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11 décembre 1831 - Numéro 7
 
 

 



 
 
    
DU TARIF ET D'UNE MERCURIALE1.

Divers bruits circulent et tiennent les esprits en suspens. Les diverses affiches qui ont paru n'ont laissé aucun doute sur l'annulation du tarif2. L'autorité annonce pourtant qu'elle veut adoucir le sort de la classe ouvrière, nous allons examiner quels peuvent être ses moyens ; car pour nous, nous croyons que celui qu'elle repousse était le seul possible.

Nous l'avons déjà dit, le tarif était incomplet ; mais au moyen d'une révision ne pouvait-on pas le rendre exécutable ? et de l'aveu de beaucoup de négocians honorables, avec lesquels nous sommes en rapport, on aurait par là concilié tous les intérêts. On nous objectera la charte ; nul plus que nous n'a de respect pour la constitution : nous n'en appellerons jamais à des lois exceptionnelles ; mais serait-elle une loi d'exception celle qui réglerait, dans une ville manufacturière, le prix au minimum de la main-d'œuvre, afin de préserver d'un anéantissement total une branche de commerce, qui, à elle seule, fait vivre 200,000 individus ; et surtout lorsque ce prix serait établi, après avoir été débattu par les parties, non pas avec précipitation, mais avec calme, et que chacune des parties y aurait apporté toute la bonne foi possible ; lorsque chaque article aurait été médité, calculé et discuté pendant plusieurs jours s'il était nécessaire ? Jugerait-t-on qu'un tarif ainsi basé serait une loi arbitraire ? nous ne le pensons pas ; et nous croyons que là seulement serait l'ancre de salut pour les manufactures d'étoffes de soie de Lyon.

Voyons maintenant les moyens à employer pour parvenir au même but, sans effrayer par le mot tarif MM. les négocians : On parle d'abord d'une mercuriale par laquelle les prix des façons seraient établis sur ceux les plus élevés, payés par les meilleures maisons de commerce. Jusques-là nous acceptons : mais qui nous garantira que les maisons réputées pour payer le prix le plus élevé, il y a deux mois, plus ou moins, ne le réduiront pas au minimum des maisons d'un commerce inférieur, lorsqu'il sera question de mercuriale ? Et pourquoi le négociant se soumettrait-il mieux à la mercuriale qu'au tarif ? ne dira-t-il pas que c'est porter atteinte à la liberté ; que telle maison est maîtresse de payer à tel prix, de se ruiner même si bon lui semble ; mais que lui, il ne peut payer ainsi, qu'il va cesser de faire fabriquer ; et voilà l'autorité dans le même chaos. D'ailleurs un autre embarras se présente naturellement. Telle maison de commerce paie aux prix les plus élevés les façonnés tandis qu'elle paie au prix le plus minime les unis, et telle autre par une espèce de fluctuation commerciale paie bien les unis et mal les façonnés : voilà deux maisons bien différentes, sans cesser pourtant d'être des premières maisons de commerce. Or, sur quel prix se basera-t-on ? voilà la question posée, nous ne chercherons point à la résoudre.

Optons pour une mercuriale, et voyons-en les conséquences. Quelle est l'autorité qui réglera le prix ? est-ce le conseil des prud'hommes ? et de quel droit, s'il vous plaît ? A-t-il pu faire exécuter ses arrêts pour le tarif ?... aura-t-il plus de force pour la mercuriale ? nous ne le pensons point. Et d'ailleurs sur quel prix la réglera-t-on ? sur les prix les plus élevés ? soit, mais qui donnera ces prix ? les meilleures maisons de commerce ? Ainsi trente [6.1]mille ouvriers seront à la merci de deux ou trois maisons. Ce n'est pas tout encore : supposons que le conseil des prud'hommes subisse une autre organisation, et qu'elle soit telle qu'on nous la donne d'après les bruits qui circulent, organisation à laquelle nous applaudirions, qui composerait le conseil de huit négocians élus par eux, et de huit chefs d'ateliers nommés aussi par les intéressés de cette classe ; qu'en résulterait-il pour la mercuriale ? le conseil ne pourrait point faire le bien. Irait-il, pour fixer les prix, fouiller dans le secret de la correspondance du négociant ? lui ferait-il exhiber ses livres ? à Dieu ne plaise que nous pensions un seul moment à de telles monstruosités. Les livres, la correspondance sont des choses sacrées, et de là dépend souvent la prospérité du commerce. Ainsi, nous ne voyons pas de quelle manière on pourrait établir une mercuriale ; et fut-elle même établie, elle ne serait qu'une mesure illusoire. Nous nous féliciterions de la réorganisation du conseil des prud'hommes, telle que nous l'avons rapportée plus haut ; mais nous soutiendrons que le tarif pouvait seul concilier tous les intérêts ; non pas tel qu'il a été fait, mais révisé avec soin et débattu de nouveau contradictoirement entre les parties. Ce n'est pas seulement nous qui pensons ainsi, mais nous pouvons affirmer que beaucoup de négocians sont de notre avis, et que plusieurs d'entre eux sont venus à notre bureau manifester le désir que le tarif fut révisé avec soin et enfin exécuté.

Notes (DU TARIF ET D'UNE MERCURIALE.)
1 L’auteur de ce texte est Joachim Falconnet d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).
2 L’annulation du tarif s’accompagnait de trois promesses de concessions que les autorités faisaient aux ouvriers : celle d’une caisse spéciale de prêts, celle d’une réforme des prud’hommes, celle d’une mercuriale. La distinction officielle entre une mercuriale et un tarif sera rappelée par le préfet Gasparin lors de l’installation des nouveaux prud’hommes, en mai 1832 : « On a longtemps voulu jeter de l’équivoque sur le mot de mercuriale, en la comparant aux tarifs que la loi ne peut autoriser. Un tarif fixe d’avance le prix auquel doit être payé tel objet, une mercuriale établit le prix auquel il a été payé ; l’une prévient le fait, l’autre le constate… . Ainsi, le tarif est une règle dont la durée peut être illimitée, parce que c’est une volonté arbitraire, despotique, qui l’a établi ; une mercuriale est nécessairement variable comme les mouvements de l’industrie » (L’Echo de la Fabrique, n°31, 27 mai 1832). Les canuts étaient très sceptiques vis-à-vis de ces subtilités comme le signale J. Falconnet dès ce numéro du 11 décembre. Lorsque paraîtra enfin la mercuriale, en juillet 1832, Marius Chastaing précisera encore qu’une mercuriale ne peut être utile et admissible par les ouvriers en soie qu’en ayant les caractéristiques d’un tarif. Il écrira significativement : « Il faut qu’en traitant avec ses commettans, le fabricant mette, en première ligne de compte, le prix de la main-d’œuvre, et cette main-d’œuvre, qui est bien en quelque sorte une matière première, doit être calculée, non pas suivant les chances du commerce, mais suivant le besoin réel de la dépense nécessaire à l’ouvrier… . Il faut donc une règle pour que le salaire ne descende pas au-dessous des besoins réels de l’ouvrier. Ce n’est que dans un tarif que cette règle peut se trouver. C’est en ce sens que nous comprenons et que nous acceptons la mercuriale » (L’Echo de la Fabrique, n°39, 22 juillet 1832).

 

 

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