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20 janvier 1833 - Numéro 3
 
 

 



 
 
    
 Des coalitions d’Ouvriersi.

L’inquiétude et les réclamations qui se reproduisent sans cesse de toutes les parties de la classe ouvrière et sur tous les points de la France, sont un fait trop général pour qu’il ne doive pas être pris en sérieuse considération. Ces dispositions unanimes d’hommes qui se communiquent leurs souffrances, annoncent que le temps est venu de changer ou tout au moins de modifier les rapports des maîtres et des ouvriers. Les uns gagnent [3.2]trop, les autres trop peu : la législation est toute paternelle pour les premiers, elle est d’une rigueur excessive pour les seconds. La raison en est toute simple : c’est que comme ce sont les riches qui ont fait les lois, les intérêts des riches y sont parfaitement représentés tandis que ceux des pauvres y sont fort négligés.

Voyez le code pénal :

« Toute coalition de la part des maîtres pour faire abaisser les prix de travail est punie d’un emprisonnement de six jours à un mois.

Toute coalition de la part des ouvriers pour suspendre, empêcher ou enchérir les travaux, sera punie d’un emprisonnement d’un mois à trois mois. – Les chefs ou moteurs seront punis d’un emprisonnement de deux ans à cinq ans. – Ils pourront, après l’expiration de leur peine, être mis sous la surveillance de la haute police pendant deux ans au moins et cinq ans au plus. »

La différence de ces deux articles dont l’un est si indulgent pour les fabricans, l’autre si rigoureux pour les travailleurs, est d’autant plus choquante que les hommes que la loi traite avec tant de dureté sont précisément ceux qui sont le plus constamment exposés à ses atteintes.

Le fabricant est éclairé, il est ordinairement dans l’aisance, il a pour lui les ressources de la raison et de la fortune : dans les circonstances difficiles il peut attendre. – L’ouvrier, au contraire, vit au jour le jour, aux prises avec ses impérieux besoins, avec les nécessités de sa famille, avec la faim de ses enfans. – S’il demande une augmentation de salaire, si sa voix s’unit à celle de ses compagnons de travail dans le même intérêt, s’il s’abstient de travailler un jour, deux jours, il faut qu’il y soit sollicité par de bien vives souffrances.– C’est le besoin du moment qui le poussera à ce parti extrême. – Le fabricant, au contraire, n’y sera entraîné que par un froid calcul, par une vue éloignée de spéculation. Le jour où il aura pris cette détermination, rien n’aura manqué plus que les autres jours à la satisfaction de tous ses besoins et de tous ses plaisirs.

Les ouvriers, en se coalisant, ne font qu’un tort très-momentané aux maîtres, aux fabricans, aux entrepreneurs qui ont des fonds en réserve, qui possèdent ordinairement des terres et des maisons. Mais il n’en est pas de même de la coalition de ces derniers : elle enlève au pauvre travailleur le pain de sa journée, celui de sa famille, car son capital à lui, c’est la sueur de ses bras.

Si donc il devait y avoir des circonstances atténuantes pour les uns et des circonstances aggravantes pour les autres, les premières devraient assurément être pour les ouvriers, les autres pour ceux qui les emploient. Il n’en est point ainsi : là comme partout ailleurs ce sont les petits qui pâtissent pour ceux qui sont plus puissans qu’eux ; parce que les petits ne nomment pas de députés, ne jouissent d’aucun droit politique et ne sont nullement représentés dans la confection des lois.

Nous regardons assurément les coalitions d’ouvriers comme un fait déplorable, mais nous disons que ce fait, quand il se reproduit aussi fréquemment que de nos jours et sur autant de points à la fois, est la marque d’une misère profonde, et qu’il devrait bien plutôt éveiller l’intérêt et la prévoyance des gouvernans que leur sévérité.

Nous nous détachons ici de tout fait local : nos réflexions ne s’appliquent pas plus aux tailleurs de Clermont qu’aux ouvriers en soierie de Lyon, qu’aux fileurs de Rouen, qu’aux charpentiers et aux serruriers de Paris, mais nous sommes convaincus que cette unanimité [4.1]de plaintes annonce la même unanimité de malaise, que de pareils faits ne peuvent reconnaître une cause momentanée, que là encore comme partout ailleurs se fait reconnaître le symptôme du mal qui agite la société, du besoin d’égalité qui la tourmente. – La différence de position des entrepreneurs et des ouvriers est trop grande, trop inhumaine ; il faut qu’elle se modifie.

Dans cette situation, il est d’un haut intérêt que ceux qui ont le pouvoir en main ne demeurent pas froids et impassibles en présence des avertissemens qu’ils reçoivent, et ne prétendent pas appliquer dans toute leur rigueur, des textes sur lesquels le mouvement qui s’accomplit chaque jour doit bien exercer quelque atteinte.

A cette époque de transition, les magistrats rempliraient une haute mission d’humanité, s’ils savaient se placer entre des lois qui meurent, mais dont ils ont la garde, et les inspirations et les pressentimens de l’avenir. – De cette manière, plus ils auraient de respect pour le progrès de l’humanité, et plus ils assureraient encore d’égards et de durée au pouvoir dont ils sont les dépositaires. Si ceux qui sont préposés à la garde du présent savaient déchirer le bandeau qui leur cache l’avenir, les conquêtes de la raison coûteraient moins de larmes et moins de sang à l’humanité.

Encore une fois, quand l’action des lois devient difficile, c’est qu’elles cessent d’être en rapport avec les vœux et les besoins du temps : leur application exige alors de grands ménagemens, et pour en revenir aux coalitions d’ouvriers, ce serait travailler utilement à les prévenir que de ne point les voir réalisées là où il n’y a encore que de premiers germes de mécontentement ; ce serait faire acte de raison autant que d’humanité que d’intervenir pour concilier bien plutôt que pour réprimer et sévir, pour amener la transaction et la paix entre ceux qui sont en guerre que pour imposer des châtimens, qui, sans atténuer en rien les causes du mal présent, ne font que susciter de nouvelles difficultés pour l’avenir.

Trélat.

 

 

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