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3 février 1833 - Numéro 5
 
 

 



 
 
    
 AU COURRIER DE LYON.

Fœnum habet in cornu.

Nous demandons, en vérité, pardon à nos lecteurs de les entretenir encore du Courrier de Lyon ; nous y sommes contraints par une série d’attaques qu’il a dirigées contre l’Echo de la Fabrique dans ses Nos des 25, 26 et 27 janvier dernier.

Forts de notre conscience, de l’appui que nos doctrines trouvent dans la classe ouvrière avec laquelle nous sympathisons dans un contact journalier, nous aurions peut-être dû mépriser des injures parties d’aussi bas. Qui voudrait de l’estime du Courrier ? mais on aurait pu interpréter notre silence d’une manière différente, cette crainte a prévalu.

l’echo a obtenu des suffrages dont ses rédacteurs ont droit d’être fiers. Nous ne mentionnerons que ceux du Précurseur, parce qu’ils ont reçu le baptême de la publicité, et certes, sous tous les rapports, il y a loin de M. Anselme Petetin, son rédacteur en chef, à M. Jouve. Les convenances nous interdisent tout éloge du premier, mais rien ne nous empêche de faire connaître celui qui s’est constitué notre adversaire. M. Jouve, s’il faut en croire la Glaneuse, dont l’assertion n’a pas été démentie, a commencé sa carrière d’homme public par écrire des articles virulens dans la Sentinelle, journal qui, ayant eu le tort d’être trop tôt républicain, n’a obtenu qu’une existence éphémère ; ensuite il a loué ses services au parti aristocrate qui, après les journées de novembre, a fondé le Courrier de Lyon, en haine de la liberté politique comme de la liberté civile. Bien faible digue opposée à l’émancipation des prolétaires. Si [1.2]cela est vrai, que M. Jouve se contente de gagner son salaire comme fait un manœuvre, et d’une manière bien moins honorablei, mais qu’il ne prétende pas régenter des hommes de conviction comme nous qui avons cherché dans la presse, ce qui est bien permis, une tribune pour nos opinions, et non le bénéfice de quelques écus en retour de la vente de notre conscience. Si cela est, il y a entre M. Jouve et nous, toute la différence d’un valet à des citoyens.

Que sont dans la balance de l’opinion publique les jugemens du Courrier ? Lui-même que représente-t-il en France ? Nous ne lui rappellerons pas ses titres à la réprobation universelle. Cette digression nous mènerait trop loin, et d’ailleurs pour le combattre et le suivre pas à pas, il faudrait marcher dans la fange. Nous ne citerons donc que quelques-unes des circonstances qui nous reviennent à la mémoire, et dans lesquelles le Courrier s’est couvert de honte. On se souvient qu’il a eu l’audace de dire que les événemens de novembre n’avaient pas bien fini, et cela parce que la tête de MM. Granier, Michel-Ange Perrier, et quelques autres républicains fut dérobée à la hache du bourreau, et lorsqu’on lui demanda raison de ce vœu sanguinaire, il refusa et souffrit toutes les avanies qu’on voulut lui faire subirii. On se souvient encore de cette plate injure contre les convives du banquet Odilon-Barrot, par suite de laquelle un sang généreux fut sur le point de couler. Le Courrier n’a jamais su rien respecter. Il a bafoué l’industrie en général, les ouvriers de Lyon en particulier, en les traitant d’inhabiles et tracassiers. Le malheur de quelques patriotes n’a excité en lui qu’un rire infâme et satanique. Sous une feinte modération on l’a vu toujours attiser les haines, r’ouvrir des blessures sanglantes ; il a osé, dans maints articles, menacer la population prolétaire lyonnaise d’une garnison plus nombreuse et plus dévouée qu’en novembre, et il s’étonne du mépris qu’il recueille, de l’animadversion générale sous le poids de laquelle il succombe.

[2.1]Le Courrier attaque nos doctrines et blâme notre rédaction. Il croit nous avoir stigmatisés du nom de basse presse, mais il n’a pas réfléchi que son injure tombait à faux, puisque quelques lignes plus haut il nous donne pour auxiliaires les feuilles qui prêchent l’établissement de la république, c’est-à-dire le Précurseur, la Glaneuse et le Journal du Commerce. Si nous étions vraiment d’une littérature ignoble, comment aurions-nous de tels auxiliaires, et comment nous auraient-ils admis dans leur sein ; ce n’est donc qu’une question de principes, et le Courrier sait bien que nous ne pouvons dans cette feuille, étrangère à la politique, ouvrir une discussion sur le mérite de nos doctrines. Tout ce que nous pouvons lui répondre, c’est que nos doctrines, bonnes ou mauvaises, sont à nous, personne ne nous les a imposées ; nous n’avons jamais changé. On ne nous qualifiera nulle part de transfuges ; les rédacteurs du Courrier pourraient-ils en dire autant ? Quant à notre rédaction, ce n’est pas au Courrier de Lyon que nous voulons la soumettre, et plutôt que d’encourir ses éloges nous briserions notre plume.

