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10 mars 1833 - Numéro 10
 
 

 



 
 
    

Nous empruntons au Précurseur (1er mars 1833 n° 1921) la lettre suivante :

Monsieur,

Permettez-moi d?ajouter quelques réflexions à celles que vous avez déjà publiées sur l?état de la question pendante entre les marchands de soieries et les ouvriers fabricans. Elles ont pour but de démontrer la nécessité d?une loi de salaire, et de prouver que l?article 415 dont on fait si grand bruit est tout-à-fait inapplicable.

Examinons ce que sont les marchands de soieries et les ouvriers fabricans. Ceux-ci achètent la matière première, qui resterait inerte dans leurs mains s?ils ne trouvaient des hommes dont la profession consiste à louer, pour un prix raisonnable, leurs métiers et leurs bras ; ceux-là, possesseurs de leurs métiers et de leur industrie, resteraient oisifs si on ne leur fournissait pas la matière première.

La situation des parties étant ainsi établie, il en résulte qu?elles ont besoin de s?aider réciproquement. Mais cette situation n?est pas telle qu?elles puissent s?obliger mutuellement à se fournir sans cesse les unes aux autres la matière première et l?industrie. L?intérêt des parties [3.1]est le seul juge de l?opportunité et de la non-opportunité de ces fournitures. En effet, si le marchand de soieries n?a ni commissions, ni espoir de vente, l?ouvrier fabricant n?a pas le droit d?exiger qu?il lui loue son métier et son travail : de même, si l?ouvrier trouve le prix qui lui est offert, pour qu?il loue son industrie, trop faible ou insuffisant, le marchand de soieries n?a pas le droit de le forcer à un travail qui ne peut le nourrir ou qu?il ne veut pas faire.

Mais, dit-on, les chefs d?atelier s?entendent entre eux pour ne louer leur industrie qu?à un prix tel que le marchand de soieries ne peut le leur accorder sans perte.

La première réponse à cette objection est que les ouvriers fabricans ne sont pas assez ennemis de leurs intérêts pour refuser un loyer raisonnable.

La seconde, que dans un cas semblable MM. les marchands de soieries peuvent ne pas faire fabriquer, évitant, par cette inaction, les pertes qu?ils pourraient faire, en cédant à ce qu?ils nomment les exigences des ouvriers.

On fait, dans l?intérêt des marchands de soieries, l?objection suivante, qui consiste à dire que ces Messieurs ayant pris des commissions, ils sont contraints de les remplir. Objection frivole, puisqu?il leur suffisait avant de prendre un engagement de traiter du prix du salaire avec les ouvriers fabricans. Ce prix réglé, ils auraient jugé s?il leur convenait ou non d?accepter les commissions. Telle était la ligne qu?ils devaient suivre. S?ils ont agi autrement, à qui la faute ? à eux bien certainement : et cependant il faudrait, à les entendre, que les ouvriers payassent du prix de leurs sueurs et de l?emploi infructueux de leur industrie, leur négligence ou leur ineptie.

Pour rendre ce que je viens de dire plus frappant, supposons qu?après les commissions prises la soie augmente d?un tiers. Dans cette hypothèse les marchands de soieries pourront-ils forcer les marchands de soie à leur livrer la matière première à un prix tel qu?ils n?aient aucune perte à éprouver en remplissant les engagemens qu?ils ont pris ? Assurément non. Et cependant quelle différence y a-t-il entre la situation du marchand de soie qui ne peut ou ne veut pas livrer, au-dessous du prix qu?il y met, sa marchandise, et l?ouvrier qui ne peut ou ne veut louer son industrie à un prix que ses besoins ou sa volonté lui font juger trop bas ?

Il existe donc pour les marchands de soieries un moyen de s?assurer un travail constant à un prix fixe, c?est de louer pour un temps déterminé les métiers et l?industrie des ouvriers. Il existe encore un autre moyen, c?est une loi de salaire. Les ouvriers la réclament. Si les marchands de soieries sont de bonne foi, ils doivent la demander aussi.

De la position respective des parties telle que nous venons de l?établir, il ressort bien évidemment que l?article 415 ne peut être appliqué dans un différend élevé entre deux professions distinctes, qui ne sont et ne peuvent être assujetties l?une envers l?autre à des obligations contraires à leurs intérêts ou à leur volonté.
Recevez, etc.

B.

 

 

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