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16 décembre 1832 - Numéro 60
 
 

 



 
 
    
 DE LA CAISSE DE PRÊTS.1

Cet utile établissement, dont les avantages commencent à être compris, peut être regardé comme la sauve-garde de l’indépendance des chefs-d’atelier. Sans doute les immenses bienfaits que cette caisse est destinée à rendre, n’ont pas été compris par l’auteur de l’article : Je crains les Grecs et leurs présens (voir l’Echo, n° 57), surtout en disant qu’il n’y a que les intriguans qui se présenteront. Il aurait dû craindre d’insulter à la misère des honnêtes gens qui sont forcés d’y avoir recours, et qui ne sont malheureusement que trop nombreux. La seule crainte que l’on peut raisonnablement avoir, sur l’efficacité d’un établissement semblable, c’est, ainsi que je l’ai dit dans un précédent article, c’est la prévision que les fonds ne soient pas assez considérables, pour faire des avances à tous ceux qui les réclameront.

[2.2]Tout en convenant qu’il serait désirable que les ouvriers ne fussent jamais dans la nécessité d’emprunter, l’on pourrait dire, et avec plus de raison, que les ouvriers seraient aujourd’hui plus heureux, si les fabricans ne leur avaient jamais fait des avances.

En remontant à la renaissance de notre fabrique à l’époque où les Jacquards furent mis en activité, les fabricans faisaient des avances considérables à leurs ouvriers, afin qu’ils pussent disposer leurs métiers pour la fabrication des étoffes façonnées ; au moyen de cette mécanique, la supériorité de cette invention, en simplifiant la main d’œuvre, en augmentait les produits. Notre cité, alors seule en possession de cette découverte, eut, sans discontinuer, un écoulement toujours croissant de ses étoffes. Pendant plusieurs années la main d’œuvre était des deux tiers plus élevée que maintenant, et les ouvriers n’étaient pas obligés de demander des avances ; on leur en offrait en même temps que de l’ouvrage, et le prix raisonnable des façons leur permettait de se liquider promptement. Plus tard, les fabricans ne firent plus des avances que par spéculation, c’est-à-dire, pour multiplier les ateliers et s’attacher les ouvriers, qui, étant leurs débiteurs, et n’ayant plus la même facilité pour se libérer, par suite de la diminution du prix des façons, restaient dans leur dépendance, et travaillaient pour eux, même au dessous du cours des autres maisons. Les fabricans retiraient ainsi plus que l’intérêt des avances qu’ils avaient faites. L’on fut bientôt de mal en pire. La faculté illimitée de créer des ateliers, dépassant toutes les prévisions, livra le chef-d’atelier, le père de famille à la discrétion des fabricans. Ceux-ci, ne considérant plus le commerce que sous un seul point de vue, celui de la concurrence, ne calculèrent plus leurs bénéfices que sur la diminution des salaires.

C’est alors que l’exploitation de la classe des travailleurs eut lieu dans tous les sens, sous tous les rapports, et que l’on en vint jusqu’aux menaces. L’égoïsme se montra dans toute sa laideur, l’on réduisit les ouvriers à travailler de 18 à 20 heures, et même à travailler plusieurs nuits, pour terminer l’ouvrage à jour fixe, et souvent uniquement pour connaître jusqu’où pouvait aller les forces d’un ouvrier. L’on entendait souvent dire de gaîté de cœur, par ces messieurs, quoi que nous ayons diminué de moitié les façons, ils gagnent presqu’autant, ils font un quart d’ouvrage de plus qu’ils ne faisaient.

