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31 mars 1833 - Numéro 13
 
 

 



 
 
    
 Dissertation du National

sur la situation des ouvriers de lyon et sur la question des associations.

Vous souvient-il de cet homme auquel un coup d’épée reçu en duel fit crever un abcès et sauva la vie. Eh bien ! telle est la position des ouvriers lyonnais en ce moment. Ils doivent se féliciter des diatribes du correspondant du Courrier de Lyon, accueillies on ne sait comment dans les colonnes d’un journal estimé, le Temps, qui a oublié sans doute ce jour-là qu’il portait sur son frontispice le titre de journal du progrès. Ils doivent s’en féliciter de ces diatribes honteuses, car ils leur devront l’appui de tous les organes patriotes de la presse, l’attention publique, et peut-être, ainsi que nous l’avons fait pressentir dans notre dernier numéro, cette grave question du prolétariat trouvera-t-elle la solution que depuis long-temps elle réclame. Il faut que le pouvoir s’en occupe à moins de s’abdiquer lui-même, et alors il n’aurait plus lieu de s’étonner si d’autres que lui s’occupant de la résoudre, par suite cette question était résolue dans un sens qui lui serait hostile, il ne pourrait plus se plaindre. La presse est moins malveillante qu’on ne croit, elle avertit toujours avant de frapper.

Nous avons fait connaître à nos lecteurs deux articles remarquables, l’un extrait du Précurseur (Voyez l’Echo, n° 9) ; l’autre du Messager des Chambres (Voy. [1.2]n° 12). Nous en empruntons un aujourd’hui au National. L’opinion de ce journal ne saurait être indifférente. Elle se recommande d’elle-même par le nom de son auteur, l’illustre Armand Carrel.

« La seconde ville du royaume, Lyon, est en proie à une grande agitation. Au milieu de cette prospérité si vantée, au sein de l’abondance et de la paix, l’ouvrier lyonnais vient protester contre les assertions du pouvoir ; il travaille, mais son labeur, quelque pénible qu’il soit, ne peut suffire à ses premiers, à ses plus pressans besoins ; il souffre, non point d’une oisiveté forcée, mais de l’avilissement du prix de la main-d’œuvre. Les événemens de novembre 1831 ont mis en lumière cette triste vérité que le taux des salaires n’est plus en rapport avec celui des subsistances.

Il ne faut pas se le dissimuler, c’est la grande cause des prolétaires qui se plaide à Lyoni. En 1831, c’était par des cris de guerre et de mortii ; en 1833, c’est par la discussion, c’est par des associations. En 1831, les ouvriers n’avaient qu’un pressentiment vague de leur force et de leur droit ; en 1833, ils en ont la conscience entière ; ils sont calmes. De leur devise de novembre ils n’ont heureusement conservé que la première partie : ils veulent vivre en travaillant. Dans une époque où tant de gens vivent très-joyeusement sans rien faire, c’est se montrer peu exigeans.

En 1831, lorsque ces mêmes ouvriers occupaient l’Hôtel-de-Ville de Lyon, le pouvoir faisait répéter par ses journaux « que sa bienveillance était principalement acquise aux classes les plus nombreuses et les plus pauvres, classes si dignes d’intérêt, si patientes, si résignées, sauf une déplorable exception. » (France Nouvelle du 28 novembre 1831) ; il annonçait que « de profondes recherches seraient faites pour trouver les causes purement sociales qui pouvaient avoir préparé un état de choses aussi déplorable. » (Moniteur du 29 novembre 1831.) Puis il ajoutait : « C’est aux législateurs à approfondir ces observations et à y conformer leurs œuvres. Pour cela, il faut du temps, il faut des études, il faut des sacrifices ; mais surtout il faut du calme. » Le temps et le calme n’ont point manqué ; quant aux sacrifices, c’est une autre affaire ; on ne s’y résout que le plus tard possible ; on oublie que c’est dans ces quatre mots : Il est trop tard, que le général Lafayette a résumé le dénoûment de la révolution de juillet.

