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23 décembre 1832 - Numéro 61
 
 

 



 
 
    
 SUR LE DÉFAUT DE COMPARUTION
Des Négocians

devant le conseil des prud?hommes.

Loin de nous la pensée coupable de soumettre une classe d?hommes quelconque aux exigences d?une autre. Ce n?est pas nous, partisans avoués d?une réforme radicale, qui commettrons une semblable anomalie. Que tous nos lecteurs en soient bien convaincus, nous prolétaires, nous ne sommes nullement les ennemis soit des hommes riches en général, soit des négocians en particulier. Nous sommes convaincus que l?amélioration physique et morale de la classe prolétaire peut avoir lieu sans rien ôter ni aux hommes riches de leurs richesses, ni aux négocians de leurs bénéfices, et pour nous servir d?une comparaison qui rendra mieux notre pensée qu?un long discours ; nous ne voulons ni la jeune fille de Bérenger, qui n?a qu?un simple chapeau de fleurs1, ni la virago dont l?auteur de la Curée (Barbier)2, a esquissé les traits dans ses vers acerbes. Cette explication donnée une fois pour toutes, on voudra bien ne pas trouver mauvais que nous nous élevions avec force, au nom des ouvriers, nos commettans, contre le scandale que donnent quelques négocians en ne se présentant pas aux audiences du conseil des prud?hommes, lorsqu?ils y sont simplement invités, même quelquefois sur citation ; surtout l?on voudra ne voir dans ce que nous dirons, que nos paroles mêmes.

Il est rare en thèse générale, que l?ouvrier qui se détermine à faire appeler son marchand au conseil ait tort. Que lui servirait de former une demande injuste. L?ouvrier n?est nullement processif. D?un autre côté, les demandes de l?ouvrier sont toujours minimes ; c?est peut être ce qui en certain lieu l?a fait appeler tracassier ; mais il faut observer, que le tort éprouvé par l?ouvrier et contre lequel il appelle l?investigation du conseil, minime pour un négociant, pour un homme aisé, est grave pour lui ; d?ailleurs c?est encore moins la somme en elle-même qu?il faut considérer, que le triomphe des principes. Long temps victime d?abus introduits par la force et l?égoïsme, soufferts par le besoin et la misère ; l?ouvrier qui croit à un temps devenu meilleur, s?empresse de réclamer ce qui lui est dû. Au demeurant, vingt sous d?une tirelle, par exemple, sont quelque chose pour celui qui ne gagne que trente-deux sous par jour ; tout est relatif.

Le conseil des prud?hommes est un tribunal exceptionnel, négocians et chefs-d?ateliers y sont également représentés ; d?où viendrait la morgue des premiers de se refuser à comparaître devant leurs pairs. Nous savons bien qu?une partie citée en justice n?est pas tenue de se présenter, mais il faut observer que devant les tribunaux ordinaires, le demandeur fait citer de suite avec frais ; même devant la justice de paix, l?invitation n?est que facultative, devant le conseil, au contraire, par une bizarrerie, dont nous ne pouvons nous rendre compte, il faut deux invitations ; ce n?est qu?à la seconde que l?autorisation de faire citer est accordée, et ce n?est que sur une citation que le demandeur peut obtenir un jugement utile. Dès lors, on voit qu?elle perte de temps éprouve le chef d?atelier avant d?obtenir justice. Pour lui éviter quelques déboursés, on lui fait supporter des frais bien plus considérables, par un dérangement prolongé et [6.1]renouvelé de son travail, et le travail est la seule fortune de l?ouvrier. Il est donc contre toutes les convenances, que le négociant invité devant le conseil, aggrave la position de l?ouvrier en se refusant de paraître. L?invitation devient illusoire, il faut ou la supprimer ou condamner le négociant défaillant à une amende envers le conseil, et à une indemnité envers l?ouvrier, à moins qu?il ne justifie d?un empêchement légitime et antérieur à l?invitation.

Nous soumettons ces observations aux négocians eux-mêmes. Les fautes de quelques-uns rejaillissent sur le corps entier. Légalement parlant, ils sont dans leur droit, mais c?est le cas de dire : summum jus, summâ injuriâ, etc. Il ne faut donc pas que par un oubli des convenances, on entretienne des fermens de discorde entre deux classes qui ont un besoin réciproque l?une de l?autre. Assez de causes d?irritation existent, il ne faut pas en établir de nouvelles. Le conseil des prud?hommes, dans l?intérêt de ses justiciables, dans celui de sa propre dignité, est intéressé à mettre un terme à cet abus.

Notes ( SUR LE DÉFAUT DE COMPARUTION
Des Négocians)

1 Référence ici à « Diogène », chanson de Pierre-Jean Béranger (1780-1857) : « mais, étrangère aux excès politiques, / ma liberté n' a qu' un chapeau de fleurs ».
2 Il s?agit de « La curée », publié par Auguste Barbier (1805-1882) dans son recueil Lambes qui venait de paraître.

 

 

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