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28 octobre 1832 - Numéro 53
 
 

 



 
 
    
SUR l?EGLISE FRANÇAISE

de l?abbé chatel

Je pense comme vous, monsieur, que l?église schismatique fondée par l?abbé Châtel a des chances de réussite, mais j?ai peine à croire que son existence ait quelque durée : ce sera un court épisode dans l?histoire ecclésiastique ; épisode, néanmoins d?une haute portée, en ce qu?il peut devenir la cause médiate d?un rappel à l?orthodoxie !

Au premier abord ceci est paradoxal, car c?est dire que de la désunion résulte l?accord, et des schismes l?unité religieuse ; mais examinez bien ce qu?est en elle-même cette nouvelle église, quels sont ses rapports avec l?église catholique, apostolique et romaine, et avec les principales sectes entre lesquelles les chrétiens schismatiques [6.2]se divisent, et que je désigne sous cette dénomination unique et générale, le protestantisme.

Il y a quelque chose de nébuleux, d?indéterminé, dans les croyances spéciales de l?église Châtel, ou plutôt cette église n?a rien de spéciale, ses croyances, ses erreurs ne lui appartiennent nullement : elle tient de l?église de Rome ce qu?elle enseigne d?orthodoxe ; elle tient de Luther, de Calvin, de l?église anglicanne, ce que Rome réprouve. Pas assez protestante pour un luthérien ou calviniste, pas assez catholique pour le catholique apostolique et romain, c?est un juste-milieu prélatiste presbytérien et cordialement anti-papiste, à peu près comme on est quasi-légitimiste, quasi-républicain, mais franchement anti-henriquinquiste.

Le chrétien catholique, apostolique et romain base sa croyance, sur ce qu?il appelle le symbole des apôtres ; il règle la pratique de ses devoirs religieux sur l?approche des sacremens ; ses rapports avec le monde moral et plus d?une fois avec avec le monde physique résultent de ce qu?il appelle les commandemens de Dieu et de l?église. Je ne peux m?empêcher de dire ici, quoique je sorte un peu de mon sujet, que le vrai chrétien est d?autant plus homme d?honneur et fidèle aux engagemens qu?il contracte, que ceux-ci reposent plus positivement sur les droits du prochain formulés dans le décalogue, mais revenons à l?abbé Châtel.

Il ne paraît pas que l?abbé Châtel rejette aucun article de foi du symbole, aucun sacrement ; il regarde tout le décalogue comme obligatoire. Sur ces trois points, sa doctrine est donc celle de l?église romaine. Voyons ce qu?il a de propre, du moins ce qu?il donne comme tel.

1° Il rejette, dites-vous dans votre article, le droit divin ; entendons-nous, et d?abord où le place-t-on, ce droit divin ? Dans la divinité même, il serait absurde de le contester si c?est là ; chez les hommes, il est tout aussi ridicule de le croire chez le peuple que dans le plus petit cerveau de roi possible. Ce n?est donc point dans le monde politique et tout humain qu?on le doit ni supposer ni chercher, mais dans le monde moral, religieux. Or, malgré qu?on en ait, ce droit y surgit de toute sa puissance, c?est le seul d?ailleurs qui soit là ; car, si la religion n?a et ne peut avoir pour objet qu?un commerce intime et réciproque entre l?homme et Dieu, le premier effet qui résulte de ce commerce c?est la révélation, c?est la manifestation de la divinité elle-même à sa créature ; et la révélation que pourrait-elle lui apprendre, sinon les droits de Dieu, les devoirs religieux de l?homme. Le droit divin existe quelque part. M. Châtel n?en veut point au nom des rois, c?est très bien ; beaucoup d?autres avant lui l?ont dit, je pense ; mais M. Châtel, pour ne pas vouloir ce qui en effet n?est pas raisonnable, se garde bien sans doute, de rejeter ce qui est nécessaire, il ne veut pas plus nier le droit divin à la divinité, que la révélation à la religion chrétienne.

