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25 novembre 1832 - Numéro 57
 
 

 



 
 
    
 TIMEO DANAOS ET DONA FERENTES.

Je crains les grecs et leurs présens, disait le vieux Laocoon, aux enfans de Priam ; cet apophtegme m’est revenu dans la mémoire après avoir ouï le discours d’un chef d’atelier canut de la Vieille-Roche, et s’en faisant gloire, homme de sens et d’action, qui a traversé [4.2]la révolution sans peur et sans reproche. Il est connu dans son quartier sous le nom de citoyen Brutus ; et quand on l’appelle jacobin, il se met à rire ; il sourit de pitié toutes les fois qu’il entend parler de nos modernes débats législatifs, de nos émeutes, voire même de ce que nous appelons révolutions ; en un mot, il est caustique et railleur, bonhomme cependant, surtout serviable ; il a plus que de l’esprit, il a du bon sens, ce qui commence à devenir rare. Voici ce qu’il disait à son ami, avec lequel il était arrêté sur la place des Terreaux, moi en tiers, il y a deux jours tout au plus ; faites-en votre profit, si bon vous semble.

« Bajolard, mon ami, après avoir pris une prise de tabac dans sa tabatière d’écaille à cercle d’or, sur le couvercle de laquelle est le portrait de la citoyenne Brutus, qui fut ma foi jolie il y a soixante ans, et en s’appuyant sur sa canne de jonc à pommeau d’ivoire. Bajolard, mon ami, crois-moi, cette caisse de prêts est un leurre, c’est une souricière où bien nigauds seront ceux qui se laisseront prendre. D’abord, tu peux rayer de ton livre l’article avance ; le marchand n’en fera plus ; et lorsque tu lui demanderas, il te dira : Mon brave, si vous êtes gêné, il faut aller à la caisse de prêts. Tu vas me dire que cela vaut mieux que de faire queue dans la cage pour demander deux pièces de cent sous. Je te réponds : C’est votre faute si vous en êtes venus là. On ne doit pas avoir honte de se faire donner l’argent qui est dû ; pourquoi souffre-t-on de recevoir des acomptes si modiques ? si, en recevant la trame pour fabriquer une pièce, on demandait une avance proportionnée, il faudrait bien que le marchand s’exécutât, et l’on ne serait pas si malheureux. Tiens, je viens de lire sur la Tribune, je ne lis plus d’autre journal depuis que le Constitutionnel est devenu grand seigneur ; car j’ai été l’un de ses premiers abonnés, au Constitutionnel; je viens de lire, te dis-je, sur la Tribune, que la ville de Parisi est sur le point de faire un procès à des artistes qui ont reçu diverses grosses sommes, il y a plus de dix ans, pour faire des peintures : ils ont oublié la commission, ils sont trop riches aujourd’hui pour s’occuper à si peu de chose, et ils ne pensent pas à rendre l’argent. Eh bien ! ils n’avaient pas eu honte de recevoir d’avance, et encore ils n’ont rien fait. Est-ce qu’un canut ne vaut pas un artiste ? Avec la caisse de prêt nous serons plus malheureux qu’auparavant. Ce n’est pas pour moi que je parle, Dieu merci ; j’ai travaillé dans le bon temps, et j’ai, comme on dit, pignon sur la rue. Le propriétaire, le boulanger, l’épicier, tous viendront vous chanter aux oreilles : il faut emprunter… Eh bien ! vieux Brutus, répond Bajolard, nous emprunterons, quel est donc le grand mal ?

« Ah ! oui, c’est bien facile à dire : Tu crois qu’on vous prêtera là comme à la banque ; on escomptera votre papier comme celui d’un négociant. Crois cela et bois de l’eau. D’abord il faudra un livret ; il ne suffira plus d’avoir son domicile ; on vous assimilera à ceux qui n’en ont pas, et dont le livret est le passeport industriel ; ensuite il faudra faire des courbettes. Viendra l’enquête et puis les cancans des voisins ; on ne prêtera qu’aux intrigans ; et s’il en mésarrive, on profitera de cela pour crier encore plus fort et calomnier les ouvriers ; tiens, je te dis, l’homme aisé n’ira pas ; il préférera trouver un ami, et justement [5.1]parce qu’il aura moins besoin il trouvera, c’est l’usage aujourd’hui. L’honnête ouvrier qui a le cœur fier (et l’on peut avoir de la fierté avec des sabots aux pieds) n’osera pas demander, ou s’il ose, il n’insistera pas, il sera refusé. D’ailleurs, tiens, ça ne me plaît pas, parce que, je te le dis, c’est un moyen détourné de s’assurer de nous… et si nous ne sommes pas sages… suffit… tu comprends, Bajolard… J’ai lu dans un faiseur de fables, qu’on nomme Lafontaine, une jolie histoire ; elle a pour titre : Le Loup et le Chien. Viens me voir, et en buvant chopine, je te la lirai ; tu n’auras plus envie d’aller à la caisse de prêt. Adieu, Bajolard, adieu. »

Qu’en pensez-vous, me dit Bajolard ? Ma foi, ce que j’aurais à vous dire serait trop long. A un autre jour.

 

 

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