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23 décembre 1832 - Numéro 61
 
 

 



 
 
    
 Des prohibitions, par m. A. D.

Après les événemens de novembre le gouvernement attendri par la peur, s’enquérait avec empressement des moyens de soulager la misère des ouvriers, la détresse des classes pauvres, et partout on lui répondit : Donnez du travail. Mais comment en donner lorsqu’on n’en a pas ? – On en crée en gouvernant dans l’intérêt des masses plutôt que dans celui des privilégiés.

Et tant que la peur dura, le gouvernement écouta les conseils, il se promit même de les suivre, de prendre en main les intérêts généraux, de lever graduellement les prohibitions qui gênent le développement du travail et du bien-être, entretiennent à grands frais des armées de douaniers, démoralisent des populations entières, et empêchent les peuples de se lier d’intérêt et d’affection par l’échange de leur mutuelle industrie, de leurs mutuelles créations.

Mais, hélas ! le temps qui dissipe tout, a dissipé la peur ; et avec elle l’attendrissement et les bonnes intentions de nos gouvernans : le courage a réchauffé leur cœur pour ces pauvres monopolistes qui le dominent et l’a refroidi pour les travailleurs qu’ils préfèrent contenir par des garnisons coûteuses que par des lois justes et productives.

Le système continental, dont M. de St-Cricq était l’enfant et le gendarme, continué par la restauration sous sa direction, est encore debout en mil huit cent trente-deux, et M. d’Argout, homme éclairé mais faible, qui préside à nos destinées commerciales, semble toujours sous l’influence funeste de l’inévitable M. de St-Cricq, le douanier incarné.

Il est tant de gens par le monde qui, trompés par les raisonnemens mystiques dont on étaie le maintien des vieux abus, disent amen sans réfléchir, que nos lecteurs nous sauront gré de leur donner sous la forme la plus élémentaire, la véritable raison de ce maintien.

D. Pourquoi ne permet-on pas aux Français d’acheter le blé aux lieux où il coûte le moins ? Si au lieu de 5 sous la livre de pain n’en coûtait que 4, ce sou serait tout gagné et augmenterait le bien-être du consommateur et diminuerait la nécessité de travail du journalier ?

R. Les deux chambres sont peuplées de propriétaires élus par des propriétaires qui presque tous ont du blé à vendre ou des terres à blé à affermer.

D. Pourquoi payons-nous le fer, la fonte beaucoup plus cher que nos voisins d’Angleterre, d’Allemagne ou de Suisse, ce qui réagit d’une manière funeste sur les instrumens d’agriculture, sur les constructions, sur les machines, sur l’ensemble et les détails de la production en général ?

R. Les deux chambres sont peuplées de maîtres de forges ou de riches capitalistes qui comptent sur leur position pour défendre le monopole ont enfoui de grands capitaux dans l’exploitation des mines ou des hauts fournaux.

D. Pourquoi certains articles de faïence, porcelaine [4.1]ou poterie des manufactures anglaises sont-ils entièrement prohibés, tandis que d’autres entrent avec des droits insignifians ?

R. C’est que M. de St-Cricq fabrique les certains articles prohibés et ne fabrique pas les autres.

D. Pourquoi le gouvernement préfère-t-il tolérer, c’est-à-dire, encourager la contrebande des cotons filés numéros élevés, que de les admettre avec un droit raisonnable qui en profitant au trésor rendrait à des travaux utiles et honorables des populations poussées à la désobéissance, à la révolte, au crime ?

R. Plusieurs grands filateurs députés, quelques-uns pairs, craignent la concurrence anglaise qui les obligerait à filer mieux et à meilleur marché, et comme ils appuient M. de St-Cricq, les maîtres de forges, les propriétaires, lorsqu’ils ont besoin de voix pour défendre leurs priviléges, ceux-ci à leur tour les soutiennent dans la défense du leur, etc., etc., etc.

On le voit, tout s’engrène dans les admirables rouages du gouvernement aux trois pouvoirs équilibrés.

Nous pourrions étendre aux draps, aux laines, aux sucres, aux cafés, à la houille, etc., etc., etc., ce catéchisme pratique, mais ce serait superflu et nos lecteurs comprendront maintenant pourquoi nous restons dans la vieille voie malgré les cris et les réclamations des masses qui souffrent et languissent.

Mais voici venir une circonstance qui probablement secouera nos ministres et leur donnera le cœur de déplaire aux monopolistes. L’Angleterre, voyant que tous ses efforts, toutes ses avances pour nous entraîner dans une voie libérale sont inutiles, menace de retourner à l’ancien système et de prohiber nos soieries.

Vers la fin de la dernière session du parlement, les fabricans anglais, soutenus par les torys, demandèrent une enquête sur la question des soieries étrangères. Le ministère, sentant qu’on voulait attaquer son système commercial, c’est-à-dire, sa vie, employa tous ses moyens, tous ses amis, pour faire rejeter la proposition, et cependant elle fut adoptée à une assez forte majorité.

Le comité d’enquête, après plus de six mois de travaux et de recherches, après avoir entendu plus de cent témoins et inscrit les réponses à plus de dix mille questions, vient de rejeter, à la majorité d’une seule voix, la proposition de prohibition des soieries françaises ; mais ses conclusions sont vraiment curieuses et au moins aussi barbares que si elles émanaient d’un comité de monopolistes français : il rejette la prohibition, mais il demande une hausse de droits, un timbre sur les soieries importées, et diverses restrictions qui équivaudraient à la prohibition la plus absolue.

Il est certain que les ennemis de la liberté du commerce n’en resteront pas là, mais qu’ils reviendront à la charge dans le nouveau parlement, et tout fait supposer que cette fois ils réussiront, car la persistance de la France dans la vieille voie des prohibitions a indisposé contre elle même les zélés amis que la révolution de juillet lui avait faits.

Et il faut le dire, depuis quelques années l’Angleterre, en baissant encore les droits sur nos soieries, en réduisant ses droits sur nos vins au dessous même des droits que paient les vins presque nationaux du Portugal a donné des preuves matérielles de son désir d’alliance avec la France, preuves que nous avons reçues avec la plus grande indifférence.

Faut-il s’étonner si les bons sentimens se changent en antipathies lorsqu’ils n’éveillent ni écho ni réciprocité ?

[4.2]Quoi de plus libéral que le raisonnement des hommes qui attaquent le système commercial du ministère anglais :

« Vous avez fait les premiers pas, vous avez repoussé les alliés naturels de l’Angleterre, le Portugal et la Hollande, pour favoriser la France et vous allier à elle ; vous pensiez la décider par votre générosité à suivre votre route ; mais elle vous répond en renforçant ses prohibitions. Vous êtes sa dupe, et le peuple anglais en souffre et s’en indigne ; il est temps de revenir, il faut faire expliquer la France ; si elle persiste à prohiber, il faut que nous prohibions ; si au contraire elle entre dans notre système, il faut que nous baissions nos droits qui étant trop élevés favorisent la contrebande qui tue le commerce régulier. »

On le voit, la question est grave et n’admet pas de juste-milieu ; il faut entrer franchement dans le système libéral que suit l’Angleterre ou persister dans la voie du système continental. Si le gouvernement français veut la ruine complète de l’industrie nationale de St-Etienne, de St-Chamond et de Lyon, s’il veut que nos ouvriers déjà si malheureux meurent de faim par milliers, il n’a qu’à opter pour le système du privilége et du monopole. Les monopolistes et les privilégiés le béniront.

Mais le peuple !!!

(Précurseur,  1828, 15 novembre 1832)

 

 

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