[2.1]Le temps, disons-nous, n’a point manqué ; qu’a-t-on fait depuis 1831 ? Rien. Nous nous trompons : on a triplé la garnison de Lyon, pensant sans doute que c’était avec des baïonnettes que l’on devait prouver qu’effectivement « la bienveillance du gouvernement était principalement acquise aux classes laborieuses, si dignes dintérêt, si patientes, si résignées. »

Les pouvoirs soi-disant représentatifs ne sont point restés en arrière en fait d’incurie ; une loi de douanes, qui devait apporter des modifications au commerce des soies, s’est promenée pendant deux sessions à la chambre des députés, et n’a pas seulement obtenu l’honneur d’une discussion ; le tarif sur les bestiaux, dont on réclamait l’abaissement, sera maintenu ; toutes les dépenses sont respectées, tous les impôts sont conservés…

Les ouvriers ont vaincu en novembre ; ils sont fiers de leur victoire : il faut en effacer le souvenir. On attend sans doute avec impatience l’occasion de leur donner une revanche ; Dieu veuille qu’on ne la fasse pas naître ! il est des hommes qui ne connaissent d’autre remède aux ébranlemens politiques que le canon, que les mitraillades ; c’est un 13 vendémiaire, c’est un 5 et 6 juin qu’il faut à Lyon, puis tout rentrera dans l’ordre ; c’est-là ce qu’on appelle faire de la force ! Quatre cent mille hommes sont sous les armes, quatre cents millions figurent au budget de la guerre…

Nous laissons à d’autres le soin d’apprécier si la question qui s’agite aujourd’hui à Lyon est purement politique ou purement industrielle ; à nos yeux ces deux mots se confondent, car la politique positive ne saurait être autre chose que le réglement des intérêts généraux de la société : or, comme l’industrie comprend le travail agricole, manufacturier et commercial, nous ne connaissons rien de plus général, ni de plus digne d’intérêt dans une société qui, comme la nôtre, n’est point organisée pour la conquête, c’est-à-dire pour le pillage en grand, pour la dévastation et le carnage légal. A ceux qui prétendraient, comme quelques-uns le font, qu’il n’y a rien de politique dans les débats de Lyon, nous leur demanderions de nous indiquer ce qui, dans leur politique, est d’un si haut intérêt, d’une si haute portée.

Le malaise des prolétaires lyonnais tient à plusieurs causes : les unes sont locales, les autres générales ; on fait grand bruit de l’impossibilité où se trouvent les fabricans de soieries de hausser les salaires de leurs ouvriers. « Une concurrence étrangère, de jour en jour plus formidable, le trop grand nombre des fabricans, et surtout des fabriques à petits capitaux, ont progressivement, depuis dix années, fait baisser d’un tiers et même de moitié le prix des salaires. Il est des articles qui ne permettent pas à l’ouvrier compagnon de gagner vingt sous en travaillant seize heures par jour. Cependant, si le salaire est augmenté, l’étoffe deviendra plus chère, et l’étranger la trouvera autre part à meilleur marché…iii » Nous pensons qu’il est prudent de n’accueillir qu’avec une grande réserve de semblables argumens ; dans de certaines limites ils sont vrais : quant aux étoffes unies, dans ce genre de fabrication, la concurrence des ateliers de Suisse, d’Allemagne et d’Angleterre peut forcer le fabricant français à réduire ses frais de production ; mais nous ne saurions les admettre lorsqu’il s’agit des étoffes de goût, de celles où le dessin et la variété des couleurs forment une partie essentielle de la valeur ; dans cette partie importante de la production lyonnaise, l’abaissement des prix provient presque uniquement de la concurrence acharnée que se font entre eux les fabricans, grands ou petits. Ce [2.2]n’est pas seulement à Lyon que cette lutte existe : là où il y a deux négocians, deux manufacturiers, deux marchands, l’un cherche incessamment à ruiner l’autre. Ils offrent à l’envi leurs produits au rabais, et le contrecoup de cette guerre désastreuse retombe de tout son poids sur le malheureux ouvrier qui, n’ayant aucun moyen de résister aux exigences des maîtres, voit chaque jour réduire ses moyens d’existence et ceux de ses enfans.

