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3 mars 1833 - Numéro 9
 
 

 



 
 
    
 

Le Courrier de Lyon et la fabrique d’étoffes de soie.

Quos vult perdere Jupiter insanit.

Poser des principes vrais, en déduire des conséquences fausses, assaisonner le tout d’un esprit d’aigreur, qui cherche en vain à se cacher sous une feinte modération, raisonner les hommes et les choses du moment avec les idées d’un autre âge, ne voir en définitif qu’une question de force et de police correctionnelle, là où gît une question gouvernementale, voir enfin à travers le prisme d’opinions monarchiques surannées, la conduite de ses adversaires, tel est le résumé du long article que le Courrier de Lyon a publié dans son numéro du 24 févrierdernier, sous ce titre : De la fabrique des étoffes de soie et des ouvriers.

Le Courrier est inhabile à traiter cette question, car il n’a en lui aucun des élémens nécessaires pour la résoudre. C’est une émeute, disait Louis XVI, en parlant des premiers troubles de 1789 ; – non c’est une révolution, lui répondit La Rochefoucault. Le Courrier, comme le dernier Capet, ne voit aussi qu’une sédition [01.2]là où apparaît une révolution sociale ; il ne voit que des marchands et des ouvriers, où nous voyons, nous, les prolétaires impatiens de l’arrivée du jour de leur émancipation ; aussi dit-il avec regret :

« Avant la révolution de 1789 et même plus tard, les ouvriers en soie formaient, dans l’immense famille des artisans, une famille particulière dont les caractères ne sont point encore oubliés. Ils avaient un accent, une physionomie et une allure à eux. On remarquait une singularité, souvent piquante, dans la trivialité de leur langage, elle consistait dans le sens qu’ils donnaient à certains mots, détournés par eux de la manière la plus bizarre de leur acception ordinaire. Leur constitution physique avait des traits spéciaux ; on eût reconnu à son aspect un ouvrier en soie parmi vingt autres artisans. Il habitait alors des rues étroites, mal percées, mal aérées, vivait de peu, et s’il avait peu d’ordre et peu d’intelligence des moyens d’améliorer sa condition, du moins souffrait-il relativement beaucoup moins de la différence qui existait parfois entre son salaire et sa dépense.

Peu à peu, et nous l’en félicitons, ses habitudes physiques sont devenues moins saillantes et moins caractéristiques. Depuis la révolution, tout ce qui distinguait et désignait si bien les professions a disparu par degrés, et les ouvriers en soie, plus rapidement peut-être encore que les autres classes d’artisans, se sont avec avantage fondus dans la population générale. Ils ont été dès-lors mieux logés, mieux nourris, mieux vêtus, et il leur a fallu davantage. Le goût de plaisirs coûteux s’est développé chez beaucoup d’entr’eux ; beaucoup ont recherché des occasions de dépenses inconnues à leurs pères ; un grand nombre ont fréquenté les théâtres secondaires, et un certain luxe s’est introduit dans la demeure des principaux chefs d’atelier. Cependant tous les objets de première nécessité enchérissaient autour d’eux : loyers, octrois, droits d’entrées, prix de la viande et du vin, tout augmentait dans une proportion rapide. Sous l’influence de ces causes diverses, la disproportion entre le gain de l’ouvrier et sa dépense, a été toujours croissant. »

Faisant abstraction de l’intention, le Courrier est dans le vrai. Il n’ose pas blâmer les ouvriers de leur changement d’état, pourquoi le rappelle-t-il donc ? tout a enchéri autour d’eux, loyer, etc., pourquoi ne voudrait-il pas que le salaire suivît la même progression ? pourquoi ? Nous sommes ramenés toujours à cette question vitale du prolétariat. Un exemple va nous faire comprendre : Le soldat n’a pas vu augmenter sa paye, au milieu de l’enchérissement général et du luxe qui l’entoure, c’est qu’il est le prolétaire de l’armée, et l’on voudrait que comme lui, l’ouvrier qui est le prolétaire de la cité, vécût au milieu du luxe sans le désirer, accablé de privations et de travail, au milieu des heureux de la propriété et du commerce.

Beaucoup de fabriques, dit encore le Courrier, se sont élevées chez l’étranger. Leurs ouvriers ont moins de dépense [02.1]à supporter ; ils sont nourris, logés, vêtus à moindres frais, aussi peuvent-ils se contenter d’un petit salaire. Rien de plus vrai, mais la question change de face, elle devient politique, c’est celle d’un gouvernement à bon marché, tel que juillet le promit, que M. Cormenin le discuta, tel enfin qu’on nous a dit naguère qu’il ne pouvait exister qu’avec la république. Nous ne savons pas jusqu’à quel point nous pourrons aborder cette question irritante, le Courrier de Lyon serait peu généreux de nous amener sur ce terrain, comme dans un piège, lui qui sait les intentions secrètes de l’autorité. Nous en avons assez dit cependant, pour faire voir que nos doctrines sont raisonnées, sont le fruit d’une conviction sincère, et que ce n’est pas par caprice, que les ouvriers ont adopté en général les opinions de la Tribune et du Précurseur, et se sont ralliés au citoyen Garnier-Pagès plutôt qu’à M. Fulchiron.

