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9 décembre 1832 - Numéro 59
 
 

 



 
 
    
 Pétition des ouvriers de Paris

a la chambre des députés.

Messieurs les députés,

La révolution de juillet n’est point, comme on l’a dit, un effet sans cause. Si nos pères, en 1789, ont pris les armes contre l’ancien régime, c’est que l’ancien régime les écrasait du poids odieux des priviléges féodaux. C’est pour échapper à cet ancien régime restauré que le peuple de 1830 a fait des barricades ; c’est pour obtenir son émancipation progressive, mais complète, qu’il a si glorieusement brisé le vieux trône de la légitimité. Cependant, sa victoire lui a peu profité jusqu’ici ; et le moyen-âge, avec son ignorance et sa misère, pèse encore tout entier sur lui. Comme au temps de la féodalité, le peuple a de lourdes charges à supporter.

Charles X a été détrôné, et Louis-Philippe a été élu roi ; des pairs ont été chassés, d’autres sont venus à leur place ; des commis ont été déplacés, d’autres leur ont succédé ; le cens électoral et celui d’éligibilité ont été abaissés : toutes ces choses ont une valeur, mais elles sont sans intérêt immédiat pour le peuple des ateliers et des chaumières, pour les travailleurs de toutes les classes et de tous les ordres, pour ceux qui moralisent, éclairent, enrichissent le monde du fruit de leurs labeurs, qui ne sont ni pairs, ni ministres, ni électeurs, ni députés, et qui forment cependant les vingt-neuf trentièmes de la nation.

Le grand fait qui résulte de la révolution de juillet c’est la consécration du principe de la souveraineté populaire, et le triomphe de ce principe sur le droit divin. Mais la souveraineté populaire ne serait qu’un pur mensonge, si, libre et souverain de droit, le peuple était esclave de fait, et si son existence morale, intellectuelle et physique n’était point améliorée.

En vain la Charte proclame l’égalité devant la loi, et l’admissibilité aux emplois, pour tous les Français, si l’ignorance et la misère accablent les masses et les tiennent constamment hors de la portée des droits politiques, cette égalité écrite dans la loi n’est qu’une fiction constitutionnelle, et rien de plus.

En conséquence, Messieurs les députés, nous vous prions de faire droit aux demandes suivantes :

Le premier besoin de l’homme est celui d’être éclairé, car la vertu se fortifie et se développe par l’instruction dans une société bien organisée. Nous vous prions de provoquer un concours pour l’établissement d’un système [6.2]complet d’éducation. Sans l’éducation, l’instruction n’est qu’un instrument inutile et quelquefois nuisible. Nous demandons que l’enseignement des hautes sciences soit rendu accessible à tous ceux qui seront reconnus capables de le recevoir et d’en profiter, quelles que soient leur fortune et leur naissance. Enfin, nous demandons que l’enseignement primaire soit donné gratuitement par toute la France, et à tous. La suppression du traitement, accordé par l’état aux ministres des divers cultes, permettrait de réaliser ce projet sans augmenter les charges de la nation ; c’est pourquoi nous demandons la suppression des traitemens ecclésiastiques.

La presse, dont l’influence bienfaisante a détruit tant et de si crians abus, et doit aider si puissamment à l’affranchissement du monde entier, la presse, destinée à éclairer les peuples, la presse, ce puissant instrument de civilisation et d’éducation, est entravée de droits gênans et vexatoires. Nous demandons l’abolition entière du timbre des journaux, la réduction à moitié du prix exhorbitant de leur transport par la poste, ainsi que du transport des ouvrages imprimés ; nous demandons l’abrogation de la loi qui limite le nombre des imprimeurs, loi créée par le despotisme impérial, conservée par la restauration et par les divers ministères qui se sont succédé depuis 1830, mais qui doit tomber comme tout ce qui heurte la logique, ou même le simple bon sens.

Nous demandons l’abolition du sens d’éligibilité. Un homme de mérite est plus rare qu’une cote foncière de cinq cents francs.

Les impôts du sel1 et des boissons exaspèrent la population pauvre des villes et des campagnes ; ils entravent l’agriculture et attaquent le travail dans sa source. Nous en demandons la suppression avec d’autant plus d’instance, qu’ils coûtent des frais énormes de perception (environ vingt-cinq pour cent).