Les ouvriers ont senti leur isolement. Abandonnés par la sollicitude du gouvernement, ils se sont rapprochés les uns des autres, et aujourd’hui ils cherchent dans l’association une force de résistance suffisante pour stipuler des conditions plus favorables. Vivre est le premier besoin ; ils s’arrangent en conséquence. Certes, nous ne nions point les inconvéniens qui peuvent résulter de ces réunions d’hommes que la souffrance irrite. Mais peut-on leur donner une autre satisfaction ? Qui écoute leurs plaintes ? qui se charge de redresser leurs griefs ? où donc est l’autorité tutélaire qui veille sur eux ?

Le pouvoir répond le code pénal à la main : l’art. 415 défend aux ouvriers de se coaliser ; donc il faut dissoudre toutes associations. C’est fort bien, dissolvez tout ce que vous voudrez ; mais ensuite que ferez-vous ? car il ne faut pas perdre de vue que la dissolution des associations ne fera pas hausser le salaire.

Nous savons fort bien que l’on a un argument tout prêt à nous opposer, « Les associations ne fournissent pas de pain à ceux qui en manquent. » Eh ! mon Dieu, nous savons de reste que les associations, tout aussi bien que les constitutions et les articles du code pénal, n’ont jamais fourni de pain à qui que ce soit ; mais est-ce une raison pour qu’on se prive d’associations, de chartes et de codes ? Toutes les formes conventionnelles sur lesquelles notre ordre social repose, ne sont que des moyens à l’aide desquels les besoins généraux se constatent et obtiennent satisfaction ; le but, c’est l’amélioration du sort de tous ; lorsque la forme ancienne est mauvaise, on la met de côté et on en prend une nouvelle ; depuis la convocation des états-généraux nous ne faisons point autre chose tous les cinq ou dix ans ; et selon toute apparence nous n’avons pas fini de changer ; car le statu quo actuel est trop peu agréable pour qu’on veuille le conserver.

A côté des ouvriers qui cherchent à s’organiser, les fabricans ne restent point passifs, et on ne saurait les blâmer ; ils se rapprochent, ils se consultent ; l’association pour eux aussi est un besoin. Le Courrier de Lyon, qui avait trouvé les associations d’ouvriers contraires à la liberté du commerce, trouve très-naturelles celles des maîtres ; il en attend de bons résultats.

Quant à l’argument banal de la liberté du commerce, nous désirerions que ceux qui l’emploient à tout propos en connussent la valeur. On invoque cette liberté lorsque l’introduction d’une nouvelle machine a privé de pain des milliers de familles, on prouve, l’histoire à la main, aux malheureux qui crient misère, que les perfectionnemens industriels ont fini à la longue par accroître l’aisance des masses ; on invoque encore cette liberté, lorsque les faibles veulent se réunir pour n’être point écrasés par les puissans ; mais on se hâte de la répudier lorsqu’elle blesse les chefs d’industrie. Du reste, ces derniers qu’ont-ils besoin d’associations patentes, avouées ? n’ont-ils point les bourses, les salons, les spectacles, les cercles, pour se réunir et s’entendre ? Mais, bien mieux encore ; s’agit-il de liberté du commerce [3.1]lorsqu’on discute les lois de douanes ? Oh ! que non. Les privilégiés sont à leur poste alors ; la liberté, à leurs yeux, est un vain mot qu’on jette à la tête du peuple pour l’éblouir et mieux river ses chaînes ; nos charlatans politiques sont en cela très-experts.