L’homme raisonnable, l’honnête fabricant, gémit de voir s’établir un pareil système, mais placé sous le joug de la concurrence des siens, bien plus que de la concurrence étrangère ; il fut forcé de suivre le torrent. Les événemens de novembre ont révélé, par leur explosion, la misère des ouvriers de la seconde ville de France au monde entier. Exemple terrible ! Quelques hommes philantropes se sont émus de pitié à la vue de ce despotisme orgueilleux et brutal, qui pesait de tout son poids sur cette classe intéressante de travailleurs, dont l’industrie sert au luxe de tout l’univers, et qui est la gloire et la richesse de la France. Ils songèrent donc à soulager les souffrances de notre population, à les prévenir même. Dans ce but généreux, ils sollicitèrent du gouvernement un fonds pour l’établissement de cette caisse, qui, sans l’humilier, facilitât le père de famille, en lui faisant des avances que depuis long temps ils n’obtenait plus de la part des fabricans, ces derniers ayant depuis long temps cessé d’en faire à des hommes, desquels ils avaient la certitude que leur bénéfice ne pouvait plus les nourrir. [3.1]Lorsque l’on s’est trouvé en butte à tant de vicissitudes, il est naturel que l’on accueille tout avec défiance, et que le cœur serré de la triste position à laquelle l’ouvrier se voit réduit, on imite le malade qui appelle un médecin, et refuse d’abord le remède qu’il lui prescrit. Ainsi quelques-uns ont pu voir dans cette caisse, un piége, une nouvelle dépendance. Mais, revenus de leur erreur, chacun désirera le remède, et comprendra qu’un établissement semblable, dont le besoin se faisait impérieusement sentir, est dicté par l’humanité ; que les bienfaits qu’il peut rendre seront immenses ; il est le signal d’un avenir plus prospère. L’état devenant ainsi le commanditaire de l’industrie, le créancier des travailleurs, entend bien, sans nul doute, leur donner les moyens de se liquider par le produit de leur travail, il entend bien que les salaires soient assez élevés pour cela, et que les charges qui les écrasent soient diminuées ; autrement ce ne serait que retarder la banqueroute de l’industrie, et la catastrophe, devenant alors inévitable, n’en serait que plus désastreuse et peut-être irréparable.

Ayons donc plus de confiance dans l’avenir. Cette caisse, raffermissant le crédit de l’industrie qui semblait perdu, préservera de la ruine un grand nombre d’ateliers. Que l’inaction à laquelle ils se sont trouvés réduits, serve d’exemple à ceux qui seraient tentés d’en établir dans un moment où ils sont trop nombreux. Car, en supposant que notre industrie reprenne dans quelques temps une activité extraordinaire, les ateliers et les métiers ne manqueront pas, mais bien les bras pour les faire mouvoir, un grand nombre d’ouvriers s’étant vus forcés de changer d’état ou de s’expatrier. Les chefs d’ateliers que les circonstances forcent à emprunter à la caisse, ne doivent point en rougir ; ce n’est point eux qui sont la cause de leur dénuement, ce n’est point eux qui ont dirigé l’industrie, mais bien leurs prétendus chefs naturels, qui, subissant eux-mêmes par leur isolement, le joug du commissionnaire, ils n’ont eu d’esprit de calcul que pour satisfaire leur ambition, sans s’inquiéter du mal auquel ils livraient la société. Tout a été sacrifié par eux à ce principe de concurrence locale et illimitée, que l’on osait qualifier de libéralisme, de liberté commerciale, et qui n’est en réalité que la force brutale, l’exploitation du faible par le fort, du pauvre par le riche. Le gouvernement précédent sacrifia tout à ce système, qui, en y regardant de près, est une des causes de sa chute. Il s’était aliéné l’esprit du peuple, seul fondement de la stabilité des empires. Notre misère ne date pas d’aujourd’hui, mais de plusieurs années, et c’est ce qui la rend plus difficile à extirper.

Non, il ne saurait exister de susceptibilité, de honte d’emprunter à la caisse en donnant sureté. Le chef d’atelier, au contraire, devra se glorifier d’y avoir du crédit, aussi bien que le négociant se glorifie d’avoir du crédit à la banque et sur la place. Il n’y a aucune différence entre avoir un livret chez un fabricant, ou un effet de commerce en circulation.

Cet établissement naissant doit donc être entouré de la bienveillance de toutes les classes de la société, et principalement des chefs d’ateliers à qui elle est destinée. Les propriétaires, les capitalistes, les négocians et marchands de comestibles, pour qui elle est un gage de sûreté et de sécurité pour l’avenir, doivent donc s’empresser d’en augmenter le capital ; c’est non seulement une œuvre philantropique, mais bien de l’argent placé à gros intérêts. L’aisance du peuple ne fait-elle [3.2]pas l’aisance et le bonheur général ? c’est une vérité que personne aujourd’hui n’oserait contester.

Espérons donc que bientôt cesseront toutes ces divisions de castes, tous ces préjugés qui sont la source de tant de maux ; que ceux qui possèdent, sortiront de la sphère étroite de leurs spéculations, et chercheront leurs bénéfices dans la prospérité du pays !…

F.......t

Notes ( DE LA CAISSE DE PRÊTS.)
1 L’auteur de ce texte est Joachim Falconnet, d’après la table de L’Écho de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).

 

 

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