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24 février 1833 - Numéro 8
 
 

 



 
 
    
DES COALITIONS

ou l?article 415 du code pénal apprécié.


 

A cette époque de transition, les magistrats rempliraient une haute mission d?humanité s?ils savaient se placer entre des lois qui meurent, mais dont ils ont la garde, et les inspirations et les pressentimens de l?avenir? Les conquêtes de la raison coûteraient moins de larmes et moins de sang à l?humanité? Encore une fois, quand l?action des lois devient difficile, c?est qu?elles cessent d?être en rapport avec les v?ux et les besoins du temps.

Trélat. Des Coalitions d?ouvriers.

(Voy. l?Echo, n° 3, p. 19.)

La question est grave, nous ne l?ignorons pas, et ce n?est pas une raison pour nous dispenser de l?aborder. Nous la traiterons avec toute la modération possible ; mais sans reculer devant aucune de ses difficultés. Nous respecterons la loi, mais nous chercherons à en démontrer le vice et l?insuffisance.

Les chefs d?atelier de la fabrique d?étoffes de soie de Lyon, sont, dit-on, coalisés entr?eux, et c?est pour essayer de rompre cette coalition que l?autorité, empruntant le langage d?un code partial et les erremens d?une autre époque, a déclaré vouloir exciper contre les délinquans de l?article 415 du code pénal.

Nous le transcrivons : « Toute coalition de la part des ouvriers pour faire cesser en même temps de travailler, interdire le travail dans un atelier, empêcher de s?y rendre, et d?y rester avant ou après de certaines heures, et en général pour suspendre, empêcher, enchérir les travaux, s?il y a eu tentative ou commencement d?exécution, sera punie d?un emprisonnement d?un mois au moins et de trois mois au plus. Les chefs ou moteurs seront punis d?un emprisonnement de deux à cinq ans. »

[2.1]Cet article fait suite à celui relatif aux coalitions des marchands dont voici le texte :

« Toute coalition entre ceux qui font travailler des ouvriers tendant à forcer injustement et abusivement l?abaissement des salaires, suivie d?un emprisonnement de six jours à un mois, et d?une amende de 200 fr. à 3,000 fr. »

Nous avons fait ressortir ailleurs la partialité révoltante de cette loi, et qu?on n?en soit pas étonné. Le code pénal, on le sait, n?a rien de commun avec ses aînés. Le consul de la république avait trahi la liberté, et pour fonder sa puissance nouvelle, il appelait à lui toutes les aristocraties comme il reconstruisait tous les priviléges. Les décrets de cette époque de gloire et de tyrannie le témoignent assez.

Nous acceptons, pour un moment, la loi telle qu?elle est, l?article 415 avec toutes ses rigueurs, et nous plaçant ainsi sur le terrain légal de la discussion, nous repoussons l?article 415 par cette voie, qu?en style judiciaire, on appelle fin de non-recevoir.

D?après sa contexture, cet article ne peut s?appliquer qu?à des ouvriers réunis en grand nombre dans un ou plusieurs ateliers, et se coalisant pour obtenir quelques-unes des améliorations qu?il prévoit et dont en effet il pourrait être dangereux de réclamer imprudemment l?octroi. Expliquons-nous. Un canal, un chemin sont projetés, de nombreux ouvriers sont réunis sur un seul point, le prix de la journée composée d?un certain nombre d?heures est fixé ; il leur plaît de ne pas trouver leur travail assez rétribué, ils se coalisent pour le cesser au même instant. On conçoit la perturbation qu?amènera une pareille coalition : semblable chose peut arriver dans une usine, une filature, et dans toute manufacture occupant un grand nombre d?ouvriers. Laissons donc de côté cette question ; elle mérite l?attention du législateur, mais ce n?est pas elle qui doit en ce moment nous occuper.

On le voit déjà : qu?a de commun l?article 415 avec les chefs d?atelier, citoyens, domiciliés, exerçant librement leur industrie ; si vous voulez les atteindre, faites une loi qui leur soit applicable. Votre article 415 n?est qu?un vain et puéril fantôme. Dira-t-on que ce n?est pas à eux qu?on a voulu s?en prendre, mais à leurs compagnons également coalisés. Misérable subterfuge, nous pouvons nier, car la distinction n?a pas été faite, mais en ce cas là même nous dirons : attendez que les chefs d?ateliers se plaignent, jusque-là vous n?avez à demander compte qu?à eux de la cessation du travail, et il nous paraît évident que l?article 415 ne saurait les concerner.