La suppression de l’impôt du sel et des boissons laissant un vide dans le trésor : l’amortissement, ruineuse jonglerie, en y comprenant l’intérêt des rentes rachetées, absorbe une somme de quatre-vingt-dix millions ; l’année prochaine, elle s’élèverait à 94 millions ; c’est à peu près le dixième du budget. En affectant cette masse énorme de capitaux au remplacement du produit des impôts dont nous vous demandons la suppression, le vide se trouve à peu près comblé ; une augmentation de droits sur les successions en ligne collatérale suppléerait à l’insuffisance de cette somme. Cette mesure, proposée dans le cours de la session dernière, par MM. les députés, membres de la commission du budget, est de nature à ne blesser aucun intérêt, et mérite d’être méditée.

Quant à la loi qui taxe si fortement les céréales étrangères à l’importation, nous n’en parlons que pour mémoire, persuadés que nous sommes qu’un abus aussi révoltant ne tiendra pas long-temps devant vos lumières et votre patriotisme.

Messieurs les députés, tels sont nos vœux pour le présent, formulés peut-être d’une manière incomplète, mais nous ne voulons pas tout dire ; vos lumières, et surtout vos cœurs, suppléeront à notre silence.

On a souvent parlé de l’honneur de la France : l’honneur de la France veut qu’elle soit forte et considérée au dehors ; riche, heureuse, florissante au dedans. Les demandes que nous vous faisons sont destinées à produire ce résultat : nous espérons que vous les prendrez [7.1]en considération ; vous mériterez ainsi l’affection du peuple et sa reconnaissance : il bénira vos noms. Nous sommes avec respect, Messieurs les députés,
Vos très humbles et obéissans serviteurs,

(Suivent les signatures.)

Cette pétition a été rédigée par M. Béranger2, ouvrier horloger, et les vues utiles qu’elle renferme ont été exposées par les ouvriers eux-mêmes ; elle va être déposée sur le bureau de la chambre, par M. le général Thiard3, député.

Voila donc ces hommes du peuple que l’on ne craint pas de comparer aux hordes barbares du Nord ; ces ouvriers que l’on nous représente comme ennemis de l’ordre et conspirant sans cesse le renversement de la société ! S’ils se réunissent, l’autorité s’en émeut, ils sont coupables, il faut dissiper par la force leurs réunions illicites ; et cependant, vous le voyez, tout dans leur démarche est conforme à la loi. Au lieu d’employer la violence que la malveillance ou la misère pourrait leur conseiller, ils usent paisiblement du droit de pétition ; ils vous exposent leurs intérêts matériels, leurs besoins moraux, et vous indiquent les moyens de les satisfaire ; députés de la France ne soyez point insensibles à leurs réclamations, le peuple des départemens les appuie de ses vœux ; entrez enfin dans la voie des améliorations sociales et politiques ; montrez-vous les mandataires de la nation, elle oubliera que vous n’êtes que les élus de quelques privilégiés.

Notes ( Pétition des ouvriers de Paris)
1 Dès le début du siècle, le libéralisme économique marqua une nette préférence pour l’impôt indirect. Les taxes indirectes sur les biens de consommation furent acceptées par la bourgeoisie et les propriétaires fonciers hostiles aux contributions directes. De plus, les dirigeants ne résistèrent pas à la tentation de leur donner une place de choix dans les recettes de l’État. Sous Louis XVIII et Charles X, les impôts indirects représentaient la moitié des recettes budgétaires. La monarchie de Juillet persévéra dans cette voie en raison du développement général de la consommation. Or ces impôts frappent plus les pauvres et les familles nombreuses, si bien que se renouvellent fréquemment des manifestations populaires contre cet état de fait perpétué par la royauté. En 1830, ces contributions représentent environ 45,5 % de l’ensemble des recettes fiscales. La prépondérance de plus en plus affirmée des impôts sur la consommation tout au long du xixe siècle permet de contenir la montée des impôts sur la fortune et les revenus et de faire baisser leur part relative dans le produit fiscal total. Référence : R. Schnerb, Deux siècles de fiscalité française, Paris / La Haye, Mouton Éditeur, 1973.
2 Charles Béranger (1798-1860) avait déjà publié en février 1831 dans Le Globe une retentissante Pétition d’un prolétaire à la Chambre des députés.
3 Le comte Thiard de Bissy (1772-1852), député de Saône-et-Loire entre 1820 et 1834.

 

 

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