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25 novembre 1832 - Numéro 57
 
 

 



 
 
    
 De la nécessité d’une jurisprudence

au conseil des prud’hommes.

Des questions de convenance qu’on approuvera ont mis fin brusquement à la polémique que nous avions soulevée contre MM. les prud’hommes chefs-d’atelier. A une réponse de leur part, plus acerbe à la forme qu’au fond, et qui même sans nous effleurer comme journalistes, nous indisposa comme amis, nous répondîmes avec trop d’emportement ; aujourd’hui que rien ne nous y force, nous croyons devoir reconnaître notre tort.

Au point où était amenée la discussion, si nous l’eussions continuée, une collision fâcheuse était imminente. D’ailleurs, que dire à des hommes dont nous connaissions la pureté des intentions, l’énergie même, à des hommes qui se trompaient, nous en avons l’intime conviction ; mais de la meilleure foi du monde. Nous avons préféré attendre, persuadés que le temps nous donnerait raison, disposés d’ailleurs, si nos prévisions ne se réalisaient pas, à nous en féliciter nous-mêmes les premiers. Le temps a marché, et avec lui la solution de la question est arrivée. Il a prononcé entre MM. les prud’hommes et nous, aujourd’hui nous recueillons le fruit de notre modération. Les yeux sont dessillés, et si l’amour-propre récalcitrant a empêché MM. les prud’hommes de nous dire vous aviez raison ; la franchise habituelle de leur caractère ne leur a pas permis de répondre, lorsqu’après l’audience du 15 de ce mois, nous leur avons dit, ironiquement il est vrai : Eh bien ! messieurs, voila donc votre jurisprudence qui devait être immuable. Et lorsque nous avons ajouté : Qui vous répond que demain le conseil ne jugera pas dans un seul différent toutes les questions qui lui seront de nouveau soumises. Ils n’ont encore eu qu’un silence pénible pour eux, à nous opposer. Nous n’abuserons pas de notre avantage, et puisqu’on n’a pas voulu marcher avec nous, nous marcherons seuls, nous marcherons sans crainte, car nous n’oublions pas, nous, que nous sommes l’Echo de la Fabrique, c’est-à-dire, un journal représentant, non pas telle ou telle opinion, mais les intérêts de huit mille chefs-d’atelier, et de quatre-vingt mille ouvriers.

Cette digression était nécessaire, nous allons maintenant aborder la question que nous avons posée en commençant cet article ; et pour en faciliter la discussion, nous allons rapporter sommairement ce que nous avons dit dans nos articles sur le conseil des prud’hommes (Voyez nos 49 et 50.)

Nous avons dit que l’intervention dans le conseil des prud’hommes chefs d’ateliers était paralysée :

1° Par le défaut d’élection des prud’hommes étrangers à la fabrique de soierie ; 2° par le défaut de concours [2.2]de tous les justiciables du conseil, autres que les ouvriers en soie, à la nomination de leurs prud’hommes ; 3° par l’injustice résultant du nombre supérieur de prud’hommes négocians à celui de prud’hommes chefs d’ateliers ; 4° par le vote inconvenant des prud’hommes étrangers à la fabrique de soie, dans les questions spéciales qui la regardent ; 5° par l’adjonction et le vote illégal des suppléans ; 6° enfin, par le défaut d’harmonie résultant de la dissémination des prud’hommes.

Messieurs les prud’hommes chefs d’ateliers, dans leur réponse (voyez l’Echo n° 51), ne crurent pas devoir dire un mot de ces diverses causes qui, nous en sommes sûrs, sont les seules qui les ont empêché de faire tout le bien qu’ils espéraient ; ils pensèrent devoir respecter servilement des convenances que nous comprenons sans les approuver. Mais comme nous leur avions indiqué pour remède l’appui de la presse et une communication directe avec leurs collègues, ils nous répondirent d’abord sur le ton de l’ironie : « Vous êtes orfèvre, M. Josse, et ensuite, d’une manière plus spécieuse que solide,

Aurions-nous dû, nous municipes de paix, rallumer des brandons de la discorde dans notre cité ?… Faut-il traduire toutes les questions en provocations à la guerre civile ? Faut-il faire décider sur la place publique toutes celles que des intérêts divers empêchent de concilier à l’instant. Eh bien ! oui, nous n’avons pas eu ce courage, osez nous en faire un crime.

