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3 mars 1833 - Numéro 9
 
 

 



 
 
    
 

Sur les Associations d’Ouvriers,

Par M. Anselme Petetin, rédacteur en chef du Précurseur.

On verra par ce que nous écrit notre correspondant de Paris, l’effet qu’ont produit sur l’opinion les terreurs vraies ou simulées de l’autorité relativement aux associations dont nous avons dit un mot l’autre jour. L’article menaçant publié hier sur ce sujet par le journal ministériel de Lyon, est de nature à accroître encore les craintes qu’inspire à Paris l’état de notre population. Nous devons donc répondre à cet article pour rassurer les esprits : nos confrères de Paris, qui n’ont aucun intérêt à calomnier le parti républicain et les classes laborieuses, jugeront sans doute convenable de transmettre à leurs lecteurs, qu’ont pu tromper les renseignemens semi-officiels dont ils se sont fait les échos, le témoignage que nous sommes en mesure de porter sur la situation de Lyon.

[03.1]Mais d’abord il faut éclaircir la question sur laquelle roule toute cette affaire.

L’association des chefs d’atelier, qu’on a transformée en coalition d’ouvriers, n’est pas une chose nouvelle : elle fut fondée il y a plus de trois ans, et ne s’est étendue que peu à peu et à mesure que l’abaissement successif des salaires dans toutes les branches de notre industrie en a fait mieux sentir la nécessité. Elle ne comptait guère dans le principe que cinquante à soixante membres ; aujourd’hui, elle réunit la grande majorité des chefs d’atelier, c’est-à-dire, de mille à douze cents associés.

On veut à toute force établir une similitude entre cette association et celles qui provoquèrent les événemens de novembre ; cette assimilation est une erreur ou un mensonge.

L’organisation des ouvriers, au moment de la catastrophe de 1831, était toute militaire ; elle avait pour origine la légion des volontaires du Rhône, formée au printemps de 1831, pour seconder le mouvement des réfugiés italiens sur la Savoie. On sait comment le gouvernement, après avoir laissé les réfugiés dissiper toutes leurs ressources en préparatifs de campagne, après avoir poussé bon nombre d’habitans de la Savoie à se compromettre en faveur d’une entreprise dont le succès n’était pas douteux, après avoir toléré et même encouragé secrètement cette tentative, en arrêta brusquement l’exécution au moment même où les réfugiés et les volontaires du Rhône allaient franchir la frontière. On sait que le préfet de Lyon, M. Paulze d’Yvoy, qui avait été invité à fermer les yeux sur l’organisation des volontaires, reçut tout à coup par le télégraphe l’ordre de s’opposer par la force à l’invasion de la Savoiei, et de désarmer la légion. – M. Paulze d’Yvoy exécuta ces ordres ; mais les cadres des volontaires du Rhône n’en furent pas moins conservés, et les ouvriers continuèrent les relations hiérarchiques que cette affaire avait établies entr’eux et les officiers de tous grades qui avaient dû les commander.

Tels furent les élémens militaires du combat de novembre, combat qui ne s’engagea pourtant qu’accidentellement, et sans préméditation de part et d’autre, le jour où fut tiré le premier coup de fusil.

Nous n’entrons dans tous ces détails connus de la plupart de nos lecteurs, que pour faire comprendre hors de Lyon la différence essentielle qui existe entre les circonstances qui dominaient notre situation au mois de novembre 1831, et celles où nous nous trouvons aujourd’hui.

L’association des chefs d’atelier n’a rien de militaire : c’est une classification établie pour surveiller l’exécution d’un contrat mutuel formé entre tous les associés. L’engagement que prennent les contractans n’est point de combattre à telle ou telle réquisition, dans tel ou tel cas, mais, de refuser le travail à telle ou telle condition.

Il est évident qu’il n’y a rien dans cette convention qui sorte du droit naturel qu’a tout homme de ne livrer son travail qu’au prix qu’il lui plaît d’accepter. Nous examinerons tout à l’heure le point de droit écrit sur lequel on prétend appuyer l’interdiction de l’association. Maintenant nous demandons seulement qu’on reconnaisse la légitimité incontestable de ce refus du travailleur.

