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4 novembre 1832 - Numéro 54
 
 

 



 
 
    
 QUESTION D’ORDRE PUBLIC,1

a l’usage des capitalistes.

[7.1]Examen de cette question. – « Le notaire qui a conseillé un prêt à son client, et qui a ensuite reçu l’acte, est-il responsable de la validité de ce prêt ? »

Il semblerait qu’il suffit d’énoncer cette question pour la résoudre affirmativement ; la raison dit oui, mais la jurisprudence dit non.

Le Journal des Notaires (t. 43, p. 151, 9e cahier, art. 7828 ; septembre, 1832.) examine cette question, et après avoir posé en principe que « le notaire par le conseil duquel un prêt au placement de fonds a eté fait, n’est sujet à aucun recours en garantie. » Il ajoute que cette proposition a été consacrée par deux arrêts de la cour suprême et de la cour royale de Paris, des 25 août 1831 et 22 mai 1832, et qu’elle vient d’être encore admise par un arrêt de cette dernière cour, en date du 16 août 1832, dans l’espèce suivante :

« Le sieur Lucet, par acte du 8 février 1826, reçu Narjot, notaire, prêta aux sieur et dame Bonnesœur, une somme de 7,000 fr. La femme Bonnesœur subrogea le sieur Lucet à son hypothèque légale sur les biens de son mari ; mais cette subrogation était nulle, la femme Bonnesœur étant mariée sous le régime dotal. Il en est résulté pour Lucet une perte de 4,000 fr. ; sur l’action en garantie intentée par lui contre Narjot, ce dernier prétendit n’être pas un mandataire responsable, mais seulement avoir conseillé le prêt et n’avoir reçu aucun émolument. Malgré cette défense, il fut condamné par jugement du tribunal civil de la Seine, du 13 mai 1831 ; mais par l’arrêt précité de la cour d’appel, du 16 août dernier, il a été renvoyé d’instance. »

Il est un axiome au palais, res judicata proveritate habetur (la chose jugée est tenue pour la vérité) ; si cette maxime veut dire qu’il n’y a point de remède contre un mal consommé, c’est juste, mais il ne fallait pas revêtir d’une expression pompeuse une pensée triviale, si au contraire… Mais alors nous dirons qu’elle n’a été inventée que pour débarrasser les hommes d’affaires des plaintes des cliens. On ferme la bouche à ceux-ci, en leur disant, de quoi vous plaignez-vous, il y a jugement, et la chose jugée, c’est pour nous la vérité. Mais le journaliste ne s’arrête pas devant une pareille fin de non recevoir. Il juge à son tour ceux qui ont jugé, et traduit les tribunaux eux-mêmes devant un qui leur est supérieur à tous, celui de l’opinion publique, et nonobstant la maxime précitée, le jugement de première instance est préférable à celui d’appel.

Quelque chose de plus fort qu’une mauvaise action, c’est l’apologie qu’un homme de sang-froid ose en faire. Quelque chose de plus fort que l’arrêt de la cour de Paris, ce sont les réflexions du rédacteur du Journal des Notaires. Nous allons les transcrire pour l’édification de nos lecteurs.

« Un notaire n’est responsable que des formes, intrinsèques de l’acte (celles constitutives de l’authenticité), il ne peut être recherché pour des fautes de rédaction qui auraient été préjudiciables aux parties. Même l’erreur contre le fond du droit ne constitue pas une faute lourde qui compromette sa responsabilité.

« Si le système qui sert de base à ces actions (les actions de garantie des cliens trompés contre le notaire qui, soit par incapacité, soit par erreur, soit [7.2]par connivence, a compromis leur fortune) pouvait prévaloir, la responsabilité des notaires, n’aurait plus de bornes ; des placemens de fonds faits par leur conseil, on pourrait l’étendre à toutes les questions auxquelles la confiance des parties les appelle à concourir ; cette confiance ne serait plus pour eux qu’une source d’inquiétude ; ils devraient la repousser comme un piège tendu à leur bonne foi, et s’empresser de se dépouiller de l’attribution la plus honorable pour eux et la plus utile à la société, celle de conseil des parties.

« C’est comme une personne privée que le notaire donne aux parties le conseil de faire telle ou telle opération, sa personne publique ne se montre qu’au moment de la réception de l’acte qui réalise l’opération, et auquel les parties veulent imprimer le caractère de l’authencité. »

Que d’erreurs ! que de sophismes ! Simple légiste, je prends la liberté grande de les réfuter. Et d’abord je me permettrai de rire de cette distinction du notaire, donnant d’abord un conseil comme personne privée, et venant ensuite comme fonctionnaire recevoir l’acte, fruit et résultat du conseil qu’il a donné. Si c’est une plaisanterie, elle est bien mauvaise, elle me rappelle l’anecdote de ce bailli de village, qui était en même temps perruquier, et qui, lorsq’on frappait à sa porte, mettait la tête à sa fenêtre pour s’informer si l’on avait affaire à monsieur le bailli ou au perruquier et suivant la réponse il descendait en costume différent. A son exemple, le notaire devra avoir bien soin de demander au client qui entre chez lui : « Est-ce à ma personne privée que vous vous voulez avoir à faire, ou à ma personne publique. » Et pour éviter toute équivoque je lui conseille d’adopter, comme notre bailli, un costume analogue.

