Par louis couailhac1.
– Rose, voila ma pièce finie ; je vais la porter au magasin.
– Et il faut y aller bien vite ; car nous n’avons plus que quarante sous à la maison.
– Rose disait cela sans quitter l’aiguille, avec aussi peu d’émotion qu’elle aurait dit une chose très-ordinaire, comme si au bout de ces quarante sous la faim ne devait pas la prendre à la gorge, elle et sa famille. Le peuple a le bonheur de vivre avec insouciance sa vie au jour le jour ; il voit arriver son dernier sou sans angoisse et semble compter pour le lendemain sur la bonté de Dieu, qui n’abandonne jamais sa créature. Sans cela il y aurait quelque chose de trop fatiguant dans cette lutte continuelle avec les besoins du corps, dans cette crainte toujours renouvelée de rester sans pain. L’artiste du moins a pour le soutenir dans sa carrière aventureuse le sentiment exalté de son art, de temps en temps quelques accidens heureux de passion ou de fortune, ici une femme qui l’aime de cœur, là un voyage avec un seigneur russe ou un riche anglais sous le ciel poétique de l’Italie, puis des amis joyeux, des soupers arrosés de Champagne qui se prolongent bien avant dans la nuit, enfin l’espoir de voir un jour son nom entouré de quelque renommée, son talent récompensé par une certaine aisance. L’ouvrier n’a que des jours de labeur et de peine, des sueurs au profit d’une aristocratie dédaigneuse, une existence sans avenir et sans jouissance du moment, sans variété et sans teinte poétique, grossière et d’une réalité toute matérielle, pas d’autre but que de vivre et d’arriver péniblement à la mort qui met de côté tout privilège et fait l’égalité des cadavres. Ceci est beaucoup plus triste.
Jacques Lebras travaillait dans la soierie et habitait Lyon ; il avait épousé une jeune couturière de dix-sept ans, Rose Dupuis, et en avait eu trois enfans en quatre ans d’union. La canaille suit à la lettre le précepte de Dieu : Croissez et multipliez. Là la nature n’est pas soumise au calcul, et on ne se règle pas d’avance sur la portion d’héritage qu’on veut laisser à chacun de ses enfans ; on leur donne deux bons bras et une santé robuste pour tout bien.
Jacques mit sa veste et sortit avec sa pièce sous le bras. Arrivé chez le fabricant il fut obligé d’attendre quelque temps dans l’espèce de cage d’où le canut livre son ouvrage au commis retranché derrière les barreaux ; son tour vint. On voulait lui rabattre quelque chose sur la façon ; hardi et peu endurant il adressa des réclamations énergiques et dit que c’était une infamie de spéculer ainsi sur la fatigue du pauvre ouvrier. Le commis lui accorda ce qu’il demandait pour ne pas prolonger une discussion qui donnait du courage aux plus timides et aurait infailliblement excité une foule de réclamations.
– Voulez-vous me donner de l’ouvrage, continua Jacques d’un ton radouci ?
[7.2]– Il n’y en a pas, reprit sèchement le commis.
– Mais il me semble pourtant que d’autres viennent d’en emporter…
– Il n’y en a plus, vous dis-je ! Est-ce fini ? J’espère que vous ne me forcerez pas à vous confier des pièces quand je n’en ai pas !… Voyons un autre…
Jacques essuya vite avec sa main une larme de rage qu’il n’aurait pas voulu montrer à cet homme et partit. Il se sentait humilié d’être contraint à céder devant cette puissance de l’argent. Depuis long-temps il travaillait pour la même maison, avait souffert plusieurs injustices en silence et n’avait pu s’empêcher de se révolter enfin contre un abus criant : maintenant il fallait chercher et surtout trouver de l’occupation chez un autre fabricant. Mais d’ici là, lui à qui ses charges domestiques ne permettaient pas de faire des économies, comment donnerait-il du pain à ses enfans quand ils lui en demanderaient à grands cris ? Comment pourrait-il supporter les larmes et les gémissemens de sa pauvre femme !