On conçoit que nous n’avons pas intention de discuter ici une question de légalité. Que la loi s’oppose ou ne s’oppose pas aux associations, peu nous importe ; en principe, l’association est un droit des plus naturels ; tout ce qui tend à le limiter est inique et ne peut durer. Nous dirons plus : dans les circonstances actuelles, le libre exercice de ce droit est la sauve-garde de l’ordre social ; c’est la seule voie régulière ouverte aux travailleurs, ouvriers et fabricansiv ; pour arriver pacifiquement à s’entendre, à stipuler leurs intérêts ; c’est la soupape de sûreté à l’aide de laquelle on pourra prévenir les collisions que la contrainte et l’oppression feraient inévitablement renaître. Du reste, si les associations sont inquiétantes à Lyon, ce n’est point en les dissolvant qu’on aura rétabli l’ordre qu’elles auraient pu troubler, car on n’aura point fait disparaître la cause du mal. Nous le répétons, les ouvriers lyonnais s’agitent, non point parce qu’ils veulent s’associer ; ils s’agitent, ils veulent s’associer parce qu’ils souffrent, parce que leur salaire est insuffisant. C’est toujours là qu’il faut en revenir.

Nous ne nous dissimulons point la difficulté que présente la solution de ce grand problème, qu’un jeune professeur d’histoire à la faculté des lettres posait naguère en ces termes : « Améliorer le sort des classes inférieures sans briser les machines et sans attenter à la propriété ». Nous pensons qu’on ne doit ni attenter à la propriété, ni briser les machines ; car cela ne ferait que déplacer la difficulté sans la résoudre ; mais nous avouons aussi que la manière dont, selon les prévisions de ce professeur, la Providence se chargera de cette solution, nous paraît trop lente et trop incertaine.

En présence de ce fait, que, depuis dix ans, à Lyon, les salaires ont baissé d’un tiers et même de moitié ; lorsqu’on voit que la fabrication de certaines étoffes ne produit à l’ouvrier compagnon que vingt sous par jour pour seize heures de travail, on ne peut rester impassible ; on doit chercher des remèdes, et des remèdes prompts.

Ces remèdes, chacun les cherche, chacun indique les siens ; l’administration seule reste impassible. Le Précurseur de Lyon, ce journal hors de lignev, a dans cette circonstance, dignement rempli, comme toujours, sa mission ; il a su allier la fermeté à la prudence. Les conseils qu’il s’est efforcé de donner au pouvoir, s’ils étaient écoutés, pourraient calmer les souffrances, l’irritation du moment. Mais on n’y songe seulement pas.

Les premiers moyens qui s’offrent à tous les yeux, c’est, ainsi que nous l’avons souvent indiqué, de déplacer l’impôt des portes et fenêtres, de supprimer les impôts indirects et les octrois ; d’abaisser les tarifs de douanes sur les céréales, sur les bestiaux, sur les laines, sur les fers, et en général sur toutes les matières premières. En un mot, on doit s’efforcer de réduire le prix des subsistances et des objets de première nécessité, lorsqu’on ne peut obtenir une hausse dans les salaires.

Mais, nous ne nous faisons point illusion : cela n’est point suffisant, il faut songer à développer, à généraliser l’esprit d’association. Si la nécessité a fait comprendre aujourd’hui aux fabricansvi lyonnais qu’ils doivent s’unir et s’entendre pour résister aux exigences des ouvriers, il faut qu’ils comprennent aussi que la guerre qui les porte à se ruiner réciproquement par la concurrence [3.2]au rabais, est immorale et ne tourne en définitive qu’au profit des consommateurs oisifs ; que cette lutte compromet incessamment l’avenir de leur industrie et l’existence des travailleurs, ouvriers ou bourgeois ; il faut qu’ils sentent que, pour s’attacher les ouvriers, ils doivent les faire participer à leurs bénéfices après leur avoir assuré un minimum de salaire… Quand le pouvoir redoute les associations, c’est qu’il n’en comprend point le principe. Les associations ne peuvent être des instrumens de dissolution sociale ; c’est, nous le répétons, la contrainte, c’est l’oppression qui les fait dégénérer : bien dirigées, bien entendues, elles peuvent, elles doivent former au contraire la base d’une bonne organisation du travail.

(Le National, 19 mars 1833.)

 

 

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