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7 avril 1833 - Numéro 14
 
 

 



 
 
    

NÉCESSITÉ

de porter remède aux souffrances des classes pauvres.

[2.1]Lorsqu?il s?agissait sous la restauration de renverser par le constitutionnalisme le système bourbonien, ce fut une étude indispensable que la théorie constitutionnelle ; il fallut bien, pour dresser ou renverser leurs autels, pour les conjurer ou les poursuivre, connaître par leurs noms, leurs attributs, leurs rôles respectifs, toutes les divinités de la mythologie d?alors. Aujourd?hui que ce système a triomphé et que par son triomphe il nous a poussés plus avant dans la voie sans limites du progrès, c?est un autre catéchisme qu?il faut étudier. A quoi auraient servi quinze ans de lutte contre les Bourbons de la branche aînée, si, cette branche coupée, nous devions rester aussi malheureux qu?avant sa récision ; si les richesses de notre sol devaient ne point prendre d?accroissement, la paix jeter des racines moins profondes, le commerce languir comme il fait depuis deux ans ? Que nos hommes d?état soient donc bien convaincus de la nécessité absolue de faire intervenir dans les questions dites politiques, les questions connues jusqu?ici sous le titre de questions économiques ; en d?autres termes, qu?ils s?occupent de chercher les moyens de vêtir, de nourrir, de loger, d?instruire, de retraiter1 les prolétaires, de tarir les émeutes et de rendre au commerce l?activité, aux riches la sécurité qu?ils ont perdue,

Or, il faut le dire, les notions les plus simples d?économie politique, tellement simples qu?il ne faut pas un quart d?heure de réflexion pour les comprendre, sont très loin d?être aujourd?hui, je ne dis pas comprises, mais connues. Parmi nos députés ; vous en trouverez bon nombre qui à la veille de l?ouverture des chambres ne se sont pas même donné la peine de savoir nettement ce que c?est que la caisse d?amortissement, et cependant il y a quatre-vingt et tant de millions perdus tous les ans ! Je ne suis pas moins convaincu que cette année encore nous aurons le plaisir d?entendre exposer éloquemment à la tribune les singulières opinions des frères Dupin en économie politique ; savoir : que les riches, les oisifs, font aller le commerce ; en sorte que, tailleurs, bottiers, boulangers, bouchers, vignerons, agriculteurs de toute espèce, manufacturiers de tout produit devraient voter des remercimens à tous les riches capitalistes et propriétaires qui ont l?extrême bonté de se laisser habiller, chauffer, nourrir, loger par eux.

Tâchons donc, nous qui avons, comme journalistes, mission d?éclairer les questions, de vulgariser les principes, d?en élaborer les conséquences, d?en faciliter l?application, tâchons d?épargner quelques recherches, quoique peu pénibles, aux hommes de conscience qui veulent remplir leur mandat, et montrons que le Moniteur a parlé plus sagement qu?en beaucoup d?autres occasions, quand il a dit un jour que la rénovation de l?économie politique dans ses bases, devait renouveler toute la politique gouvernementale.

Il n?y a point pour l?homme de jouissance intellectuelle ou matérielle, c?est-à-dire de richesses, qui ne soit le fruit d?un travail humain : par conséquent, l?homme qui consomme des richesses sans travailler personnellement, consomme le produit du travail des autres. Celui-là, en nous emparant d?un terme de la langue politique du saint-simonisme, on peut l?appeler oisif sans lui faire injure, puisqu?il ne produit point. L?homme au contraire qui produit une masse considérable de richesses, [2.2]et qui n?en consomme personnellement qu?une portion infiniment petite, engraisse évidemment de ses sueurs et de ses peines ceux qui jouissent sans travail ; cet homme nous pouvons lui donner justement le nom de travailleur.