C’est trop long-temps nous occuper de choses étrangères aux intérêts qui nous sont confiés ; c’est donner trop d’importance aux attaques du Courrier ; nous lui renvoyons, pour en finir, ses injures ; ses rédacteurs, eux aussi, n’ont pas le pouvoir de nous offenser. Ils ne comprennent rien à l’indépendance de l’homme de lettres, à la mission sacrée que le journaliste doit remplir aujourd’hui ; nous ne pouvons donc que les plaindre de faire à prix d’argent et comme métier, ce que les rédacteurs de l’Echo ne font que dans un but honorable et qu’ils ne craignent pas d’avouer, l’émancipation physique et morale de la classe prolétaire.

Maintenant, un mot des causes qui ont amené le dévergondage du Courrier.

C’est à propos de l’élection des prud’hommes, du refus de serment des chefs d’atelier, des observations faites par nous sur la nomination des prud’hommes négocians ; et enfin de la scène scandaleuse dont M. Firmin Gentelet a été le provocateur dans la séance du 24 janvier dernier, que le Courrier a cru devoir nous attaquer.

L’unanimité des journaux sur la question importante du serment (question que nous n’avons traité que sous son point de vue moral et religieux, et que le Précurseur a traité sous le rapport politique), est suffisante pour nous absoudre du reproche de l’avoir soulevée et fait résoudre en faveur du principe de la souveraineté populaire qui nous régit ; le Courrier lui-même, malgré son servilisme, n’a pas osé en contester l’illégalité ; seulement, et de ce ton dont on dénonce, il a blâmé le préfet d’avoir par sa conduite subi les éloges du Précurseur et les nôtres ; car il importe, dit-il, que dans une ville comme Lyon, et avec des hommes tels que nous, non-seulement l’autorité n’ait point peur, mais encore qu’elle ne paraisse pas en avoir eu l’air. C’est une variante de la maxime absolutiste que le pouvoir ne doit jamais avouer ses torts.

Nous avons fait des observations sur les prud’hommes négocians ; nous y persistons, et si elles sont causes de leur démission, tant mieux !

Plus justes que les rédacteurs du Courrier envers les négocians, loin de dire : le conseil des prud’hommes est impossible, nous disons qu’il est impossible que parmi eux on ne trouve pas neuf citoyens dignes de la fonction de prud’homme. Ce serait une erreur bien grande de nous croire les ennemis d’une classe quelconque ; n’avons-nous pas rendu justice à M. Estienne. [2.2]Pourquoi a-t-il donné sa démission ? C’est que ses collègues l’ont abreuvé de dégoût en lui reprochant de soutenir les intérêts des ouvriers plutôt que ceux des marchands. Si ses huit collègues lui avaient ressemblé, le conseil des prud’hommes ne serait pas aujourd’hui dans l’état de dislocation où il se trouve. Si c’est là faire des personnalités, au dire du Courrier, nous ne savons comment faire pour nous en abstenir ; nous ne pensons devoir respecter que la vie privée : nous l’avons toujours fait. Que le Courrier essaye de prouver le contraire. La vie publique d’un négociant est dans son comptoir ; nous avons le droit de la dévoiler, et rien ne nous détournera de l’exercice de ce droit qui est en même temps notre devoir. Tant pis pour ceux que cela incommode, nous mépriserons leurs clameurs. Qu’ils se comparent ensuite, si bon leur semble, à Phocion et à Aristide, nous en rirons. Ces vertueux républicains doivent déplorer l’abus que le Courrier fait de leurs noms.

Un mot en passant sur le mandat impératif que nous avons conseillé aux chefs d’atelier électeurs de donner à leurs prud’hommes. Nous concevons que le Courrier, qui est étranger à tout sentiment noble et libéral, puisse le blâmer ; mais qu’a-t-il dit pour appuyer son blâme ? Rien, absolument rien. Nous n’avons pas demandé que ce mandat impératif s’appliquât à tout ce que les prud’hommes sont appelés à faire dans l’exercice de leurs fonctions, mais seulement à deux choses importantes : la libre défense et l’établissement d’une jurisprudence fixe.

Le Courrier demande ce qu’il adviendrait dans le cas de refus des négocians de nommer des prud’hommes. Comme pour supprimer le conseil des prud’hommes il faudrait une loi, les chefs d’atelier, jusqu’à ce qu’elle fut rendue, seraient obligés de juger tous seuls ; les négocians y regarderont sans doute à deux fois, et après, en supposant que la décision des contestations de fabrique fût rendue aux juges de paix, de deux choses l’une : ou ces magistrats ne jugeraient que sur le rapport d’experts choisis par les parties (ce qu’il est rationnel de croire, et n’entraînerait ni plus ni moins de frais et de perte de temps que les conciliations actuelles), où ils jugeraient eux-mêmes ; mais alors il nous est permis de dire que les contestations ne seraient pas plus mal jugées, car il est probable que sur une question de laçage, tirelle, déchet, etc., un juge de paix en sait autant qu’un prud’homme chapelier, bonnetier, etc.

