« De quoi se plaint-on, et quels sont ceux qui se plaignent, nous dit-on tous les jours ! L’égalité ne règne-t-elle pas parmi les hommes ? ne sont-ils pas tous admissibles aux fonctions publiques ? Toutes les carrières ne s’ouvrent-elles point indistinctement devant chaque genre d’instruction, d’industrie, de courage ou de persévérance ? Qui donc empêche l’enfant le plus obscur, d’arriver par sa bonne conduite et par ses talens, à la considération et à la fortune ? La société lui ouvre les trésors de l’instruction et de la morale : c’est à lui d’y puiser s’il veut devenir un citoyen utile. »
Ceux qui tiennent ce langage sont des hommes peu sincères ou de bien mauvais observateurs. Ils ne voient donc pas le privilège et la faveur prendre l’homme à son berceau pour ne plus le quitter ; ils ne voient donc pas les enfans du riche parvenir sans peine à leur but, au détriment de ceux sur qui pèsent toutes les charges et toutes les misères de l’état social.
L’instruction est ouverte à tous, nous dit-on : oui, mais cette nourriture de l’âme se vend si cher que le peuple ne peut l’acheter ; elle est ouverte à tous, et la plupart de nos villages et de nos bourgs sont dépourvus d’instituteurs, et l’égalité règne si bien chez nous, que quand l’homme du peuple est parvenu à s’instruire, il ne sait que faire d’un bien si chèrement acquis.
Pour quelques exemples d’hommes dont l’intelligence élevée et la volonté ferme ont su triompher de tous les obstacles, combien de savans modestes ensevelis dans la misère, condamnés à l’impuissance ou morts de souffrance et de découragement !
Il y a eu un temps où les grands seigneurs voulaient bien prendre les poètes et les hommes lettrés pour leurs valets de chambre, où les femmes de la cour les estimaient presqu’à l’égal de leurs singes et leurs épagneuls. – Ce temps n’existe plus, mais de nos jours on a vu un homme de génie traverser l’Europe pour venir dans la ville de l’intelligence et des lumières, frapper inutilement aux portes de tous les savans pour leur dire ses découvertes, et repoussé par l’institut de France, s’en retourner mourir de faim dans sa ville de Christiania. Quand il fut mort on voulut bien se rappeler son nom, il s’appelait Abel, on rechercha ses mémoires qu’on lui avait égarés et on y trouva les traces d’un génie éteint à son aurore parce qu’il avait plu à MM. Poisson et Cauchy de trouver ses visites importunes, de lui fermer leurs portes, et parce qu’aucun d’eux n’avait su le comprendre.
De nos jours encore le jeune Galois1, qui à l’âge de dix-sept ans s’était rencontré avec Abel pour la solution des mêmes questions scientifiques a subi le sort du pauvre. Il faut lire dans ses derniers écrits toutes les angoisses du génie qui sent sa force et qui meurt sous les liens qui l’étouffent. Il faut maudire, à cette lecture, les aristocrates et les privilégiés de toute espèce qui s’appliquent à défaire ce que la nature a bien fait, qui s’attribuent tous les genres de monopole et qui condamnent à l’impuissance ou à la mort celui auquel Dieu [7.2]avait dit : « Tu révéleras une vérité au monde. »i.
Je ne prends ici que des sommités ; mais au-dessous que de capacités enfouies ou éteintes chaque jour et à chaque heure ! – Visitez un peu tous nos corps savans, toutes nos facultés, toutes nos écoles ; partout vous verrez des travailleurs vieillis avant le temps, usés d’études et d’ardeur impuissante, devancés dans toutes les directions par l’intrigue et le savoir-faire, ou bien n’arrivant au but de leurs efforts qu’à l’âge de la retraite.
Nous avons des corps savans, et il a fallu qu’un Broussais eût atteint sa soixantième année pour y être admis, et le versificateur Viennet y a été préféré à Benjamin-Constant.