Cessons de plaisanter dans une matière aussi grave. J’en appelle à la bonne foi publique. Un homme simple apporte ses économies, la dot de ses enfans, chez un notaire, en le priant de lui procurer un placement par hypothèque. D’où lui vient donc cette confiance ? Du caractère public de l’homme auquel il s’adresse. Le notaire garde plus ou moins long-temps l’argent dans la caisse, et lorsqu’enfin il a trouvé un placement, il traite avec l’emprunteur pour ses honoraires, qui sont ordinairement de 20 fr. par mille ; il fait appeler le prêteur et l’acte se passe sous la foi de l’examen que le notaire a dû faire de la solvabilité de l’emprunteur, de la validité du prêt. Dira-t-on le contraire, je ne pas un démenti. Et l’on voudrait soustraire le notaire à une responsabilité légale. Il y a de l’infamie à oser l’avouer, de l’audace à le demander en justice.

Je m’empare de la distinction comique, faite tout à l’heure, et je dirai dans un sens plus vrai : oui, il y a deux personnes dans le notaire : le fonctionnaire et l’agent d’affaires. Là est le mal. Sondons la plaie pour en découvrir le remède. Comme fonctionnaire public, le notaire ne doit être responsable que des formes intrinsèques de l’acte, mais il ne faut pas qu’à cette qualité honorable, indispensable à la société, il ajoute celle plus obscure, mais aussi plus lucrative, d’agent d’affaires, et il l’est chaque fois qu’il conseille au prêt, qu’il opère la vente d’une propriété, etc. Je répondrai donc au rédacteur du Journal des Notaires : Les notaires doivent s’empresser de se dépouiller d’une attribution que je suis bien loin de regarder comme la plus honorable pour eux, et la plus utile à la société, celle de conseil des parties. Ils doivent laisser aux agens d’affaires le soin, de mettre en rapport les prêteurs et les emprunteurs, [8.1]les vendeurs et les acheteurs ; aux avoués et avocats, le soin d’examiner la validité des emprunts et des ventes ; eux ne doivent que sanctionner la volonté des parties en présence de leurs conseils et agens respectifs ; la tête plus libre, parce qu’elle sera débarrassée de toute question d’argent, ils pourront à loisir formuler leurs actes, et les droits des parties ne seront plus compromis avec une légèreté coupable, lors même qu’elle serait pure de tout esprit de cupidité ! L’ordre rationel sera suivi ; mais si le notaire veut cumuler des attributions diverses et distinctes, qu’il en supporte tout le poids. Qu’après avoir induit en erreur l’honnête et crédule client, il ne vienne plus se draper devant lui dans le manteau de l’inviolabilité du fonctionnaire.

Mais c’est ainsi que marche le privilége. D’abord, sous un prétexte d’ordre public, il s’impose comme garantie aux intérêts privés, et lorsqu’il a reçu du législateur abusé la sanction dont sa cupidité a besoin, il retire et dénie aux intérêts privés la protection qu’il leur avait fallacieusement promis. C’est ainsi par exemple, que sous prétexte de régulariser la défense, l’avoué a créé un monopole à son profit et en est venu au point de regarder quelquefois dans les affaires majeures, le client comme étranger à sa propre affaire ; c’est ainsi que de la tolérance de la loi à le regarder comme mandataire, il s’est dispensé d’exiger un mandat écrit, et s’est substitué à la partie elle-même en la dispensant de l’assister à l’audience, comme la raison le voudrait.

Les priviléges existent, mais ils doivent jusqu’à leur suppression prochaine être restreins dans les bornes les plus étroites possibles.

Dans mes articles sur l’égalité sociale, j’ai donné au notaire comme fonctionnaire, la place qu’il doit occuper dans la hiérarchie ; il faut que le législateur l’empêche d’en descendre pour embrasser une profession quelconque. L’anomalie est par trop choquante.

Mais si d’un côté l’abus doit prévaloir, si le notaire continue à empiéter sur la profession d’agent d’affaires ; s’il veut à son tour donner des conseils comme avoué ou avocat, qu’il accepte une responsabilité d’autant plus grande, qu’il trompe la foi publique, ou bien le bon sens du peuple fera justice, et cette sentence sera le résultat des arrêts qui renverront d’instance les notaires.

Il ne faut confier aucuns fonds aux notaires pour en faire le placement, mais ne se rendre chez eux que pour donner l’authenticité nécessaire aux actes de prêt dont on sera convenu hors leur présence.

Marius Ch....g.

Notes ( QUESTION D’ORDRE PUBLIC,)
1 L’auteur de ce texte est Marius Chastaing d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).

 

 

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