Nous éprouvons de la peine à rappeler l’attention publique sur l’audience du 24 janvier dernier, et sur M. Firmin Gentelet, le Courrier aurait dû, par pudeur, se taire là-dessus. Avant tout nous rétablissons la vérité des faits que, suivant son usage, le journal du juste-milieu a tronqué. Ce n’est pas, ainsi qu’il l’annonce à tort, contre le conseil que les ouvriers se sont émus et ont fait entendre des cris ; il est ridicule de dire que les ouvriers se sont élevés contre un jugement rendu en leur faveur ; mais ils ont crié contre l’impudeur d’un négociant persistant par trois fois à demander au président, avec une fatuité rare, s’il serait libre de faire des conventions contraires au droit des ouvriers, et à la jurisprudence du conseil. Ils se sont élevés contre la partialité du président, contre son ordre insolite et non motivé d’évacuer la salle. Ils se sont souvenus que dans d’autres occasions bien moins graves le président avait invoqué son pouvoir discrétionnaire et en avait usé sans recourir à la peine brutale de la levée de l’audience. Ils se sont souvenus que pour beaucoup moins, le sieur Tiphaine fut rappelé à l’ordre et le sieur Nesme incarcéré ; l’un n’était qu’un simple légiste et l’autre un chef d’atelier. La rigueur qu’on avait [3.1]déployée contr’eux devenait une injustice en la comparant à la mansuétude employée à l’égard de M. Gentelet. Ce dernier, sans être muleté d’aucune peine, s’est retiré paisiblement et a traversé en donnant le bras à un ouvrier, le sieur Daviet, sa partie adverse, la foule qui l’injuriait, il est vrai, mais était incapable de se porter à des sévices contre lui. Les ouvriers ne sont pas des assassins. Les vainqueurs de novembre n’ont pas besoin de prouver leur modération.

Il nous tarde d’en finir ; nous n’avons plus qu’un mot à dire au Courrier sur son article du 26 janvier. Il prétend avoir reçu un mémoire dans lequel un négociant propose, 1° l’établissement d’un code définitif pour servir de règle aux décisions des prud’hommes ; 2° la création d’une feuille hebdomadaire, uniquement consacrée aux intérêts de l’industrie, et rendant un compte fidèle des séances du conseil des prud’hommes.

Le Courrier, soit ignorance, soit mauvaise foi, affecte de confondre un code définitif des prud’hommes avec le tarif, et en d’autres mots, pour nous servir de ses propres expressions, le salaire avec les charges de la fabrication. Il n’en est rien, un code ne ferait que régler ces dernières, savoir : les montage, laçage des cartons, déchets, tirelles, etc. Le prix de la main-d’œuvre serait toujours soumis aux chances de hausse ou de baisse. A l’égard de la création d’un journal rival de l’Echo de la Fabrique, le Courrier a la candeur d’avouer qu’il serait inutile, attendu que les ouvriers ne le liraient pas, par la raison qu’ils le croiraient hostile, parce que, tenant la balance entre les ouvriers et les négocians, il ne présenterait d’autre appât que celui de la vérité toute nue ; comme il ne faut pas que cette idée soit perdue, le Courrier s’offre à remplir cette tâche, et nous nous empressons d’en faire part à nos lecteurs. C’est agir avec désintéressement comme on le voit ; mais nous n’avons pas grand mérite à cela, il est douteux que les ouvriers consentent à lire le Courrier même gratis ; quant à le payer… oh ! allons donc !

Nous avons perdu à cette polémique fastidieuse un temps précieux et un espace que nous aurions pu mieux remplir. Dorénavant nous prévenons le Courrier de ne chercher notre réponse qu’à la dernière page, à l’article Coups de Navette ; car, en vérité, il abuserait de sa position ; nous n’avons qu’un jour pour lui répondre, et lui, fort de sa périodicité, de ses longues colonnes, il pourrait, par la fréquence de ses attaques, nous distraire de travaux plus sérieux. Nous le prions, lorsqu’il n’aura rien de mieux à faire, au lieu de s’occuper de nous et des ouvriers, de continuer à remplir ses colonnes d’emprunts faits à Figaro, ou bien encore de quelques-uns de ces contes politiques, destinés, suivant lui, aux gobe-mouches et aux oisifs de café. Dans l’intérêt de la paix publique nous le prions de s’occuper le moins possible de notre industrie, car s’il est de bonne foi (ce dont nous doutons fort), il joue de malheur, et ses paroles ne sont jamais que de l’huile jetée sur un brasier ardent.

 

 

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