Ce n’était pas là répondre, mais bien éluder la question ; quel avait été notre but, dans ces diverses énumérations ? de fournir des excuses à MM. les prud’hommes ouvriers ; car, nous sommes convaincus que les prud’hommes-négocians n’auraient refusé aucune amélioration si les prud’hommes chefs d’ateliers les avaient exigées à l’époque même de leur installation, et comme condition de leur assistance aux opérations du conseil qui allait siéger. Mais, citoyens paisibles et méticuleux, ils ont oublié qu’ils avaient affaire à des hommes qui, pour la plupart, ont dit à l’époque du tarif : Consentons-le, sauf à le laisser tomber en désuétude. Paroles machiavéliques auxquelles on doit les tristes journées de novembre. Avec ces hommes, il ne fallait pas louvoyer, mais parler franchement. Avec ces hommes, on devait être persuadé qu’ils feindraient de céder au vœu de la majorité de leurs justiciables, jusqu’à ce qu’ils crussent pouvoir lui imposer leurs volontés arbitraires ?

Ainsi, par exemple, la première nécessité était l’établissement d’une jurisprudence fixe pour décider, d’une manière uniforme toutes les questions qui se présenteraient. On ne saurait en nier l’importance. Elle est universellement sentie. La jurisprudence se forme de trois manières : par l’usage, par l’autorité législative, et par les arrêts des tribunaux.

L’usage a force de loi lorsque l’autorité du législateur n’intervient pas pour le modifier, et lorsqu’elle intervient, c’est elle seule qu’il faut consulter, elle seule à qui il faut obéir. Le mérite du législateur est donc de savoir coordonner sa volonté éclairée à celle quelquefois abusive de l’usage, afin de froisser le moins possible les mœurs, et rendre l’obéissance d’autant plus facile. Quant aux arrêts qui forment aussi la jurisprudence, nous devons dire qu’émanés d’une volonté subalterne, ils n’ont pour eux ni la sanction légale de la loi, ni celle morale de l’usage, ils sont bons pour ceux qui les obtiennent ; maxime devenue triviale au palais, mais bonne à rappeler ; ils sont, abstractivement parlant, bons ou mauvais ; partant sujets à la discussion, aux commentaires, à la volonté, au caprice, aux circonstances, et ils peuvent toujours être [3.1]réformés, ils ne lient même pas le tribunal qui les a rendus.

Dans cette occurence, la nécessité d’une jurisprudence fixe étant démontrée, que fallait-il faire ? Quel mode pouvait-on prendre ? Un seul : compulser les usages, et les réunissant leur donner force de loi. En un mot, faire un code des ouvriers en soie, puisque les législateurs perdus dans les hautes régions gouvernementales, avaient oublié de s’occuper de cette classe de la population ouvrière. Ce code devait être l’ouvrage des nouveaux prud’hommes. Nous avons donc eu raison de dire qu’ils n’ont pas compris leur mission.

A la différence des juges civils et commerciaux auxquels il est défendu de prononcer par voie réglementaire, les prud’hommes devaient se poser législateurs, ils en avaient le droit ; voici la raison : Les juges sont institués pour appliquer une loi écrite, les prud’hommes n’en ayant pas étaient donc obligés d’en établir une ; c’est à dire de régulariser et fixer celle résultant de l’usage habituel. Il y a mieux, les juges consulaires ont le droit d’enquête et d’appliquer la loi de l’usage dans les cas où la loi écrite est muette ; ils se font exhiber ce qu’on appelle un parère, c’est à dire consulte, et alors ils jugent ex æquo et bono. Les prud’hommes voyant l’absence d’une loi écrite, devaient s’enquérir et faire rédiger des parères. En effet le juge est la loi vivante ; là où il n’y a pas de loi il ne saurait y avoir de juge. Un jugement ne peut être que l’application d’une loi, produit de la volonté législative ou de la coutume, il faut donc une loi préexistante, autrement le jugement serait un effet sans cause.

