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6 janvier 1833 - Numéro 1
 
 

 



 
 
    
 PARIS.
Procès des Charpentiers.

Audience du 22 décembre 1832.

Ce procès avait attiré à l’audience de police correctionnelle un nombreux auditoire, composé surtout d’ouvriers charpentiers, qui avaient voulu escorter les prévenus. Beaucoup d’entre eux n’ont pu pénétrer dans l’enceinte, et sont restés dans la salle des Pas-Perdus jusqu’à la fin des débats.

Les prévenus sont MM. Dauphin, Gerby, Lacoste, Lourmand et Barbier.

Voici les faits exposés par M. le procureur du roi.

Dans le courant du mois de septembre, M. de Saint-Salvi, entrepreneur, exigea des ouvriers charpentiers employés par lui aux travaux du fort de Pecq, de travailler pendant douze heures au lieu de dix. Les [6.2]ouvriers s’y refusèrent : ils quittèrent les travaux et regagnèrent Paris. M. de Saint-Salvi leur refusa leurs livrets : ils se plaignirent à leurs camarades, et sur leur plainte, une réunion générale de la grande association des ouvriers charpentiers fut convoquée pour juger la conduite de M. Saint-Salvi. Cette réunion eut lieu au nombre de plus de 5,000 hommes ; elle fut présidée par le nommé Dauphin. Après avoir longuement discuté et délibéré, on déclara les chantiers de l’entrepreneur Saint-Salvi interdits pendant cinq années. C’est par suite de ces faits que les cinq prévenus ont été traduits en police correctionnelle, comme chefs et moteurs de cette coalition.1

Les témoins ont confirmé ces faits de la prévention ; celui de la réunion a été d’ailleurs avoué par les prévenus ; seulement Dauphin a déclaré n’avoir pas présidé l’assemblée ; car, parmi nous, a-t-il dit, il y a une tribune pour les orateurs, il n’y a de fauteuil de président pour personne !

Me Landrin était chargé de défendre tous les prévenus.

Après le réquisitoire du ministère public, qui a insisté sur la prévention avec beaucoup de force, l’avocat a pris la parole en ces termes :

Il y a eu dans ce procès étrange confusion sur les principes, confusion sur les faits. En principe, on a exagéré les duretés du Code pénal, qui certes n’en avaient pas besoin.

Cette loi ne dit pas que les associations d’ouvriers doivent être frappées de proscription ; elle ne prévoit que le cas où ces associations imposeront, par la violence, leur loi, soit aux entrepreneurs, soit aux autres ouvriers.

Mais dire au pauvre travailleur : Tu ne t’allieras pas par des nœuds d’affection, de secours réciproques, de confraternité de peines avec celui que sa pauvreté dans ce monde a fait ton semblable, c’est ce que la loi n’a pas pu dire ; et si elle l’eût dit, il serait de mon devoir à moi, avocat, de nier la loi, comme il serait du devoir de mes cliens de la violer, et du vôtre, messieurs, de ne l’appliquer à personne.

Proclamons-le donc en principe, les associations entre ouvriers sont bonnes et utiles ; par elles la coalition des pauvres, forte du nombre et par la vérité de ses besoins, peut traiter de puissance à puissance avec la coalition égoïste des riches. Sans elle, isolés dans ce monde, esclaves du besoin qui les presse, ils seraient les jouets d’hommes avides qui spéculeraient sur la nécessité où ils sont de vivre ; mais grâce à cette franc-maçonnerie du pauvre ouvrier, l’association commune ne laisse pas une misère particulière sans soulagement, une injustice sans réparation ; c’est leur richesse, à eux qui n’en ont pas ; c’est leur force, à eux qu’écrase le poids du privilège et de la fortune, et la société tout entière en profite, car ainsi l’équilibre, incessamment menacé d’être rompu par l’abus que font les maîtres, du pouvoir qu’ils ont sur des hommes, de l’existence desquels ils disposent, est toujours rétabli par la puissance de l’association, qui, au nom de l’ouvrier, peut dire au maître : Nous aimons mieux mourir de faim, en ne travaillant pas, que de te donner des sueurs qui ne profiteront qu’à toi. Ainsi, nous souffrirons sans doute, mais tu souffriras comme nous, et redevenu notre égal par la souffrance, tu apprécieras mieux ce que valent les peines de l’homme qui te fait vivre.