On le voit, la question industrielle s’est compliquée de la question politique, et à des dissidences d’intérêt, sont venues se joindre les haines de partis. C’est aussi en ce sens, et peut-être n’avons-nous pas été compris, que nous avons dit au Courrier de Lyon, dans un de nos numéros, que ses paroles n’étaient jamais que de l’huile jetée sur un brasier ardent.

Le Courrier est encore juste lorsqu’il avoue que la concurrence indigène n’a pas moins nui que la concurrence étrangère. Nous sommes convaincus que cette concurrence a nui davantage à la fabrique lyonnaise que celle de l’étranger. Beaucoup de fabricans, ajoute le Courrier, qui ne pouvaient attendre, ont vendu au rabais ; quelques-uns peut-être ont fait supporter à l’ouvrier la réduction de leurs bénéfices. Le mot peut-être est seul de trop.

Est-il sincère le Courrier dans son vœu ? Il désire l’amélioration prompte de la condition de la classe ouvrière, et comment l’entend-il ? Quel remède indique-t-il ? aucun. Il pose bien un principe vrai en disant : Le rapport du prix du salaire avec les dépenses de l’ouvrier détermine le bien-être ou le malaise des classes laborieuses. Il n’a rien d’absolu et varie suivant les localités… C’était ici le lieu de discuter et d’établir la suffisance du salaire des ouvriers lyonnais. Oh ! le Courrier n’en dit pas un mot, mais une diatribe nouvelle sur le défaut d’ordre de la classe ouvrière, sur sa prétendue détresse ; ce n’est pas là répondre.

Examiner l’influence des événemens de novembre, en conclure que les ouvriers veulent transformer la question industrielle en question de force, ce n’est pas là non plus faire une réponse satisfaisante. Mais tel n’était pas le but du Courrier ; effrayer, s’il était possible, ses adversaires, leur faire des menaces c’était bien mieux son affaire. Nous ne pouvons lui faire une guerre plus loyale que de citer textuellement ses paroles.

« Toutes les mesures d’ordre public appartiennent à l’administration, c’est à elle qu’a été commis le soin de maintenir la tranquillité publique, et de faire respecter les lois. Les articles 415 et 416 du code pénal prohibent les coalitions d’ouvriers, qu’elle les fasse exécuter. L’autorité ne fléchira point et persistera dans ce système de répression.

Le gouvernement a dû accumuler les moyens de défense contre l’insurrection à tel point qu’aucune chance de succès ne demeurât aux hommes qui peuvent rêver encore la révolte, et il l’a fait. Des troupes nombreuses veillent au maintien de la paix publique ; le génie a hérissé nos faubourgs de travaux de fortifications ; les régimens qui composaient la garnison ont été changés, et des mutations fréquentes la renouvelleront désormais ; plusieurs régimens sont échelonnés à une très petite distance de nos murs. Ce luxe de moyens militaires est sage ; il rend impossible toute tentative d’insurrection. »

La menace est claire et précise, elle ne nous étonne [02.2]plus de la part du journal ministériel ; nous avons eu tort, dans le temps, de nous en préoccuper si vivement ; un fruit empoisonné ne peut donner que la mort. Nous avons dit au Courrier, voulez-vous une revanche ? – Il répond par des bravades.

Mais enfin il fallait une conclusion au Courrier ; et, après avoir menacé la population des rigueurs salutaires du pouvoir, il fallait s’adresser aux négocians, jouant alors une comédie ridicule, il leur demande la permission de leur dire la vérité et d’être franc avec eux. On va croire qu’il a quelque reproche à leur faire sur leur égoïsme, sur la concurrence qu’ils se font entr’eux.

Oh ! du tout. Il leur reproche, devinez quoi ? de ne pas être réunis entr’eux, de n’avoir aucun point central dans lequel leurs intérêts généraux seraient représentés et discutés. Il demande enfin la fondation d’un cercle de commerce.

C’est là l’impartialité du Courrier. Ab uno disce omnes. Aux ouvriers, l’art. 415. S’ils se réunissent ; aux négocians, l’invitation, et peut-être l’offre d’une salle gratuite s’ils veulent bien se réunir ; en d’autres termes, la coalition des ouvriers punie, celle des négocians encouragée.

Nous serons plus justes ; que l’art. 415 soit rayé du code de nos lois comme il l’est de nos mœurs, que les ouvriers se réunissent entr’eux, permis aux marchands de le faire, mais égalité pour tous. Ce n’est pas là le système du Courrier. L’aristocratie de la richesse est son but ; l’oppression de la classe prolétaire, son moyen.

Nous finissons en faisant observer que les termes de la question sont d’autant plus mal posés que, dans le système du Courrier, la fabrique consiste dans ces quelques centaines d’individus qui vendent les étoffes que fabriquent les ouvriers. Cette erreur enracinée doit disparaître ; qu’est-ce que ce marchand improprement appelé du nom de fabricant. Ce n’est autre chose qu’un courtier de marchandises. Nous avons énoncé ailleurs cette proposition ; l’espace nous manque aujourd’hui, pour la prouver, mais nous y reviendrons.

Beaucoup de choses nous resteraient à dire, nous préférons donner à nos lecteurs communication de la réponse que le Rédacteur du Précurseur vient de faire à l’article du Courrier qui nous occupe ; M. Petetin a traité avec la supériorité qui le distingue cette question immense aujourd’hui des coalitions que la presse a soulevée, et dont l’adoption et le rejet fera les destinées de la patrie.

 

 

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