En effet, on trouve tout simple que les entrepreneurs [03.2]capitalistes s’entendent entre eux, c’est-à-dire se coalisent pour maintenir à un certain taux, soit le prix de la marchandise, soit le salaire du travail : le Courrier de Lyon, même, croit que cette coalition des fabricans n’est pas assez forte et assez compacte ; à travers mille circonlocutions hypocrites, il engage les négocians à resserrer encore les relations qui unissent leurs communs intérêts contre les intérêts des ouvriers ; il les invite à fonder une sorte de cercle qui rendra la coalition permanente et générale, et puis l’on s’indigne que les chefs d’atelier cherchent aussi à généraliser leurs intérêts ; on s’étonne que les travailleurs, qui n’ont pas, eux, du temps à perdre aux causeries d’un cercle, arrêtent un tarif de salaire et se divisent en sections pour en assurer la facile exécution !

La bourgeoisie n’a aucun titre pour monopoliser ainsi les avantages de l’association : les travailleurs ont, comme elle, le droit d’en réclamer les bénéfices.

Mais l’organe de la bourgeoisie se garde bien d’entrer en discussion sur la question d’équité et de droit naturel ; sa thèse serait sous ce rapport d’une évidente et odieuse absurdité. Il se borne à invoquer la loi écrite : l’article 415 du code pénal, dit-il, prohibe les coalitions d’ouvriers ; il faut que cet article soit exécuté.

Nous ferons remarquer d’abord combien il est puéril de faire intervenir dans une question telle que celle-ci un article de loi, qui certes n’a pas été conçu dans la prévision du cas qui nous occupe.

Quoi ! l’industrie d’une ville de deux cent mille ames, l’existence même de la seconde capitale du pays est compromise dans cette question, et vous allez la trancher par cinq lignes du code ! Cinq lignes écrites dans d’autres temps, en vue d’autres circonstances ! Et si cet article, appliqué aveuglément dans sa brutalité littérale, prononçait la mort de votre industrie et de la cité, trouveriez-vous dans votre dévoûment à la légalité une excuse à ce forfait politique ?

Si la loi existait réellement avec le sens qu’on lui donne, il faudrait non l’exécuter, mais la refaire. C’est la folie de tous les partis stationnaires et de tous les intérêts dominans d’immobiliser la loi, de la pétrifier pour ainsi dire, de la rendre inflexible à tous les mouvemens sociaux ; c’est leur idée fixe de pétrir la société, plutôt que de modifier des textes faits pour d’autres époques et pour d’autres besoins.

Mais la nature des choses n’est pas si facile à manier ; elle ne se laisse pas ainsi dompter par des mots, elle ne recule pas devant un griffonnage ; et quand même les baïonnettes seraient mises au service de ces textes morts, il faut que les droits nouveaux grandissent en étouffant les priviléges vieillis ; il faut que ce germe éternel d’équité qui, depuis les premiers jours de l’histoire, se développe péniblement à travers les siècles, renversant un à un les obstacles que lui opposent la force brutale et les castes privilégiées, pousse partout ses racines, et partout reste maître du sol.

Eh bien ! c’est dans l’industrie aujourd’hui qu’un nouveau droit demande à prendre place. Il saura, quoiqu’on fasse, s’y établir vainqueur !

La question qui s’élève ici, et qui a été déjà discutée avec de si sanglans argumens, n’est pas une question lyonnaise : c’est une question universelle ; c’est le premier axiôme de la politique nouvelle qui surgit, et vient réclamer son inscription dans la législation des peuples. Félicitons-nous de ce qu’elle a choisi pour son berceau une ville dont la moralité populaire est proverbiale en Europe depuis des siècles, et sans y mêler des passions qui corrompent tout ce qu’elles touchent, préparons-nous [04.1]à la traiter avec gravité, avec fermeté, avec modération.

