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16 décembre 1832 - Numéro 60
 
 

 



 
 
    
 Chapeau bas !! Chapeau bas !!

Jeudi dernier, à la sortie de l’audience du conseil de prud’hommes, j’entendis un gros papa murmurer contre l’huissier de ce que, avec sa voix rauque et goujoniquei, il avait crié trop souvent chapeau bas ! chapeau bas ! Ce brave homme accompagnait ses paroles de gestes si animés, que je ne pus douter de son exaltation. Voici à peu près son monologue :

« Quoi ! disait-il, mettre chapeau bas devant les prud’hommes, comme en présence d’un tribunal ! Ma foi non !…  Ce n’est pas un tribunal ; il y a trop de différence !…  D’ailleurs ils le disent eux-mêmes ! Ce n’est pas parce qu’ils ne portent pas les insignes de leurs fonctions, car l’habit ne m’a jamais fasciné les yeux ; je sais qu’il ne fait pas le moine. Mais les juges (les vrais juges) basent leurs décisions d’après les lois existantes. Ils savent qu’une loi nouvelle, abroge l’ancienne. Ils respectent les conventions signées par les parties, et annullent celles qui ne sont pas revêtues de tous les caractères d’un réciproque consentement, tandis que ces prud’hommes ordonnent de considérer, comme valides, les conventions écrites sur le livre d’un pauvre diable, sans son consentement, et souvent sans lui en avoir donné avis ; puis un instant après annullent des actes d’apprentissage, quoique signés des deux parties.

« Les tribunaux respectent comme sacré et inviolable le droit de la libre défense ; ils sont bien éloignés d’interdire la parole aux défenseurs ; au contraire, s’ils usent de leur pouvoir discrétionnaire, c’est pour interdire la partie s’ils ne lui reconnaissent pas les lumières et le sang-froid nécessaires pour discuter ses intérêtsii. Quelle différence avec le pouvoir discrétionnaire des prud’hommes ! Il me semble que lorsque des juges méconnaissent ou ignorent la loi, les auditeurs ne sont pas mieux tenus de la connaître ni de l’observeriii. C’est quasi le cas de croire que nos prud’hommes ont adopté ce précepte des faux sages : Faites ce que nous vous disons, mais ne regardez pas ce que nous faisons. Je ne me comprends pas, malgré que tant d’injustice me révolte. J’ai une fureur pour assister à ces audiences, qui, par fois, sont à n’oser qualifier, comme cette, prescription rétrograde, ce voyage en 1744 qu’on voudrait faire faire aux hommes de 1832 !!! Oh bah ! écouter tout cela chapeau bas ! je ne m’y résoudrai jamais ; il me serait trop dur de m’exposer à prendre un catharre, pour obéir à quoi ? pour témoigner du respect à des hommes qui…  qui…  Mais je réfléchis que m’étant, pendant quatre audiences, tenu derrière l’un des piliers qui soutiennent le plafond de la salle, maintenant que [4.1]mon irrévérence envers le conseil, si irrévérence il y a, date de plus d’un mois, j’ai acquis le droit d’impolitesse, en vertu de la prescription prud’hommienne. Ainsi, voila mon parti pris ; je t’attends derrière mon pilier, huissier rébarbatif…

Un omnibus, qui passait sans que le cocher eût crié gare, faillit me presser contre une borne. En m’esquivant comme je pus, je perdis de vue le grondeur qui était le sujet de mon indiscrète curiosité, et que j’avais suivi jusque-la pas à pas ; je ne me permets aucune réflexion à son égard.

Le Solitaire du Ravin1.

Notes ( Chapeau bas !! Chapeau bas !!)
1 Pierre Charnier était « Le Solitaire du Ravin ».

 

 

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