Par exemple, de deux hommes dont l?un est le fermier de l?autre, celui qui ne s?occupe de la terre que pour l?affermer à son profit, que pour percevoir les revenus que lui paie le fermier, et en donner quittance, qui du reste dépense à la ville, pour sa maison, son vêtement, ses plaisirs, ses chevaux, ses maîtresses, son spectacle, sans rien faire autre chose, la somme que par an ou par semestre lui apporte son fermier ; celui-là est un oisif ; le fermier au contraire qui s?occupe à labourer la terre, à la fumer, à recueillir ses fruits, qui a tout le labeur, toute l?inquiétude, toute la peine, qui se lève tôt l?été et se couche tard l?hiver pour travailler, qui est obligé de porter au maître la prime annuelle ou semestrielle convenue ; celui-là est le travailleur.

Cette division de travailleurs et d?oisifs est la division la plus vraie, la plus nette, la plus profonde et surtout la plus féconde qu?on puisse établir entre les hommes dans l?état présent de la société.

Elle rend compte du malaise qui tourmente sans relâche la société et qui la fait par moment bouillonner comme une chaudière en ébullition ; elle indique tout de suite la nature du remède ; elle anime et produit tout un système nouveau en politique.

Au premier aspect, on voit qu?aussi long-temps que les oisifs et les travailleurs seront en présence comme ils le sont, sans que personne s?occupe à modifier leurs vies opposées, à concilier leurs intérêts contradictoires, cette contradiction d?intérêts, donnera naissance à tous les maux ordinairement désignés par ces paroles : La guerre de ceux qui n?ont point contre ceux qui ont.

Quand on réfléchit ensuite que ce qui constitue la dépendance, nous pouvons même dire l?exploitation des travailleurs par les oisifs, ce sont principalement les conditions onéreuses auxquelles les oisifs possesseurs par naissance de terres, d?usines et de capitaux, prêtent aux travailleurs ces usines, ces terres, ces capitaux, en d?autres termes, l?élévation du taux de l?intérêt et du prix des fermages, on est heureux de trouver, que pour améliorer le sort des travailleurs, il n?est pas nécessaire de dépouiller les oisifs (ce qui serait une injustice criante), mais qu?il suffit seulement d?améliorer dans l?intérêt des travailleurs les conditions du prêt, ce qui revient à faire baisser l?intérêt de l?argent.

Or toute mesure, toute loi, toute tendance gouvernementale qui facilitera les transactions du commerce, qui multipliera les relations du négoce, favorisera la mise en activité où le développement d?une industrie, créera des travaux, augmentera la production, et distribuera mieux la consommation, aura pour résultat assuré précisément la baisse de l?intérêt de l?argent.

Tout gouvernement qui aura reconnu la nécessité de favoriser le travail, d?améliorer la position du travailleur, aura donc par ce seul fait une politique toute nouvelle et très-complète à parcourir, et sur toute question de finances, de guerre, d?administration, de relations étrangères, une solution nette, claire et favorable aux intérêts de tous.

J. B. Rouy.

Notes (NÉCESSITÉ de porter remède aux souffrances...)
1 Les premières argumentations sur la prise en charge financière des personnes âgées dites invalides remontent à quelques décennies avant la révolution. Dès 1765, par exemple, Nicolas Baudeau affirmait dans les Ephémérides du citoyen l?idée d?un droit, d?une dette à leur égard : « c?est la dette commune du souverain lui-même et de tous ses sujets ». Ce n?est toutefois qu?au début de la IIIe République que l?on reconnaît une intervention légitime de l?État dans ce champ, et la loi sur l?assistance aux vieillards sera votée en 1905. Elle concerne tout Français privé de ressources et âgé de plus de 70 ans ou encore « atteint d?une infirmité ou d?une maladie reconnue incurable qui le rend incapable de subvenir par son travail aux nécessités de l?existence ». Cette assistance  consiste dans le paiement d?une allocation mensuelle. Voir ici F.-X. Merrien, Face à la pauvreté, Paris, Les Éditions de l?Atelier, 1994, p. 124-127.

 

 

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