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4 décembre 1831 - Numéro 6
 
 

 



 
 
    

Toutes les feuilles publiques des départemens circonvoisins ont donné aux malheureux événemens de Lyon une couleur politique, capable de soulever la France entière contre la seconde ville du royaume1 ; il nous importe donc de les désabuser. Pour atteindre notre but nous sommes forcés d'entrer sommairement dans quelques détails affligeans, mais notre intention n'est nullement de réveiller des haines éteintes ou des passions entièrement comprimées. Voici les faits qui ont précédé et suivi les scènes douloureuses dont notre ville a été le théâtre : Tout le monde se rappelle que l'année dernière, à pareille époque, cette cité protesta de son dévoûment inaltérable et sans bornes à la dynastie de juillet, pour l'élévation de laquelle la classe industrielle, la même qui réclame aujourd'hui du travail et du pain, avait versé son sang et sacrifié sa vie ; tout le monde sait aussi que depuis plusieurs années elle languit dans une affreuse misère ; que la plupart de messieurs les négocians, forts de leurs trésors, fruit des sueurs et des veilles de leurs malheureux vassaux ; forts aussi de cette espèce de sanction que le pouvoir semblait donner à leurs actes égoïstes et inhumains par un silence toujours prolongé, diminuaient progressivement le prix des façons en augmentant l'embarras et les peines de la main-d'?uvre ; que non-contens de mettre par là l'ouvrier dans l'impossibilité de pouvoir vivre, lui et sa nombreuse famille, ils l'abreuvaient encore chaque jour d'injures et d?humiliations, bien plus, y ajoutaient des menaces et à main armée, en lui donnant d'un ton d'arrogance et de dédain l'ouvrage vingt fois sollicité et vingt fois refusé. [2.2]Le dirai-je sans frémir ! quelques-uns, et le nombre en est malheureusement trop grand, ne rougissaient pas de faire gagner à l'ouvrier 1 fr. 50 cent. par jour, lorsque pour confectionner l'ouvrage, il était obligé de dépenser 2 fr. ou 2. fr. cinquante.

Un remède efficace, un remède prompt devait être apporté à tant d'infortunes. On se rappella qu'à des époques antérieures de disette et de malheurs, des tarifs avaient été arrêtés par les négocians de concert avec des ouvriers recommandables ; que ces tarifs avaient reçu la sanction des divers gouvernemens qui s'étaient succédés. On pensa donc trouver là l'arche de salut, et les ouvriers avisèrent au moyen de l'obtenir. Les plaintes fondées de la classe industrielle, et la voie proposée pour arriver à un état plus prospère, fut présentée à l'autorité du département qui, ne voyant dans une telle démarche qu'un remède à de grands maux, convoqua une assemblée des négocians pour les inviter à choisir entre eux un nombre de délégués qui auraient à fixer les bases d'un tarif au minimum du prix des façons contradictoirement avec un nombre égal des délégués des chefs d'ateliers et ouvriers de la ville et des faubourgs. Le 25 octobre fut le jour désigné pour cette double réunion, de laquelle devait dépendre ou la ruine totale de 80,000 individus dont l'existence se rattache à la fabrique des étoffes de soie, ou le désappointement de quelques centaines de chefs de commerce, dont l?amour-propre et l'arrogante fierté allaient éprouver une blessure presque mortelle. Le tarif, après avoir été librement débattu et consenti entre les deux parties et signé par elles sous la présidence de M. le Préfet, assisté des Maires de la ville et des faubourgs, de la chambre de commerce et du conseil des prud'hommes, fut enfin signé et approuvé des autorités ; et sa mise à exécution fut fixée à dater du 1er novembre.