2° Il rejette l?infaillibilité du pape et des conciles, vous le dites encore. Voila qui est plus grave : mais quelle est, quant à l?infaillibilité du pape, la doctrine de Rome ? Le pape, de son libre arbitre, prononce sur telle doctrine qui lui paraît éronée ou dangereuse, et le fidèle doit se soumettre à cet arrêt. Cela signifie-t-il que l?arrêt ne puisse être éroné ; ou en d?autres termes, la décision du pape est-elle un article de foi ? Examinons : la tradition la plus ancienne nous apprend que lorsqu?il s?agit d?une question, dont la solution importe à la chrétienté, le chef de l?église consulte d?abord les dignitaires ecclésiastiques de Rome, convoqués en sacré [7.1]collége, que, s?il reste quelque incertitude, il soumet la question isolément à chaque évêque de la chrétienté, pour obtenir ce qu?on appelle le témoignage de l?église dispersée ; mais si le fauteur de la question s?obstine, alors le pape convoque tous les évêques en assemblée générale, laquelle assemblée prend le nom de concile. Or, il est souvent arrivé que la décision du pape a été réformée, soit par le sacré-collége, soit par le témoignage de l?église dispersée, soit par les conciles généraux ou écuméniques. Que devient dès-lors la querelle qu?on a fait à l?église catholique, apostolique et romaine sur l?infaillibilité du pape ? D?autant mieux que dans toutes les circonstances graves, c?est l?église elle-même qui a prononcé et non le pape isolément.

Quant à l?infaillibilité des conciles, c?est toute autre chose : que M. Châtel n?ait nulle foi aux conciles provinciaux, d?accord ; les pontifes les plus éclairés les ont blamés, les hommes qu?à juste titre l?église regarde comme ses oracles, en ont signalé les abus, enfin l?église a été unanime pour les interdire ; mais quant aux conciles écuméniques, le brigandage d?Ephèse excepté, leurs décisions sont des arrêts de foi et sans appel ; on ne peut admettre de croyance contraire sans hérésie. Si c?est là le cas de M. Châtel, il vient un peu tard, Luther, Calvin étaient avant lui.

3° Il supprime le jeûne et l?abstinence ;

4° Il permet le mariage aux prêtres ;

Vous conviendrez que tout cela ne vaut pas la peine de faire un schisme, ou tout au moins qu?il n?y a rien de par là que des sectaires n?aient dit et fait avant l?abbé Châtel. Cependant, je crois pouvoir vous engager à vérifier les faits relatifs au mariage des prêtres, et vous verrez, monsieur, qu?il n?est pas exact de dire que dans la primitive église les prêtres eussent la faculté de se marier : il est fréquemment arrivé que des hommes mariés reçussent les ordres, et alors ils se faisaient un devoir de ne point cohabiter avec leurs femmes. Quelques exemples isolés ne sauraient faire preuve contre un usage continuel, et si l?on excipe du concile, où la question du célibat des prêtres devint un article rigoureux de discipline, pour supposer que dans les temps primitifs le mariage des prêtres était toléré, je dirai que c?est tirer une conséquence étrange ; les usages font les lois, et ce ne sont point les lois qui font les usages.

5° Enfin, l?abbé Châtel préfère l?usage de la langue vulgaire à celui d?une langue morte pour la célébration des offices, d?accord, mais dépéchons-nous à traduire un peu mieux les psaumes, les hymnes, les strophes, etc., etc., car pour le plus grand nombre des fidèles la traduction est tout aussi inintelligible que le texte latin.

Je pense qu?il est assez clairement établi que l?église de M. Châtel n?a absolument aucun caractère ; mais comme cet état n?est que transitoire, il durera peu ; il faudra, malgré la messe et la confession, qu?elle opte pour le protestantisme. Et alors, surgira la grande question : l?amitié de foi et de communion ; et alors surgira la nécessité d?une hiérarchie ecclésiastique et de l?établir. Comment le faire s?il n?y a point d?origine dans les pouvoirs. Car M. Châtel est prêtre, mais de l?église romaine ; et du moment qu?il tend vers un autre but et se jette dans un ministère, pour les fonctions duquel il n?a reçu nul caractère, nul investiture, je le demande, qu?est-il, que peut-il ?

M. Châtel répète le rôle de Luther ou de Calvin ; lorsque ces hommes remarquables parurent, on était plutôt [7.2]disputeur que logicien, raisonneur que raisonnable : aujourd?hui ce n?est plus cela ; aussi les gens sensés, et ils sont nombreux, réfléchiront ; la lumière brillera, les choses seront remises en question, on discutera sans aigreur, sans fanatisme, et nul doute que l?orthodoxie l?emporte : l?avenir dira, selon ces prévisions, que M. Châtel, tout en pensant fonder une église nouvelle, a ramené le protestantisme dans le sein de l?église romaine.

Adol. St-Eve1.

Notes (SUR l?EGLISE FRANÇAISE)
1 Adolphe St-Eve, employé de bureau, en particulier au Mont-de-Piété, avait été l?un des principaux membres, auprès de Lacombe, du gouvernement provisoire mis en place à l?Hôtel-de-Ville par les Volontaires du Rhône en novembre 1831. Il était l?un des rédacteurs de La Glaneuse.

 

 

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