Toutes les carrières sont ouvertes au travail et à l’intelligence, et nous connaissons partout des hommes moraux, laborieux et dévoués, auxquels la nature a donné un cerveau actif, auxquels elle a refusé des bras vigoureux, et qui ne trouvent pas l’emploi de leur travail.– Cet homme a beaucoup de mérite, entendons-nous dire, il est vraiment dommage qu’il n’ait pas de fortune ; il aurait mieux fait de se faire ouvrier. Et nous voyons d’un autre côté de véritables athlètes admirablement organisés pour le travail des bras, incapables de produire une conception utile, et qui sont employés à faire nos lois, à discuter l’emploi de notre argent, à décider de la paix ou de la guerre des étals, de la liberté, de l’honneur et de la vie des citoyens !
On dit que nous sommes égaux, et le népotisme est partout. Les magistratures demeurent concentrées dans les mêmes familles ; la meilleure recommandation est encore d’avoir un père titré.
Aujourd’hui moins qu’autrefois, mais aujourd’hui encore « l’enfant du pauvre, martyrisé par son génie, le cœur comprimé, les bras liés, la tête en feu, s’avance dans la vie de chute en chute, ou bien de supplice en supplice, vers la morgue ou vers l’échafaud. »
Qu’on cesse de nous dire que l’égalité règne chez nous : cela n’est pas. – Qu’on cesse de nous dire que toutes les carrières sont indistinctement ouvertes à tous les citoyens ; c’est un mensonge. Il y a encore ici deux classes d’hommes, l’une devant laquelle s’abaissent, l’autre devant laquelle s’élèvent toutes les barrières. Il y a de petits messieurs dans les collèges au milieu des enfans du peuple ; il y a toute une nation inculte dans nos villages, puisqu’on n’y apprend autre chose qu’à satisfaire aux appétits du corps.
Ce mal devait cesser après juillet, et il a continué de nous dévorer, parce qu’une pensée étroite, ignoble, criminelle, il faut le dire, s’est substituée à la pensée populaire.
On ne fait aujourd’hui qu’une œuvre digne de pitié, quand on vient, après deux ans et plus de déceptions et de découragement, nous proposer des lois pour l’enseignement primaire.
Pour toute application il faut de la foi, le peuple n’en a plus ; il faut des dispositions morales, il faut des croyances, on les a tuéesii. Le dégoût et l’impuissance ont remplacé partout la brûlante envie de faire qui animait notre France de 1830. Cette ardeur se réveillera, mais sous d’autres inspirations que celles de nos gouvernans, car ils en ont peur. Ce qu’ils paraissent donner d’une main, ils le retirent de l’autre avec usure. [8.1]– Comment penser que le gouvernement aime l’instruction quand il maintient ses droits universitaires, quand, loin de soutenir les moyens d’enseignement créés au premier élan révolutionnaire, il laisse dépérir ceux qui existaient déjà sous la restauration.– Comment croire aux vues d’amélioration de l’autorité centrale, quand les agens locaux qu’elle choisit se montrent les ennemis les plus opiniâtres du progrès et de l’instruction du peuple ? Les campagnes demandent des instituteurs, on leur en refuse, ou bien, au lieu d’instituteurs primaires qu’elles désirent, et que l’école normale leur doit, on leur impose des ignorantins. – Quant aux premiers, vainement ont-ils achevé leurs études, vainement sollicitent-ils leur établissement dans une commune. Ils perdront peut-être enfin patience, ils feront le sacrifice du temps passé à l’école normale, et s’en iront se faire arpenteurs dans quelque village : c’est ce qu’on veut…
Il n’y aura d’instruction et de moralisation pour le peuple que du jour où un nouveau système d’éducation vraiment publique et national appellera tous les enfans au libre développement de leurs facultés, fera reconnaître les aptitudes particulières de chacun d’eux et mettra la grande famille à même de ne perdre aucune de ses ressources. – Ce problème est le plus important à résoudre, car dès que chacun s’agitera dans la sphère d’activité qui lui convient, dès qu’aucune force ne sera perdue, la machine sociale aura trouvé son niveau : il n’y aura plus parmi nous de tyrans, il n’y aura plus d’exploitans et d’exploités, mais des associés marchant au même but et fonctionnant tous ensemble, forts de leur union et de leur commune intelligence.
Trelat.