Cette transaction communiquée aux ouvriers par leurs délégués, répandit la joie dans tous les c?urs, et chacun se disait : Les prix sont bien minimes, mais du moins si nous ne mangeons que du pain, avons-nous l'assurance qu'on ne nous l'ôtera pas par des diminutions journalières, dictées par la cupidité ou le caprice. Le premier novembre était donc attendu avec impatience ; mais qui le croirait ? ce jour destiné à répandre un baume salutaire sur tant de plaies envenimées, presque incurables, ce jour donna la mort à la majeure partie de notre immense population. Espérance éphémère ! rayon d'un soleil que de noirs nuages allaient obscurcir !? Le tarif, adopté, signé, est méconnu et désavoué par les commerçans signataires. Alors à qui recourir ? à qui se vouer ?? Les malheureux ouvriers dans les magasins sont regardés comme des criminels qui ont signé leur condamnation, et au lieu d'ouvrage, on les accable d'injures, de sarcasmes, d'humiliations ; on les traite de canaille, et on ajoute à des propos que la bienséance et la décence ne permettent pas de rapporter, ces menaces dignes des Cannibales : « Vous avez fait un tarif, vous n'aurez point d'ouvrage ; et si vous voulez de l'argent, nous vous en fournirons au bout de la baïonnette. » Dans quelques maisons de commerce on est allé même jusqu'à présenter le pistolet aux ouvriers sollicitant de l'ouvrage? Nous passerons sous silence mille autres faits de ce genre et plus atroces et plus barbares ; les fraudes énormes dont ont fait usage plusieurs négocians pour éluder le tarif ; leur mémoire diffamant et calomnieux adressé au gouvernement (voir l?Echo de la fabrique du 6 novembre) ; la mort d'un garçon de peine d'une maison de commerce transformée en arsenal, dont la seule cause fut l'appareil sinistre dirigé contre les ouvriers ; [3.1]celle non moins frappante de sa s?ur, décédée le même jour à cette triste nouvelle, etc, etc.

Les ouvriers voyant tous leurs efforts infructueux pour se tirer de l'abîme de misères où ils étaient plongés, tentèrent un second et dernier moyen. Après s'être concertés, ils décidèrent de faire suspendre pendant huit jours au plus tous les métiers travaillant, espérant par là ramener cette fraction de négocians tenaces, à des idées plus philantropiques et plus généreuses. Vaine illusion ! Prévenus de cette mesure, ces messieurs firent commander de service pour le lendemain, la 1re légion de la garde nationale dont ils forment la majeure partie, quoique ce fût au tour de la troisième ; toute la garnison demandée à M. le lieutenant-général Roguet, excitée par eux, fut mise sous les armes le lundi matin, à l'effet d'appuyer les efforts de ceux qui ne voyaient dans des hommes affamés que des ennemis, des pillards et des dévastateurs. Quelques groupes inoffensifs et sans armes s'étaient formés à la Croix-Rousse ; assaillis tout-à-coup par des feux de pelotons de la garde-nationale, ils coururent aux armes, mais ils étaient sans munition. Ce fut alors que commença le drame sanglant dont nous avons rendu compte dans notre dernier numéro, et dont les scènes ont coûté tant de sang à notre malheureuse cité. Tous les traits héroïques de nos concitoyens, la générosité des vainqueurs après le combat ; leurs soins empressés pour les blessés civils et militaires contre lesquels ils avaient combattu ; leurs efforts pour le rétablissement de l?ordre et de la tranquillité publique, et pour faire respecter les personnes et les propriétés : tout est une preuve authentique des sentimens rien moins que pacifiques de la classe ouvrière qu'on a cherchée par tous les moyens à noircir et à calomnier aux yeux de nos voisins.

Ce simple exposé présente un contraste bien déchirant : le négociant gorgé d'or et de cartouches, et des masses d'ouvriers exténués, sans armes et sans munitions : l?égoïsme en présence de la faim ; l'héroîsme et la générosité prodiguant, après la victoire, des secours à la tyrannie et à la lâcheté !?

Nous croyons en avoir assez dit pour détruire les impressions funestes qu'un instant de troubles a formées dans l'esprit des magistrats des communes et des départemens qui nous avoisinent ; impressions que l'esprit de parti, d'une part, et l'amour-propre blessé des chefs de commerce, de l'autre, se sont empressés, par tous les moyens possibles, de fortifier. L'ordre spontanément rétabli par les hommes signalés comme devant tout détruire, les autorités toujours reconnues et écoutées, le trône de juillet respecté et défendu, les rapports des différens journaux de la ville, tout enfin prouve qu'aucun but politique n'a dirigé celle malheureuse affaire, et que le gouvernement, mal informé dès le principe, n'avait pu donner aux commandans militaires et aux chefs des départemens que des instructions conformes à celles qui lui étaient parvenues.

Notes (Toutes les feuilles publiques des départemens...)
1 L?auteur de ce texte est Antoine Vidal d?après la Table de L?Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).

 

 

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