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10 février 1833 - Numéro 6
 
 

 



 
 
    
 De la franchise de la pensée.

Chackoug, ministre de Li-Ouang1, empereur de la Chine, il y a vingt-six siècles, représentait à ce mauvais prince que, si le ressentiment devenait général, son autorité ne saurait subsister. « Un empereur qui saura gouverner (ajoutait ce ministre), laissera aux historiens et aux poètes la liberté d’écrire, au peuple, celle de parler, et aux indigens celle de murmurer, alors les affaires suivront leur cours. » Li-Ouang ne l’écouta pas ; trois ans après il fut réduit à fuir.

C’est un grand crime que d’attenter à la pensée qui est une fonction de l’homme, et celle de toutes qui mérite le plus de respect. – Si ceux contre la violence desquels nous protestons étaient capables de quelque bonne foi, nous les engagerions à invoquer en même temps les conseils de la raison et les lumières de l’histoire et nous les mettrions au défi de fournir aucune contradiction solide à nos argumens.

Non, il n’est pas vrai que la société ne puisse se maintenir qu’au prix du sang versé, des prisons, des échafauds et des violences de toute espèce. Non, il n’est pas vrai que la crainte et les châtimens passent jamais être [4.1]un moyen légitime de gouverner les hommes. Une pareille croyance et de pareilles pratiques indiquent à la fois une ignorance grossière et une démoralisation profonde chez ceux qui les répandent.

Ne croyez pas qu’il doive y avoir, comme on le dit, dans la marche des sociétés, des temps de paix et des temps de désordres ; ne croyez pas que la souffrance et le malheur, la persécution, la haine et la vengeance soient de l’essence de l’humanité : ceux qui croient cela sont des impies, ceux qui en sont cause sont des monstres.

Toutes les fois que vous voyez de grands bouleversemens dans l’état social, dites à coup sûr :

« Il y a ici des hommes qui tirent parti du passé, qui exploitent le présent et qui arrêtent l’avenir : il y a ici des misérables qui font argent et jouissances personnelles des misères du plus grand nombre. »

Sans cette criminelle coalition de ceux qui regorgent contre ceux qui végètent exténués de douleurs et de privations, l’humanité s’avancerait comme chaque homme grandit, car l’humanité n’est qu’un grand corps dont l’accroissement est indéfini. Les révolutions sont le produit des résistances qu’on oppose à son libre développement ; quand on l’a entravée long-temps, mutilée, refoulée de mille et mille manières, un jour vient où elle reprend ses droits, et ce jour est terrible pour les hommes qui l’ont retardé. – Les révolutions sont l’œuvre de ceux qui s’en disent les ennemis ; ceux qu’on en accuse font tout ce qu’ils peuvent pour que chaque jour amène insensiblement sa conquête. Si on les écoutait, il n’y aurait jamais de commotions politiques.

Rendez assez de justice à l’humanité pour ne point mettre sur son compte les crimes qui la désolent : la plupart ne sont que des réactions ; ils sont le fait de quelques hommes qui veulent substituer leurs caprices aux lois de la nature. Ces derniers sont aussi fous que ceux qui voudraient apprendre à l’homme à marcher ou à dormir. Il ne faudrait que rire de leurs vains préceptes, s’il n’y avait là des larmes et du sang.

Un jour viendra où la grande famille se régira d’elle-même sans violence, sans dilapidation, sans provocation et sans vengeances. – Alors, aucun effort ne sera perdu, toutes les pensées seront recueillies, toutes se féconderont les unes par les autres : l’humanité s’avancera dans la voie que la nature lui ouvre. – Le moyen de l’y engager, c’est de faire cesser au plus vite l’état monstrueux où la pensée lutte contre le gendarme, et la voix de la conscience contre le cri de la faim.

Il y a vingt ans, trente ans, cinquante ans, quelle était la pensée qui soulevait contre elle toutes les fureurs du pouvoir ? – La pensée populaire qui préparait le règne de l’égalité. Cherchez partout, fouillez les temps passés, ou considérez le présent, vous trouverez dans tous les âges et dans tous les lieux ceux qui prédisaient et qui préparaient l’avenir poursuivis, persécutés, mis à mort par des hommes qui s’appelaient Anytus2, Jeffryes, Christophe de Beaumont3, de Broë ou MarchangyVictor d’Arlincourt dit Marchangy4. – Qu’est devenue leur mémoire ? – Elle est maudite. – Que sont devenues les pensées qu’ils combattaient à outrance ? – Elles ont échauffé tous les cœurs : elles ne peuvent plus s’éteindre ; elles feront le tour du monde.

Croyez-nous, c’est un vilain métier que celui de faire la guerre aux idées avec des réquisitoires.

La barbarie ne finira que le jour où l’intelligence humaine sera libre et où on cessera de voir requérir l’amende, la prison, le bannissement ou la mort contre [4.2]un homme qui peut selon les temps où selon les lieux, s’appeler Socrate, Sydney, Béranger ou Paul-Louis Courrier.

TrélatTrélat i5.

Notes ( De la franchise de la pensée.)
1 Référence au roi Liwang de la dynastie Zhou qui régna de 878 à 827 av. J.-C.
2 Politicien athénien influent qui fut l’un des trois accusateurs de Socrate.
3 Christophe de Beaumont (1703-1781), archevêque de Paris, adversaire résolu des philosophes des Lumières.
4 Référence à Jean de Broé, avocat général lors du procès de Pierre-Louis Courier en 1821, et à Victor d’Arlincourt dit Marchangy (1788-1856).
5 Ces précisions, notamment « membre de la société des Amis du Peuple », au sein d’un journal « non politique » par statut, attestent une nouvelle fois de l’orientation de plus en plus ouvertement républicaine du journal.

 

 

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