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13 janvier 1833 - Numéro 2
 
 

 



 
 
    
 

Les chefs d?atelier doivent-ils prêter  serment de fidélité au roi avant de voter pour l?élection de leurs prud?hommes ?

Sois mon frère ou je te tue.
Variante anodine.
Jure-moi fidélité ou tu ne voteras pas.

C?est pour la seconde fois que les ouvriers en soie de Lyon sont appelés à élire leurs prud?hommes. On parle d?exiger d?eux un serment préalable de fidélité au roi ; on assure que cette singulière formalité a été exigée dans les autres sections qui viennent également de procéder à l?élection de leurs prud?hommes. Cela n?avait pas eu lieu aux précédentes élections ; aussi c?est avec raison que nous en sommes étonnés. Le Précurseur a signalé cette innovation. Notre devoir est de répondre au cri d?alarme qu?il a jeté, et de lui prêter [2.1]l?appui moral que nous puisons dans notre clientèle spéciale et puissante. Nous y sommes conviés d?ailleurs par un grand nombre de chefs d?atelier qui nous ont prié d?être leur organe ; nous n?hésitons pas à répondre à cet appel et à dire hautement notre pensée. La voici : Les chefs d?atelier appelés à élire leurs prud?hommes, par suite de l?ordonnance de convocation du préfet, sont fondés à refuser tout serment qu?on pourrait leur demander, et ils doivent, plutôt que de laisser établir un précédent aussi dangereux, protester et se retirer de la salle d?assemblée.

Si nous pouvions aborder le champ de la politique, que de choses nous aurions à dire sur cette prétention du pouvoir exécutif, demandant pour lui seul un serment de fidélité à une portion (quelque minime qu?elle soit) du peuple souverain auquel il doit son existence ; et si nous voulions être plaisans, nous trouverions une ample matière de ridicule à cette introduction de la royauté dans une salle d?élection de prud?hommes ; mais nous préférons aborder de suite et sérieusement la question soulevée malgré nous.

Le serment, on en convient, est un acte religieux : celui qui prête un faux serment ou qui viole un serment prêté, est flétri devant les hommes du nom de parjure, devant Dieu il est exécrable !? Le serment est un acte religieux ! c?est donc une bien grande immoralité de l?appliquer aux choses périssables de ce monde. Honneur aux sages quakers, qui ont pris pour base de leurs dogmes, de le refuser, selon la maxime ancienne :

Le nom de Dieu tu ne jureras en vaini.

Cependant faisons la part de la faiblesse humaine? nous concevons le serment dans le sanctuaire des lois? cet homme est-il coupable ?? prononce un arrêt de vie ou de mort? sauve l?innocence ou accable le crime? TÉMOIN que le juge interroge !? mais auparavant, jure devant Dieu et devant les hommes, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité !? ta parole d?honnête homme ne peut suffire en cette solennelle occasion? que ton orgueil ne s?en offense pas ! l?honnête homme est sujet à l?erreur !? tu as besoin d?une force surhumaine? invoque la divinité !? qu?elle te soit présente? prête serment et parle?

On te conçoit encore acte religieux, lorsque au nom de LA LOI tu viens prêter ton caractère sacré aux débats du prétoire? tu viens protéger des intérêts de fortune plus ou moins grands? C?est un scandale, il est vrai, mais l?homme de la civilisation prise l?argent à l?égal de sa vie, de son honneur? Au moins, par un reste de pudeur, on le respecte en te profanant ; le magistrat, jusque là incertain, ne conserve plus de doute, et l?audience est levée lorsque tu as prononcé? Le parricide et le parjure ne doivent jamais être supposés.

Mais un serment de fidélité à un gouvernement ! qui le conçoit ?? Un serment qui pourra sans crime et sans honte être violé !? car enfin le passé nous répond de l?avenir. Quel est le fonctionnaire, le simple avocat, qu?on ne puisse flétrir des noms de parjure, de traître et d?infâme, si le serment politique est quelque choseii. Qu?il se montre cet homme rare, et qu?une statue s?élève en son honneur !? O citoyens, vous frémiriez, si votre esprit attachait au serment politique la même idée qu?au serment civil. Mais, dites-vous, le serment politique n?est rien, ce n?est qu?une vaine [2.2]formule? Arrêtez, sacriléges ! eh bien ! nous dont on accuse les principes anarchiques, les m?urs anti-sociales, nous prolétaires, nous ne voulons pas boire à cette coupe d?infamie, nos lèvres sont pures, nous ne voulons pas les souiller, en prenant à témoin la divinité pour des intérêts purement terrestres. Si nous avions un serment à prêter, nous le prêterions à la patrie, mais à elle seule.

De quel droit viendrait-on vous assujettir à une cérémonie immense si elle pouvait être vraie, ridicule et sacrilège si elle ne doit rien produire. Refusez de courber la tête sous ce nouveau joug. Conservez votre conscience pure et libre? Vous ne briguez pas des honneurs, des faveurs, des emplois, comme tous ces courtisans nourris de vos sueurs. Vous ne demandez qu?à remplir un devoir de citoyen ; on ne peut vous en distraire sous aucun prétexte.

Disons franchement à l?autorité, beaucoup d?ouvriers sont républicains, quelques-uns, peut-être, sont légitimistes ; d?autres ont gardé et gardent encore une foi presque religieuse à l?HOMME dont la colonne de la place Vendôme, attend la statue que juillet lui a promise ; pourquoi les mettre entre la nécessité du parjure ou la privation de leurs droits ? De ce que leurs opinions ne sont pas celles du jour, sont-ils moins capables de concourir à l?élection de leurs mandataires ? doivent-ils en être arbitrairement empêchés ?

Nous protestons donc hautement, au nom des ouvriers, contre cette chaîne nouvelle, cette entrave insolite?

On n?a pas le droit d?exiger d?eux un serment quelconque, si on l?exigeait, ce serait un abus de la force.

Qu?on réfléchisse, et qu?on évite toute collision fâcheuse. Qu?on n?apprenne pas au peuple à penser d?un acte aussi important que le serment, dernier lien de la société, ce que Alcibiade1 osait dire dans Athènes corrompueiii.

C?est grand pitié de démoraliser ainsi l?espèce humaine.

Mais peut-être nous préoccupons-nous d?une vaine crainte. Ce n?est pas sous un roi dont le titre repose sur des barricades, dont Lafayette a dit : « Voila la meilleure des républiques », qu?un pareil acte de servilisme pourrait être tenté. Il recevrait, n?en doutons pas, la désapprobation de l?honnête homme que la France a nommé son chef, parce que fils d?un conventionnel, il devait rallier 1830 à 89, et renouer aussi pour la liberté, la chaîne des temps que l?empire et les Bourbons avaient interrompue.

Notes (  Les chefs d?atelier doivent-ils prêter...)
1 Alcibiade (? 450, ? 404), général et homme politique athénien.

 

 

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