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10 février 1833 - Numéro 6
 
 

 



 
 
    
 

Des Tullistes de Lyon.

Depuis nombre d’années les marchands de tulle font assaut d’égoïsme contre leurs ouvriers. En 1831, ces derniers ont formé une association pour forcer les négocians à se conformer à l’arrêté du ministre de l’intérieur, qui fixait à 5,000 mètres la longueur des flottes, que ces négocians avaient portée jusqu’à 6,000 mètres et plus. Au moyen de cette association, les ouvriers obtinrent enfin la justice que l’influence occulte des marchands leur avait fait refuser au conseil des prud’hommes, où ils n’ont qu’une représentation incomplète et mensongère.

Les marchands, irrités de ce succès, en tirèrent une vengeance immédiate en réduisant à 1 fr. le prix de la flotte qui était payé auparavant 1 fr. 25 c. Dès-lors, et après une telle négation de salaire, l’ouvrier célibataire eut peine, malgré un travail forcé, de suffire à ses besoins les plus stricts. Quant au père de famille, la misère la plus affreuse fut son partage.

Dans un tel état de détresse, les ouvriers tullistes furent encore un objet de spéculation pour les despotes avides que leurs sueurs avaient enrichi. Un calcul machiavélique fut fait par les négocians. Les plus riches d’entre ces derniers, feignant de s’apitoyer sur le sort des malheureux ouvriers, leur représentèrent qu’ils ne pouvaient pas vivre avec un aussi mince salaire (ce qui n’est que trop vrai), et que s’ils s’entendaient bien, il leur serait facile d’obtenir une augmentation de cinquante centimes par flotte ; ils allèrent même jusqu’à promettre des secours, l’un 1,000 fr., l’autre 600 fr., etc. Ces faits sont consignés dans une enquête déposée entre les mains du procureur du roi, qui poursuit, dit-on, d’office ces marchands.

On va croire que ces négocians étaient mus par un sentiment de compassion, ou au moins qu’ils exécuteraient leurs promesses. On se tromperait doublement ; d’abord les négocians dont il s’agit (L’enquête le constate, et ils l’ont avoué eux-mêmes), n’avaient pour but que de faire tomber les petits marchands par une suspension de travail, et s’emparer du monopole de cette industrie.

Quant aux dons promis, et sur la foi desquels les ouvriers tullistes ont agi, ils n’ont pas encore été réalisés. Il est probable qu’on les attendra long-tempsi.

Les travaux ayant cessé, l’autorité crut voir un complot de coalition dans la démarche des ouvriers tullistes, et cinq d’entr’eux furent incarcérés comme chefs de ce complot. Nous n’avons pas à nous occuper de la législation en ce qui touche la question de coalition des ouvriers : nous pensons que cette anomalie de l’ordre social actuel disparaîtra incessamment, mais en l’état nous pouvons certifier qu’il n’y a pas eu coalition dans le sens de la loi, et que tous les ouvriers tullistes ont eu leur libre arbitre complet ; nous devons rendre justice [3.1]à M. le préfet du Rhône ; il a ordonné la mise en liberté de nos cinq camarades aussitôt qu’il a été instruit des circonstances de cette affaire, et a provoqué l’enquête dont nous avons parlé ci-dessus.

Maintenant la question se présente ainsi : par des motifs honteux mais dont nous avons été dupes, les marchands ont jeté le gant. Les ouvriers tullistes le ramassent ; ils se sont réunis, ils en ont le droit. Leurs ressources sont très-bornées, mais habitués à souffrir, ils sauront souffrir encore davantage. Ceux qui ont quelque chose viennent au secours de ceux qui n’ont rien. Il n’y a point de travaux pénibles ou fâcheux auxquels ils ne se résoudront pour donner du pain à leurs familles. Ils comptent aussi sur la sympathie de tous leurs camarades, sur les secours de tous les artisans des autres professions, sur la bienveillance de tous ceux qui ont des entrailles pour la classe prolétaire.

Déjà des souscriptions ont été ouvertes à leur profit ; ils en remercient les généreux auteurs, et ils espèrent, avec cette aide, triompher de l’égoïsme et de la cupidité.

L.-F. Bonnardel, Thevenet, Cattin cadet, Baur, Clémençon, Fischer, T. Plantier, Cattin.

Note du rédacteur. – Nous avons dû accueillir cet exposé des griefs des ouvriers tullistes. Nous ne pouvons en juger le mérite ; mais s’il n’est pas démenti, que de réflexions il doit faire naître. Nous les abandonnons à la sagacité des lecteurs. L’autorité est avertie ; elle a des devoirs à remplir. Laissera-t-elle s’envenimer une plaie qu’il est encore possible de cicatriser. Nous ne voulons aujourd’hui qu’appeler son attention sur les maux qu’éprouve une industrie toute entière, sur la misère de quelques-uns de nos concitoyens. Dans la crainte qu’on nous accuse d’entraver les bonnes intentions de ceux qui sont chargés de veiller au bien être de la société, dans la crainte qu’on accuse notre zèle et notre propension à venir au secours de nos camarades prolétaires, nous nous tairons encore quelques jours. Notre silence, en pareille occasion, n’a qu’un but ; de prouver que nous ne voulons sacrifier aucune existence actuellement compromise, à nos théories, ni donner prétexte, par un motif quelconque, de dénier des secours à des hommes qui souffrent ; mais si notre silence n’est pas compris et apprécié, nous parlerons et nous ferons entendre de dures vérités. Tant pis pour ceux qui les auront provoquées.

 

 

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