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9 décembre 1832 - Numéro 59
 
 

 



 
 
    
 

Lyon, le 27 novembre 1832.

Au même.

Monsieur,

D’après ce qui a été dit dans ma précédente, sur l’étymologie et sur son importance, je crois donc ne pouvoir mieux conclure que d’examiner la signification de celui de cannu ; ce mot, diminutif de celui [4.1]de canneur, celui-ci de canneta, mot italien dérivé de celui de canne ou cannelle, roseau assez généralement connu ; il fut apporté en France lors de l’émigration des florentins, qui établirent, les premiers, à Lyon, et avant, à Avignon (comtat), des métiers pour fabriquer des étoffes de soie, relativement aux articles légers, et non des étoffes d’or et d’argent depuis long-temps établies avant cette époque ; ces articles sont tels que florence, padoux, etc. ; quant aux satins, lévantines, nous verrons plus loin leur signification. Pour revenir à la signification du mot de cannu, on observera, comme l’a remarqué M. Aleon-Dulac1, en parlant des fabriques en France, que les principaux ustensiles qui servaient à cette fabrication étaient de canne, et préférés sans doute à cause du poli et de la légèreté de ce bois ligneux ; et le mot trancanner ou transcanner, signifiant transmettre d’une canne sur une autre, prouve assez cette vérité. Si on observe que dans l’ancien idiôme lyonnais, comme j’en citerai plus loin quelques phrases de différens siècles ; si on observe, dis-je, que tous les mots dont les dernières syllabes se terminaient en eur, eux, euf, arc, art, oi, oir, etc., se prononçaient et se prononcent encore, par les vieillards, en u ; liseur, lisu ; farceur, farçu ; fileur, filu, etc., art ou air : l’air de la soie, pour l’art de la soie ; les airs des sarazins, pour les aqueducs des romains ; paressu, pour paresseux ; bornu, pour bourgneuf ; bènait, pour benoit ; benaite, pour benoite ; benèti, pour bénitier ; trafusu, de trafusoir, ou transmettre d’un fuseau sur un autre ; le nom de navette, naveta, qui vient de radius, ou qui décrit un rayon des traits au filamment.

Cannete, de canneta, cannetille, diminutif de cannu, étant de ce bois ; tyau, de tuyau.

Pointizelle, de pointe en ailes, agnolet, de annelet, petit anneau, tempia, de tempier, qui signifie etamper, étirer ; enverger, mettre des verges pour ranger, lier.

Rouet ou ruet, vient de rhombus, qui décrit un ovale, panaire de panne, sorte d’étoffe que l’on a remplacée par un cuir qui sert à recouvrir l’étoffe.

Cannart de cannora, pièce faite d’écorce de bois léger, en forme de cylindre, pour recouvrir le rouleau de devant.

Accoca, de accota, vieux terme qui signifie appuyé.

Voila, Monsieur, ce que j’ai pu recueillir sur ce sujet, en travaillant sur la statistique dont je vous ai parlé, dans de vieux manuscrits que M. Delandine2, alors bibliothécaire de la ville, eut la complaisance de me communiquer ; et j’ajouterai à cela des phrases dont j’ai aussi parlé sur les différentes idiômes de cette ville ; elles sont extraites d’une chronique sur les mazures de l’Ile-Barbe, et autres manuscrits de cette abbaye, qui, je pense, doivent être encore à la bibliothèque, et dont le Laboureur s’est servi pour son histoire, sur les ruines de cet ancien monastère.

9e siècle. – Volz eprovere moult angaisses. Vous éprouverez beaucoup d’angoisses.

13e siècle. – Biau frare ez phisiciens m’es chier. Beau frère, les physiciens (médecins) me sont chers.

15e siècle. – Se avez bon voloir d’abjurer coulpe indeigne de mon lignage. Si vous voulez vous allier (vous marier) à quelqu’un indigne de ma parenté.

16e siècle. – Tout ost perdu fors l’honor. Tout est perdu hors l’honneur.

Commencement du 18e siècle. – Very vost cety pitiou enquelin. Voyez-vous ce petit camarade.

Vers 1760. – Quetay don ceta jouena boilly que vint me trova. Quelle est donc cette jeune fille qui vient me trouver.

Pour retrouver ces différens langages, voyez d’abord la chronique sur les mazures de l’Ile-Barbe ; Paradin, Coral, Colonia, Menestrier ; un ouvrage intitulé : Petit Trésor de mots français, par Fréd. Morel, imprimé à Lyon, en 1663, chez Hugues Denoually, rue Petit-Soulier, Richelet, dictionnaire des rimes. Edition de 17023.

Maintenant, quant au choix du mot de cannu, pour nom générique, observons, en passant, que les noms les plus harmonieux sont ceux qui passent le moins d’usage ; donc, tout en conservant celui-là, on pourrait lui faire subir quelque changement dans la prononciation, et dire par exemple : Canneuriens, cannetatiens, etc.

Cependant, comme ce mot ne pourrait aujourd’hui exprimer la nature du bois des outils dont se servent les ouvriers, puisque la canne y est très peu employée, mon opinion serait (comme je l’ai indiqué dans ma précédente) d’avoir recours à un mot primitif et de la plus ancienne origine. Ce mot est oriantalis, qui signifie homme ou peuple du levant, lequel étant accompagné de celui de byssus-satin, étoffe très belle et très fine, faite de lin avant d’être de soie. Ces deux mots, signifiant homme ou peuple fabricant le satin, seule étoffe avec la pourpre connue des anciens peuples orientaux. Il ne faut pas confondre, dit Hyde (Thomas)4, professeur d’arabe à Oxford, mort en 1703, dans son ouvrage en 2 vol., intitulé : De ludis orientalibus, dont j’ai emprunté cette explication. Il ne faut pas confondre, dit-il, le mot oriantalis, oriantin, avec orientales, ou peuples-orientaux. Le premier désigne un [4.2]peuple particulier s’occupant de faire l’étoffe nommée levantin-satin ; voila, je pense, une définition assez indicative et précise d’un mot générique, et pourtant digne encore de nos jours d’être appliqué à ceux qui cultivent cet art célèbre, non en y ajoutant le mot faber ou fevre, ce premier mot désignant un métier à marteau, tel que forgeur, etc., mais en y joignant celui de lin, dont le fil du satin était fait ; ce qui, en définitif, formerait le mot de oriantalin, oriantaline. Voila, monsieur, mon opinion ; je vous la soumets, ainsi que la conséquence de mes citations, et suis votre très humble.

BEAULIEU,
Professeur de français.

Notes (  Lyon Lyon , le 27 novembre 1832...)
1 Jean-Louis Alléon-Dulac (1723-1788), né à St-Étienne, avocat au parlement de Lyon (1748-1765), auteur de Mémoires pour servir à l’histoire naturelle des provinces de Lyonnais, Forez et Beaujolais (1765).
2 Antoine-François Delandine (1756-1820), historien et bibliothécaire lyonnais.
3 Référence : Dictionnaire des rimes dans un nouvel ordre, par Richelet, publié à Paris en 1702.
4 Hyde Thomas, De Ludis orientalibus, publié en 1694.

 

 

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