Je le répète, messieurs, cela est utile, et en le faisant, les ouvriers n’imposent la loi à personne, n’attentent à la liberté de personne, mais ils se font une loi à eux, et c’est le droit de tous les hommes. Ils disposent librement de ce qui leur appartient, de leurs bras et de leur industrie : en un mot, ils n’interdisent pas, comme on l’a dit, le maître, mais ils s’interdisent à eux-mêmes de travailler pour lui… C’est là l’exercice le plus sacré de la liberté individuelle, et pour le faire, ils n’ont pas besoin de demander permission à la loi, qui d’ailleurs ne le défend pas.

Ces principes, appliqués aux faits de la cause, justifient mes cliens… Ils ont été froissés par l’âpreté exigeante de M. de St-Salvi, qui a eu le courage de dire à des hommes qui lui donnaient dix heures de travail par jour : Vous travaillerez deux heures de plus. – Vous dormirez deux heures de moins. – Et cela je vous l’ordonne, sous peine de mourir de faim.

Ils ont répondu : Nous travaillerons ailleurs… et ils sont partis…

M. de Saint-Salvi a écrit sur leurs livrets des paroles flétrissantes pour leur probité, et nulle part ils n’ont pu trouver de travail : – alors ils ont demandé du pain à cinq milliers de frères qui se sont assemblés.

Ils ont jugé les griefs présentés par l’entrepreneur ; ils ont demandé des explications, et, sur son refus, ils ont à l’unanimité juré de ne plus rien faire pour un homme dont le cœur restait fermé pour eux… Cela, comprenez-le bien, n’a pas été un jugement, mais une déclaration individuelle, spontanée, faite par chacun, et en même temps par tout le monde, et qui n’avait besoin d’être imposée à personne. – Qu’y a-t-il dans tous ces faits rigoureusement exacts, autre [7.1]chose que l’application des principes que j’ai posés tout à l’heure, et que nul ne peut aujourd’hui contester ? »

L’avocat discute avec énergie tous les faits de la cause, et établit qu’aucun d’eux ne peut être criminel, même aux yeux de la loi.

On a reproché à Dauphin, dit Me Landrin en finissant, d’être allé à St-Germain, sans pouvoir dire chez quel ami il a couché, et on a fort argumenté de sa réponse, que cet ami ne pouvait dire son nom, parce qu’il ne le connaissait pas… L’organe du ministère public a-t-il senti toute l’imprudence de ce reproche ?… C’est là précisément ce qui justifie l’association des ouvriers. Qu’un d’eux se présente à un autre, au premier mot ils s’entendent ; ils sont frères… ; et ainsi l’ouvrier, malgré sa misère, n’est isolé nulle part… Il y a partout pour lui fraternité, hospitalité : car il trouve partout des amis qu’il ne connaît pas !

Un dernier mot :

Ce procès est expliqué ; il a causé pour tout le monde assez de souffrances et de malheurs…

De votre sentence dépendra l’avenir de tout le monde, plaignans et prévenus.

Acquittez les ouvriers pour que ceux-ci à leur tour soient généreux envers leurs maîtres ; ainsi, votre jugement rendra du pain aux uns, la fortune à l’autre ; c’est ce que les premiers et le second demandent, et votre jugement sera tout à la fois un acte de justice et le pacte d’une réconciliation ardemment désirée.

Après une longue délibération, le tribunal condamne Dauphin, Lacoste et Gerby, à 3 mois d’emprisonnement.

Lourmand et Barbier ont été acquittés.

Notes ( PARIS.
Procès des Charpentiers.)

1 La question du droit de « coalition » et la critique de l’article 415 du code pénal vont être au cœur du journal à partir de maintenant ; ce mouvement aboutira à la grande grève des canuts en février 1834, réaction à la situation locale mais aussi à la « loi liberticide des associations » (n° du 6 avril 1834). Il est question rapidement de « modifier les rapports des maîtres et des ouvriers » (numéro du 20 janvier 1833). Mais à mesure que le temps va avancer, que la solidarité aux « coalisés » tullistes, charpentiers, ouvriers tailleurs de pierres, aux mineurs d’Anzin sera réaffirmée, les exigences s’étendront et se préciseront : on soulignera alors l’hostilité du pouvoir politique face à la genèse d’un nouveau droit en cohérence avec le nouveau monde de l’industrie et du travail. Les espoirs et revendications prendront alors une toute autre envergure : « Du sein des associations doit éclore une organisation prochaine ; ces associations, à cette heure, dispersées sur le sol, sont des germes qui bientôt grandiront ; ce sont des matériaux épars que le présent apprête et amasse, que la main de l’avenir trouvera là, qu’elle ajustera et alignera pour fonder une administration générale du travail » (numéro du 1er décembre 1833).

 

 

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