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2 décembre 1832 - Numéro 58
 
 

 



 
 
    
 

Paix aux hommes de bonne volonté.1

Il y a près de deux mille ans que le fils de Marie adressa ces paroles d?un grand sens, aux pharisiens et docteurs de la loi : Paix aux hommes de bonne volonté, c?est-à-dire indulgence et pardon à l?erreur ; car l?erreur, plus à plaindre qu?à blâmer, est trop souvent le partage de l?homme ici-bas ; mais guerre à ceux qui ferment les yeux pour ne pas voir, l?oreille pour ne pas entendre.

Ainsi, nous avons cru long-temps que les prud?hommes-négocians étaient de bonne foi dans leur refus d?entendre M. Tiphaine, lorsqu?il se présenta assisté de deux ouvriers. Eh ! qui ne l?aurait cru, à voir l?imperturbable sang-froid, ou pour mieux dire la bonhomie avec laquelle le président opposait l?article 19 du décret du 11 juin 1809. On pouvait bien l?accuser non-seulement de l?appliquer d?une manière judaïque, mais encore de ne pas savoir le lire ; car cet article ne dit nullement ce qu?on veut lui faire dire ; mais personne ne pouvait suspecter la bonne foi d?hommes estimables, d?ailleurs comme négocians. Leur aveuglement comme magistrats pouvait ne pas être incurable.

Il a été dit, quelque part, qu?il n?y avait de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, ajoutons qu?il n?y a pas d?aveugle tel que celui qui ne veut pas voir. Nous en avons fait l?essai. Après avoir personnellement rempli le devoir d?éclairer M. le président sur son erreur, et les suites qu?elle pourrait avoir, n?obtenant rien de cette démarche de convenance, nous dûmes l?attaquer de front dans le journal institué pour la défense des ouvriers. Nos confrères, avertis par nous, furent unanimes sur ce sujet. La presse indépendante lyonnaise n?eut qu?une voix, et le silence du Courrier de Lyon fut peut-être encore plus expressif. Le Temps [2.1]lui-même, journal grave et hors de tous intérêts de localité, se prononça dans le même sens, c?était certes beaucoup, mais pas assez pour nous. Nous pensâmes devoir nous éclairer des lumières du barreau. MM. Chanay et Charassin, consultés, donnèrent un avis motivé en faveur de la libre défense. Leur mémoire, inséré dans le Précurseur et l?Echo de la Fabrique, méritait au moins l?honneur d?une réponse. Déjà le rédacteur en chef de l?Echo avait soutenu une polémique à ce sujet avec M. Gamot, prud?homme, et D....., ancien membre du conseil, et à ses argumens il n?avait rien été répliqué. La raison était donc de son côté et de la thèse qu?il défendait. Il y a mieux : un homme célèbre, comme député et comme avocat, informé de ce débat et prié de donner son avis, se prononça en faveur du droit d?assistance, dans une lettre que nous avons rendue publique. M. Odillon-Barrot éprouva le même dédain qu?avaient subi, sans en être offensés, MM. Chanay et Charassin.

L?Echo ne perdit pas une occasion d?attaquer le conseil à ce sujet, afin de l?amener à une explication dont l?issue n?eût pas été douteuse ; le conseil resta impassible.

L?amour-propre seul, ce tyran des petites ames était-il en jeu ? ou bien la crainte aristocratique de voir surgir et s?élever, sous le titre d?agens d?affaires, des hommes nouveaux, libres de tout esprit de corporation, affranchis de tous priviléges et monopoles2 ; cette crainte, vraiment odieuse dans notre âge d?émancipation, était-elle le motif dirimant qui engageait le conseil à persister dans sa voie arbitraire ? Des hommes bien intentionnés, mais faibles d?esprit, ont pu le croire. Qu?ils soient détrompés !

Une occasion vient de se présenter, occasion honorable pour le conseil de revenir sur ses pas, et de mettre fin à un scandale trop prolongé. Une question grave était pendante, question si tellement grave que son application, dans d?autres temps, fut le signal de la guerre civile et de l?émigration d?un grand nombre de nos ouvriers. Question si tellement grave, que M. le président avait cru devoir prendre lui-même, ou s?était fait remettre par le négociant-défendeur la consulte écrite d?un avocat. Eh bien ! dans cette affaire, dont l?examen méritait une discussion approfondie, un autre avocat, assisté du client, se présente pour plaider. On refuse de l?entendre? Justement étonné de ce déni de justice, auquel nos m?urs ne sauraient se plier, cet avocat demande à plaider l?incident. Voyez jusqu?où peuvent aller l?omnipotence du pouvoir discrétionnaire ! M. le président, sans consulter ses collégues, refuse encore ; et pourquoi ? Savez-vous si la plaidoirie de Me Augier, sur cette question préjudicielle, n?eût pas convaincu les membres dissidens, ou savez-vous s?ils ne veulent être convaincus en aucune façon, ou bien encore est-ce vous seul qui ne voulez pas qu?ils soient convaincus ?? Me Augier a dû céder à la force ; déjà sans doute l?huissier attendait le signal pour porter ses mains sur lui, s?il eût voulu comme il en avait le droit, et peut-être comme c?était son devoir, protester contre l?arbitraire. C?eût été un beau spectacle !

Interjettez appel, a-t-on dit ! Et si le client n?a pas de quoi soutenir un procès ! On spécule sur la misère du pauvre ouvrier ! Infamie !

Oh ! nous ne croirons plus à votre bonne foi, vous qui fermez les yeux pour ne pas voir, l?oreille pour ne pas entendre ! vous qui ne voulez pas qu?on vous éclaire !

Paix aux hommes de bonne volonté ! guerre a tous les autres !

Notes (  Paix aux hommes de bonne volonté. Il y a...)
1 L?auteur de ce texte est Marius Chastaing, d?après la Table de L?Écho de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).
2 Rappelons ici que Marius Chastaing, étudiant en droit autour de 1820, avait été expulsé de la faculté de droit de Lyon pour s?être compromis en faveur des détenus politiques. Après 1830, en marge de ses activités journalistiques, il avait ouvert et il dirigeait une affaire de contentieux. Ses remarques se situent à l?extrême pointe des revendications en faveur de la liberté de défense. Indépendante au xviiie siècle, la profession d?avocat, supprimée pendant la période révolutionnaire, avait resurgi, mais encadrée et surveillée, pendant l?Empire. La première partie du xixe siècle est marquée par la volonté de reconquérir cette liberté. En 1829, les avocats avaient obtenu l?immunité lors de la défense, et en 1830, Louis-Philippe leur avait accordé le droit d?élire eux-même les responsables du barreau.

 

 

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