offrait à si bon marché, et qui restaient dans les magasins faute de moyens d’échange dans la main de ceux à qui elles étaient destinées.

Il vaut mieux aller tout droit au fond de la question par les deux thèses que je viens d’indiquer. – Elles dégagent le problême de tous ses termes obscurs et le résolvent dans toute sa rigueur.

Qu’arrive-t-il quand une machine nouvelle s’introduit dans l’industrie ? Une chose facile à découvrir, si l’on veut laisser de côté toute préoccupation étrangère, si l’on s’en tient à ce point unique, sans s’inquiéter de ce qui peut arriver ailleurs, par l’effet d’autres machines dans d’autres branches de l’industrie.

Il arrive, tout simplement, comme je l’ai dit dans ma première lettre, que la masse des consommateurs gagne toute la différence entre le prix ancien et le prix nouveau, établi par le perfectionnement mécanique. Il est vrai qu’une partie des travailleurs, précédemment occupés par cette industrie, retomberont à la charge de la société, jusqu’à ce qu’elle ait trouvé à les employer ailleurs, et c’est ici que l’idée des ateliers publics réclamés par M. Bouvery, doit recevoir son application.

Ce qu’il importe de constater, c’est l’avantage que la machine nouvelle apporte à la masse sociale : or, il est certain, et M. Bouvery ne le nie pas, qu’il serait fort heureux pour tout le monde que le prix d’un habit fût réduit à cinq sous, car tous seraient par là garantis du froid, et tous auraient moins de travail et de fatigue pour se procurer ce vêtement, il resterait à tous plus de temps, soit pour se procurer d’autres élémens de bien-être, par exemple, les lumières intellectuelles, ou plus de loisir pour le repos et le plaisir qui, encore une fois, est aussi pour l’homme un besoin de première nécessité.

M. Bouvery est embarrassé de savoir comment les consommateurs se procureront même cette faible somme de cinq sous, si toutes les industries admettent les machines, et laissent ainsi sans emploi la majeure partie des bras. – Cet argument est évidemment celui sur lequel il compte le plus ; je conçois qu’il soit difficile à réfuter si l’on se jette dans le calcul infini des influences réciproques de la production et de la consommation, du salaire et de son emploi.

Cependant, si au lieu de suivre, à travers tant d’obstacles et d’obscurités, l’effet d’une machine sur une classe de travailleurs, puis d’une autre machine sur d’autres travailleurs, et enfin de mille machines sur mille industries et sur des millions de salaires et de consommateurs ; si au lieu de s’engager dans cet abîme de chiffres et de fractions, on va droit au dernier [7.1]résultat ; si l’on fait comme dans une dernière équation algébrique la somme de tous ces termes épars. Si l’on totalise la double influence dont nous cherchons les effets, on arrive à une proposition qui éclaircit tous les doutes et produit un dernier résultat, dont la frappante évidence doit convaincre tous les esprits.
(La suite au prochain numéro.)

 

 

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