Nous avons vraiment honte d?avoir voulu couvrir les fabricans du manteau légal d?une fin de non-recevoir. Nous voulons y renoncer un moment et envisager la question sous son point de vue naturel ; tel que le progrès des esprits nous le permet.

Proclamons hautement notre pensée. La coalition des chefs d?atelier est permise. Tant mieux si elle existe. Bien entendu que nous n?approuverions pas l?emploi de la force par les chefs d?atelier coalisés contre ceux d?entre eux qui refuseraient de s?associer à cette coalition.

Le fabricant vend le travail comme le marchand la marchandise. Ainsi nous disons que tous deux sont marchands ; l?un de travail, l?autre de marchandises, celles-ci divisées en deux branches, matières premières et matières ouvrées.

Ces principes admis, niera-t-on la coalition permanente des marchands entr?eux, coalition qui produit alternativement la hausse et la baisse ? On ne l?osera pas ; et alors nous dirons à tous les hommes du pouvoir judiciaire [2.2]et administratif : forcerez-vous un négociant à livrer sa marchandise au-dessous du prix qu?il lui plaît, et pensez-vous que c?est isolément qu?il a fixé ce prix. L?autorité s?est-elle jamais cru le droit d?intervenir dans ces spéculations ? oh ! non, elle leur a livré un palais qu?on appelle la bourse, elle a institué pour desservir ce temple des sacrificateurs sous le nom de courtiers. Et l?autorité voudrait intervenir dans la spéculation du chef d?atelier, marchand de travail. Et de quel droit ?? Ne se souvient-elle plus qu?elle a dit après novembre, que la fixation d?un tarif au minimum excédait son pouvoir. C?est donc aux chefs d?atelier à le faire eux-mêmes ce tarif ; ils y parviendront. Il faut que l?exploitation de la classe des travailleurs par celle des marchands cesse au plus tôt ; il faut que le commerce prenne son parti et qu?il subisse sans murmure l?exigence du marchand de travail comme celle du marchand de matières. Il faut enfin qu?il traite avec chacun d?eux comme d?égal à égal. Ce n?est pas en vain que nous avons demandé l?égalité sociale ; elle seule aplanira toute difficulté. Pour établir le prix de son étoffe le marchand calcule d?abord l?achat de la soie, et il souffre sans se plaindre et comme chose naturelle les chances alternatives de hausse et de baisse, il faut dorénavant qu?il ajoute dans son calcul l?achat du travail, et qu?il en souffre également sans se plaindre et comme chose naturelle la hausse, comme il pourra profiter de la baisse. Que son orgueil ne s?en offense pas ! Le chef d?atelier est son égal tout comme le marchand de soie. Ainsi le veulent nos m?urs actuelles, et non-seulement devant la loi, mais dans la société, au café ou dans la rue, n?importe, ce qui est bien différent de l?égalité judiciaire et de l?égalité politique, et qui se rapproche davantage de l?égalité chrétienne.

Nous éprouvons en finissant le besoin de rassurer le commerce contre les insinuations perfides de ce journal dont nous sommes bien malgré nous obligés trop souvent de salir nos colonnes, le Courrier de Lyon ! Non, il n?y a rien à craindre de la classe ouvrière, elle se lèverait comme un seul homme pour la défense de ses droits, mais il faudrait qu?on les attaquât ; elle n?est nullement provocatrice de sa nature. Quant aux menaces collectives ou individuelles, aux lettres anonymes, aux prétentions exagérées, tout cela n?existe que dans le cerveau malade du journal servile.

P. S. Nous sommes instruits que les chefs d?atelier, loin de craindre l?application de l?article 415, se proposent de demander à l?autorité, à l?instar des négocians, la jouissance d?un local public pour y traiter de leurs affaires. A cette bourse prolétaire seraient cotés chaque jour les prix du travail.

 

 

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