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17 mars 1833 - Numéro 11
 
 

 



 
 
    
 Extrait du Précurseur.

(mars 1833, n° 1927.)

Nous empruntons à M. Anselme Petetin, l’article suivant, auquel nous regrettons d’avoir été obligés de faire quelques coupures nécessitées par le cadre de notre journal.

A la suite d’une lettre qu’il s’est fait adresser par un compère, relativement au remplacement des prud’hommes qui ont donné leur démission, le Courrier de Lyon invite de nouveau les fabricans à se coaliser dans la question du salairei. A la vérité, il ajoute à cette invitation cette remarque d’un jésuitisme un peu trop lourd, que la coalition des chefs de fabrique pour la diminution du salaire est prohibée par le code pénal, et que les fabricans ne doivent point contrevenir à la loi, mais s’entendre sur leurs intérêts communs vis-à-vis des ouvriers, [3.1]mais se réunir dans un cercle pour entretenir des relations continues, mais former un corps compact pour résister aux prétentions d’un autre corps, celui des ouvriers.

Quant à nous, qui ne voulons pas pour les ouvriers, dont nous nous honorons d’être les défenseurs, une autre règle d’équité que pour les fabricans ; quant à nous, qui demandons pour les uns et pour les autres la protection d’une justice égale, nous avons déjà dit que nous désirions voir s’établir entre les fabricans cette communauté d’intérêts et de vues que nous réclamons pour les ouvriers ; nous avons approuvé l’idée d’un cercle pour cette classe d’industriels qui certainement vaut mieux dans la majorité de ses membres que les individus dont le Courrier est l’organe. Nous avons également applaudi à l’idée d’un journal nouveau destiné à combattre ce que quelques fabricans appellent les exagérations des ouvriers représentés par l’Echo de la Fabriqueii. On ne nous verra jamais reculer devant l’exercice des droits naturels d’association et de libre discussion, et nous nous sentons trop forts de la bonté de notre cause pour refuser à nos adversaires le développement de ce qu’il peut y avoir de spécieux, nous disons plus, de légitime dans la leur. Nous l’avouerons même bien franchement, quelque convaincus que nous soyions de la profonde et rigoureuse équité des prétentions des ouvriers, nous admettons qu’il peut se glisser quelque exagération dans les conséquences que nous et les ouvriers donnons à un principe incontestable. Ainsi, il est bon que le public entende toutes les raisons de part et d’autre, et qu’il ait sous les yeux toutes les pièces du procès.

Que les fabricans se coalisent pour maintenir le bas prix du travail, nous ne le trouverons pas mauvais ; – qu’ils publient un journal pour signaler au public les méfaits des ouvriers ; nous l’approuvons fort. – Mais alors qu’on permette aussi aux ouvriers de s’entendre, comme dit le Courrier, sur leurs intérêts communs ; qu’on permette à l’Echo de la Fabrique de signaler à l’opinion les méfaits des négocians, et qu’on ne le traîne pas pour cela en police correctionnelle ; car la balance ne serait plus égale, et il serait trop évident qu’on veut appeler dans le débat l’intervention de la force matérielle.

Nous devons, à ce propos, faire une observation qui, sans doute, a déjà frappé les esprits impartiaux.

La question actuelle est une discussion entre deux intérêts qui n’ont ni l’un ni l’autre le droit de s’opprimer mutuellement. Quant à la question de principes, elle n’admet pas de transaction : est-il vrai ou non que le travail soit un titre social égal à l’argent ou à la propriété ? – Telle est la thèse générale et philosophique. Le temps et la raison publique la trancheront pour ou contre nous ; mais la force brutale n’a rien à y faire et ne la fera point avancer d’un pas.

Quant à la question d’intérêt pécuniaire, la nécessité d’un rapprochement entre les deux classes, ouvriers et fabricans, pour lutter contre la concurrence étrangère, les améliorations administratives que nous avons indiquées, d’autres causes encore qui nous sont inconnues et que nous ne pouvons pas prévoir, amèneront une transaction où, de part et d’autre, on cédera quelque chose dans la vue du bien général. – Mais la force matérielle est encore ici complètement impuissante à rien faire de raisonnable et de juste.

[3.2]C’est ainsi que nous l’entendons ; c’est ainsi que l’entendent les ouvriers qui ont vingt fois protesté de leur aversion pour toute violence, et qui, par l’association même qu’ils ont formée, association essentiellement pacifique, ont bien prouvé qu’ils répugnent à l’emploi des moyens brutaux de victoire.

Comment se fait-il donc que les négocians laissent un journal qui se donne pour leur organe, faire des menaces aussi indécentes que ridicules ? énumérer les régimens qui sont prêts à soutenir leur querelle, décrire minutieusement les fortifications d’où l’on pourra canonner la ville ? Comment ne protestent-ils pas à leur tour contre cette intervention de la force dans une discussion que tout le monde doit désirer de voir se terminer pacifiquement ?

Comment le gouvernement, qui devrait ne s’occuper de ce qui se passe que dans des vues de conciliation, permet-il qu’on lui fasse ainsi prendre parti pour l’un des deux intérêts qui sont en présence ? Comment souffre-t-il que l’on compromette sa force et sa protection qui devraient être impartiales, au service d’une cause que rien n’a démontré jusqu’ici être celle du bon droit ?

Ces questions sont sérieuses. – Qu’on y songe bien : il n’y a de légal dans le débat qui s’agite qu’un article du code contre lequel les fabricans s’insurgent (comme le prouvent les incitations du Courrier), aussi bien que les chefs d’atelier, parce qu’il n’est pas plus applicable aux uns qu’aux autres.

C’est donc une discussion établie sur un pied d’égalité jusqu’ici entre deux intérêts rivaux : malheur à celui des deux qui recourra le premier à la force brutale ! Malgré les fanfaronnades du journal des oisifs, la question posée de cette façon serait peut-être encore plus claire que dans les termes où nous nous efforçons de la maintenir. – Il y a des partis auxquels nulle leçon ne profite : les ouvriers n’ont pas perdu le fruit de celle de novembre, bien que leur rôle n’y ait eu rien de honteux sous aucun rapport : ils y ont gagné une profonde aversion pour les débats de la force, bien qu’ils ne s’y soient pas montrés les plus faibles ; – ils y ont pris un attachement plus vif et plus profond à l’ordre et à la raison persuasive, bien qu’ils y aient donné un sublime exemple d’ordre et de raison.

Sera-ce donc le parti qui devait être le plus pénétré de la haute moralité renfermée dans cette catastrophe, qui foulerait aux pieds de si sanglans souvenirs, et avec une légèreté aveugle et passionnée en appellerait à cet argument qui ne prouve rien, la force ; à cet auxiliaire qui perd toujours ceux qui l’invoquent, la violence ?

Ce n’est pas au Courrier de Lyon que nous soumettons ces réflexions ; c’est à ceux des négocians qui, quoique imbus, comme cela est naturel, des intérêts spéciaux de leur industrie, ont cependant au fond de l’âme des sentimens populaires et l’amour de l’ordre et de la paix.

 

 

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