Ces observations posées, on voit tout d’abord la faute grave commise par les prud’hommes. Incertains de l’usage, faute de s’en être officiellement et légalement enquis, privés d’une loi écrite, ils ont cherché et cru établir par des jugemens la jurisprudence à suivre. Ils n’ont pas réfléchi que leurs décisions ne pouvant profiter qu’à ceux au profit desquels elles seraient rendues, étaient sans force dans l’avenir et souvent même n’avaient qu’une existence précaire, étant rarement transcrites sur le plumitifi du greffier. Cette donnée était d’autant plus fausse que les jugemens se rendent à la majorité des suffrages variables de leur nature ; et là se représentent les motifs que nous avons indiqués ci-dessus, de l’infériorité de la volonté des prud’hommes chefs d’atelier. Physiquement en minorité, ils devaient être convaincus que la majorité ne leur cèderait jamais que pour reprendre dans un temps plus opportun ce qu’elle aurait abandonné. C’est ce qui est arrivé dans la question des tirelles (voy. l’Echo n° 56, séance des prud’hommes), c’est ce qui arrivera dans toutes celles qui se représenteront, plus tôt ou plus tard, mais lorsqu’on croira pouvoir le faire impunément.

Nous sommes pressés de conclure : que devaient faire les prud’hommes ? Après avoir rédigé par écrit le code des ouvriers en soie, ils devaient le présenter à leurs collègues, et sans en faire une question de vote dans laquelle ils auraient infailliblement succombé, leur dire avec calme, mais avec fermeté « Voici le parère, le code, le relevé des suffrages, que nous vous présentons, ce sera notre loi, en vertu de laquelle nous jugerons jusqu’à ce que l’autorité législative intervienne ; aujourd’hui, [3.2]nous sommes législateurs, c’est le vœu de nos commettans, demain nous serons simples juges, et nous jugerons en notre âme et conscience, en nous conformant à la majorité ceux qui contreviendront à cette loi. » Si leurs collègues eussent refusé, ils devaient en référer à la presse, et par elle, à leurs camarades, et ils se seraient abstenus de siéger : ils ont eu tort de ne pas agir ainsi : vaine et puérile eût été la crainte de passer sous les Fourches-Caudines du journalisme ; laissons ce dédain aristocratique aux banquiers seigneurs du nouveau régime, imitateurs serviles de la crasse et fatuite ignorance des hobereaux de la monarchie, car il est vrai de dire que la presse est à la civilisation actuelle ce que l’écriture était à celle de nos aïeux. Le dédain ne pouvait convenir à des hommes dont l’un est encore journaliste, et la crainte à aucun d’eux. Quel qu’eût été le résultat de cette démarche dont nous sommes loin de nier la gravité et l’importance, ils auraient pu dire avec un sage de l’antiquité : « Nous avons fait notre devoir, advienne que pourra. »

Il en est temps encore, la faute n’est pas irréparable, la sagesse des prud’hommes chefs d’atelier éclairée doit agir en conséquence. Il faut une législation fixe, qui établisse d’une manière stable et authentique les droits de chacun, nous ne nous lasserons pas de le dire toujours, par tout et sous toutes les formes.

Nous traiterons dans un prochain numéro de l’inconvenance du vote des prud’hommes étrangers à la fabrique de soierie, dans les causes qui la regardent spécialement, et successivement, de tous les abus qui s’opposent à la régénération sociale et au bien-être moral et physique des ouvriers en soie.

 

 

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