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21 avril 1833 - Numéro 16
 
 

 



 
 
    

LES RICHES ET LES PAUVRES.

Lorsqu’on parle de la misère qui ronge le peuple, de l’état désastreux où se trouve plongée l’immense majorité de la nation, il est des hommes qui vous répondent par ce sourire de pitié qui n’est pas pour l’infortune, mais pour ceux qui la signalent, par cette expression sardonique qui est la plus insolente des négations. Notre [2.1]intention n’est point de prouver à cette espèce d’incrédules, à ces cœurs forts, ce qu’ils ont l’air de révoquer en doute ; d’amener jusque sous leurs yeux le spectacle déchirant de tant de calamités, jusqu’à leurs oreilles le lugubre concert de tant de soupirs, de tant de plaintes, de tant de gémissemens. D’ailleurs, lorsqu’ils nient la misère, ces heureux du monde, n’est-ce pas une incrédulité calculée, pour se dispenser d’une compassion qui deviendrait coûteuse, de regrets qui sont toujours incommodes, peut-être même de remords qui pourraient troubler le sommeil de leur opulente oisiveté ?

Il en est d’autres qui croient à la misère, dont l’ame paraît en être navrée, qui, dans le fond du cœur, désirent ardemment qu’elle cesse, qui feraient même pour cela quelques sacrifices personnels, mais qui cependant s’épouvantent de l’idée de sa cessation, parce qu’ils ne la conçoivent qu’avec un bouleversement. On ne pourra, disent-ils, donner à ceux qui n’ont pas, qu’en dépouillant ceux qui ont ; pour enrichir les uns, il faut appauvrir les autres ; en un mot, c’est la guerre du prolétariat contre la propriété.

Ces paroles, qui sont devenues la monnaie courante de la peur et de l’égoïsme, et que nous serions embarrassés de qualifier, si les craintes qu’elles renferment n’avaient été provoquées et n’étaient encore justifiées peut-être par les imprudentes déclamations de quelques têtes exaltées, cette préoccupation qui est plus générale qu’on ne pense dans un certain monde, et qui nous explique pourquoi tant de gens hérissent le poil et reculent en aboyant devant toute idée nouvelle, est dans ce moment le plus grand obstacle aux progrès, et sa disparition nous semble la première condition des améliorations sociales.

En effet, du moment que l’on concevra que ce qui est au bénéfice de la majorité souffrante, tourne même à celui de la minorité privilégiée ; que la grande loi providentielle de l’humanité est que la justice profite à tous, sans exception ; de ce moment, la misère ne réclamera plus en vain sa part du bien-être social, parce que la peur égoïste ne sera plus là pour la lui contester ; il n’y aura qu’un seul parti, car on verra qu’il n’y a qu’un seul intérêt ; il y aura sympathie entre toutes les classes de la société, car on s’apercevra qu’il y a solidarité entre elles ; on comprendra que cette guerre du prolétariat contre la propriété n’est qu’un déplorable mal entendu, et nous nous trouverons à la veille de cette rénovation morale et matérielle, que les ames généreuses appellent de tant de vœux, hâtent de tant d’efforts.

Dans la direction nouvelle qui est imprimée à la politique, c’est donc par-là que toute discussion doit commencer ; là que toute démonstration doit s’établir. Il faut s’attacher à faire comprendre aux industriels, aux propriétaires, à tous les élus de la fortune, qu’en prêchant l’affranchissement du prolétariat, on ne travaille pas contre eux, et qu’ils retireront du soulagement des misères du peuple, des avantages plus réels que celui d’être délivrés du spectacle attristant de la faim qui se traîne à leur porte, de n’avoir plus l’esprit incessamment inquiété par les résultats possibles du désespoir, qui vient hurler sous leurs fenêtres.

Si nous avions à confesser ici nos sympathies personnelles, nous pourrions dire, qu’à supposer même qu’il en fût autrement, nous n’en réclamerions pas moins ce que nous réclamons à grands cris. Placés entre les intérêts de ces prolétaires que nous avons vus si grands pendant le danger, si moraux après le combat, si généreux [2.2]au milieu de la victoire, et de ces privilégiés, que les mêmes positions nous ont montrés si petits, si rapaces, si haineux, nous faisons l’aveu que nous n’hésiterions pas long-temps ; et nous aimerions mieux, dans tous les cas, demander la justice du chacun son tour, que de n’en point demander du tout.