Cette émancipation des travailleurs, dont on a tant parlé depuis quelques années, la voici qui s’approche ; l’association des chefs d’atelier en est le prélude. Jusqu’ici le travail, véritable serf de la propriété, n’avait aucun droit social ; livré à la merci de tous les priviléges, il ne se reconnaissait aucune puissance ; il se pliait à toutes les volontés oisives. Aujourd’hui il prétend traiter d’égal à égal avec la propriété : plus tard sans doute il régnera seul et dominera tout ; maintenant ce qu’il demande c’est d’être reconnu et légitimé comme un droit et comme une force.

Si la société actuelle n’est pas dirigée par des têtes que les passions rendent insensées, elle admettra pacifiquement ce droit nouveau dans ses codes, sans le pousser par une résistance absurde à y faire invasion par la force.

Le travail est une marchandise, la plus réelle, la plus sacrée de toutes ; celui qui la possède doit ne la livrer que quand il lui plaît et comme il lui plaît. Les détenteurs de capitaux ayant mille moyens de se coaliser (sans parler de la valeur conventionnelle des monnaies qui est déjà une coalition), il est juste que les travailleurs puissent aussi s’entendre et se coaliser pour maintenir leur propriété à une valeur au-dessous de laquelle la vie est impossible pour eux.

C’est donc une loi de salaires qu’il faut faire ; c’est une barrière qu’il faut imposer à la cupidité des capitalistes, afin que le droit de vivre en travaillant devienne aussi sacré aux yeux du riche, que le droit de la propriété doit l’être pour le pauvre.

Comment se fera cette loi organique du travail dans l’état actuel de la représentation politique, lorsque les privilégiés seuls font les lois, et que les intérêts du travail n’ont pas un défenseur ! C’est là une question effrayante pour quiconque désire avant tout le progrès pacifique ; c’est le point de vue où il faut se placer, pour juger combien sont misérables les idées qu’on répand depuis quelque temps ; ces axiomes d’après lesquels la prospérité matérielle du pays est regardée comme indépendante de la marche purement politique du gouvernement ; – l’extension des droits électoraux comme indifférente pour l’amélioration du sort des classes populaires ; et les institutions républicaines comme un mot vide de sens et une thèse creuse d’idéologie révolutionnaire.

Nous disons, nous, (et placés où nous sommes, notre opinion peut emprunter quelque valeur aux faits qui nous entourent), nous disons que la réforme industrielle n’arrivera pas sans la réforme politique ; nous disons que les classes laborieuses ne verront leur sort s’améliorer et l’agitation qui les tourmente se calmer, que quand des intelligences sorties de leurs rangs prendront place dans la représentation nationale ; nous disons que les canuts de Lyon ne peuvent pas se confier à un pouvoir auprès de qui leurs droits et leurs besoins ne sont défendus que par un millionnaire spirituel comme M. Fulchiron, un helléniste tel que M. Dugas-Montbel, un vaudevilliste millionnaire tel que M. Jars.

Aussi dès qu’un malaise se manifeste parmi les travailleurs, ceux des bourgeois qui n’ont pas l’âme trop dure parlent de faire l’aumône aux ouvriers, les autres demandent qu’on exécute la loi par le canon et la baïonnette.

Nous avons supposé jusqu’à présent que cette loi est contraire à l’association des chefs d’atelier : il n’en est [04.2]rien cependant, et l’article 415 du code pénal ne pourrait être appliqué ici qu’en faisant violence aux mots et en détournant le sens que le législateur a voulu lui donner : cet article est ainsi conçu ;

« Toute coalition de la part des ouvriers pour faire cesser en même temps de travailler, interdire le travail dans un atelier, empêcher de s’y rendre et d’y rester avant ou après de certaines heures, et en général pour suspendre, empêcher, enchérir les travaux, s’il y a eu tentative ou commencement d’exécution, sera punie d’un emprisonnement d’un mois au moins et de trois mois au plus. Les chefs ou moteurs seront punis d’un emprisonnement de deux à cinq ans. »

L’Echo de la Fabrique a déjà fait remarquer avec raison que le cas prévu dans cet article est celui où les ouvriers employés à une entreprise unique, se coaliseraient pour refuser le travail et forcer ainsi l’entrepreneur à augmenter le salaire sous peine de voir anéantir par une brusque suspension tous les capitaux déjà employés.