Huit heures sonnaient ; il se détourna un peu de sa route pour passer dans un cabaret où se réunissaient quelques compagnons de ses amis ; il voulait leur demander s’ils ne pouvaient lui procurer de la besogne chez quelqu’un de leurs patrons respectifs.
– Ah ! ah ! voila Jacques Lebras, s’écria un des anciens camarades d’apprentissage de notre ouvrier. – Jacques, approche un tabouret et prends un verre de vin avec moi ; nous allons rire.
– Je n’ai guère envie de boire et de rire, vois-tu, Léonard. Je n’ai plus d’ouvrage et je viens en chercher.
– C’est toujours la même chanson, dit en l’interrompant un individu assis à une table voisine et vêtu d’une longue redingote noire un peu rapée. – Vous prétendez tous que vous n’avez pas d’ouvrage, que vous mourez de faim… Il y a peut-être bien un peu de votre faute…
– Ce reproche-là ne me regarde pas, reprit Jacques… Car j’ai toujours travaillé avec conscience et je n’ai jamais perdu mon temps.
– Vous ne me comprenez pas, l’ami... Il y a de votre faute en ce sens que c’est la faute du gouvernement et qu’il ne tiendrait qu’à vous de travailler…
Les deux ouvriers se regardèrent un instant étonnés.
– M’entendez-vous ?
– Oui, oui, à peu près. Je sais bien que les affaires ne vont pas tout-à-fait comme elles devraient aller. Mais enfin il n’y a encore rien de perdu ; on peut facilement revenir à bien.
– Bah ! Il n’y a qu’un seul moyen de voir revenir l’ouvrage et les bonnes journées… Voulez-vous que je vous conte cela entre nous, bien bas… Tenez… je vais vous glisser ma recette dans le tuyau de l’oreille… Approchez… – Pour que le commerce reprenne… – Il faut que les autres soient revenus…
– Qui donc ça, les autres ?
– Et bien ceux qui occupaient et secouraient l’ouvrier, ceux qui pendant quinze ans vous ont fait vivre en joie, ceux qui sont exilés, ceux du drapeau blanc, enfin.
Un éclair de colère passa dans les yeux des canuts.
– Monsieur, dit Jacques, cessons de causer… sur cet article-là nous ne serons jamais d’accord… Pour ma part je vous avouerai que je déteste du fond du cœur ces Bourbons qui sont rentrés deux fois en France à la suite des cosaques et qui plus tard se sont donnés aux jésuites et ont versé le sang français sur les pavés de Paris… Je ne leur pardonnerai jamais cela, et je vous [8.1]réponds que s’ils avaient le malheur de remettre le pied chez nous, je ne serais pas le dernier à prendre le fusil pour faire lâcher prise.
L’homme à la longue redingote noire fit une grimace expressive et se leva :
J’espère, camarade, que vous reviendrez à de meilleurs sentimens quand vous aurez encore un peu souffert… Je m’intéresse à vous et je veux vous donner de bon conseils… Venez me voir rue de la Charité, n° 32 ; vous demanderez M. Joseph. En attendant, voici… – il se baissa vers lui et lui glissa quelque chose dans la main. – …voici cinquante francs pour subvenir à vos premières nécessités.
– Monsieur, s’écria Jacques avec indignation et en jetant les cinquante francs sur la table, je ne veux voir ni vous ni votre argent. Et partez vite, parce que si j’avertissais les camarades, votre affaire ne serait pas bonne.
L’homme noir ramassa son argent et se hâta prudemment de s’esquiver.
– As-tu jamais vu un pareil cafard, dit Jacques à son camarade en lui souhaitant le bon soir. Je ne voudrais pas devenir riche au prix qu’il me proposait.
– Ni moi non plus, ma foi.
Et ils retournèrent tous deux au sein de leur pauvreté.
(La suite à un prochain numéro.)