Mais telle n’est pas notre situation, et nous nous félicitons de l’heureuse impuissance où se trouvent ceux qui ont des entrailles pour le peuple, de ne pouvoir rien faire à son avantage qui ne soit en même temps à l’avantage de la société tout entière.

Encore une fois la justice a cela de grand et d’admirable, qu’elle se rend à tout le monde ; le progrès a cela de providentiel, qu’il finit par tourner au profit de ceux mêmes dont il paraît menacer l’existence.

Que l’on se donne la peine d’examiner ce qui s’est passé à toutes les phases que l’humanité a parcourues. Les Romains se sont enrichis en affranchissant leurs esclaves. Les seigneurs de la féodalité, s’ils vivaient encore, seraient plus riches maintenant, c’est-à-dire, auraient à leur disposition plus de jouissances morales et matérielles, non pas seulement en restant les plus riches de tous, mais encore en descendant vingt degrés de l’échelle sociale. La position de certains petits marchands du dix-neuvième siècle est préférable à celle d’un noble baron du moyen-âge ; une boutique d’à-présent peut valoir mieux, tout bien compté, qu’un fief d’autrefois.

C’est qu’à chaque mouvement progressif de la société, l’on voit s’accroître la somme totale des richesses. Le privilége entravant la production, à mesure que le privilége tombe, la production augmente ; et l’amélioration des basses classes se prend sur ce qui est produit de plus, et non pas sur ce que les anciens privilégiés peuvent consommer de moins. Que dis-je ? il est bien souvent arrivé que le surcroît du bien-être social a été encore bien plus profitable à ceux dont l’ineptie le repousse, qu’à ceux dont le désespoir l’appelle.

Toutefois, il se fait que si l’on ne peut pas comprendre tout cela, que si l’obstination féroce et stupide des hommes du privilège force le progrès, toujours inévitable, à se faire par une révolution, des intérêts sont violemment froissés pour le moment, le pouvoir et la fortune changent brusquement de mains ; puis l’irritation de ceux qu’une injustice intolérable a poussés à la révolte produit ces crimes qui ont ensanglanté tant de pages de l’histoire, et qui fournissent un texte éternel aux déclamations de cette école politique qui, par une dérision étrange, veut en faire peser la responsabilité sur les théories libérales ; comme si les amis du progrès n’étaient pas les véritables ennemis des révolutions, comme si le seul moyen d’éviter les révolutions n’était pas d’ouvrir au progrès une voie large et facile. Mais lorsque les privilégiés font les sourds, il faut bien que le peuple emprunte la bouche d’un canon pour faire parvenir la vérité à leurs oreilles.

Veut-on envisager la question d’un point de vue moins élevé, sous une face différente ? La démonstration sera plus facile encore.

Par le temps qui court, quels sont les hommes en possession exclusive de la fortune ? Les propriétaires et les industriels. En quoi consiste leur richesse ? dans le débit de leurs produits fonciers ou industriels. Plus le débit sera grand et facile, plus leur richesse sera donc considérable. Mais il ne peut être que peu de chose, si l’immense majorité de la nation consomme à peine ce qu’il faut pour ne pas mourir tout-à-fait de faim et de froid ; pour l’augmenter, il faut accroître les moyens de consommation, c’est-à-dire le bien-être du peuple, car [3.1]il n’y a véritablement richesse dans les hautes classes, que lorsque les basses classes sont au moins dans l’aisance.

Nous avons vu tout à l’heure que le privilége entravait la production j nous pouvons dire de même que le défaut de consommation diminue la valeur des produits.

Donnez donc au peuple tous les moyens de produire et tous les moyens de consommer, c’est-à-dire, de l’instruction, de la moralité et du crédit. Donnez-les sans crainte et sans regret, à supposer que ce ne soit pas un sentiment de justice et d’humanité qui vous y pousse ; car vous y gagnerez ce que tout le monde gagne toujours aux progrès, et vous éviterez ce que les hommes de votre classe perdent ordinairement aux révolutions.

F. Farconnet1, avocat à Grenoble.

Notes (LES RICHES ET LES PAUVRES. Lorsqu’on parle...)
1 Frédéric Farconnet (1807-1863), avocat et journaliste républicain, il sera en 1848 maire de Grenoble, représentant de l’Isère à la Constituante et à la Législative.

 

 

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