Mais l’ouvrier de Lyon, en refusant de travailler, ne compromet aucun capital engagé, sa pièce finie et enlevée du métier, toute relation cesse entre lui et le fabricant ; il ne viole donc aucune promesse tacite, et le marchand peut bien l’accuser de refuser de l’aider à faire des bénéfices, mais non de lui causer des pertes.

Une autre observation bien plus radicale encore c’est que la loi a voulu évidemment protéger l’industriel, l’entrepreneur de travaux. Or, dans la fabrique de Lyon, le véritable industriel, ce n’est pas le fabricant qui n’est qu’un capitaliste ou tout au plus un commissionnaire, un entrepositaire de crédit et de marchandise, un courtier entre le consommateur et le fabricateur ; c’est le chef d’atelier qui monte les métiers, loue les lieux de travail, engage et paye les ouvriers, etc., etc.

Ainsi l’article 415 n’est aucunement applicable à l’association des chefs d’atelier, et nous sommes convaincus que le tribunal de police correctionnelle, auquel l’autorité a déféré un des actes de l’association, décidera dans le sens que nous indiquons ici.

Si notre espoir était trompé, il faudrait poursuivre la cause jusqu’à la dernière des juridictions ; il faudrait s’adresser enfin à la chambre des députés pour demander l’abrogation de la loi existante, si les tribunaux persistaient à lui donner une interprétation que nous croyons fausse. – Notre appui ni celui des autres amis des intérêts populaires ne manqueront pas aux citoyens qui seront chargés de la grande mission de représenter les droits du travail. Peut-être la France, avertie par la publicité, sentira-t-elle quelque émotion en voyant une population nombreuse et souffrante qui a prouvé tristement qu’elle connaît sa force et sait la faire respecter, ne veut demander le triomphe de son droit qu’à la raison, qu’à la justice nationale, et se refuser jusqu’à la fin à l’emploi des moyens violens qui ne guérissent jamais le mal existant et enfantent mille maux nouveaux. Nous voici ramenés à l’article du Courrier de Lyon ; mais ce que nous venons de dire n’y a-t-il pas déjà répondu ?

Le Courrier énumère avec satisfaction le nombre des régimens qui sont à Lyon ou aux environs ; il décrit avec orgueil les fortifications dont on a hérissé les approches de la ville ; remarquons en passant que quand ces travaux ont été commencés on nous assurait que c’était contre l’invasion des Autrichiens par la Savoie qu’on préparait ces moyens de défense, et qu’on s’est fâché très fort, quand nous avons manifesté quelques doutes à cet égard ; le Courrier ajoute qu’on a renouvelé la garnison tout entière, ce qui semble indiquer une pensée qu’on n’ose pas écrire. – De tout cet ensemble de mesures [05.1]il résulte qu’on a la meilleure volonté du monde de faire de la force. Nous ne voulons point examiner jusqu’à quel point cette énumération menaçante peut ressembler à une fanfaronnade ; tout ce que nous devons dire, c’est qu’on serait bien heureux de trouver, comme le crient des indiscrets du parti, l’occasion d’une revanche de novembre.

Cette occasion, les ouvriers ne la fourniront pas : leur association n’est point un complot de guerre civile ; c’est une organisation industrielle qui peut et doit se défendre pacifiquement. Nous croyons pouvoir répondre que telles sont les intentions bien arrêtées des ouvriers. Nous verrons comment on s’y prendra pour les forcer à travailler malgré eux.

C’est assez de la force d’inertie : point de menaces aux fabricans ou à ceux des ouvriers qui ne font pas partie de l’association ; point de destruction de métiers : du calme et de la fermeté : C’est tout ce qu’il faut pour triompher lorsqu’on est fort et qu’on a raison.

Ans. P.

(Extrait du Précurseur du 26 février 1833. n° 1919.)

 

 

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