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21 avril 1833 - Numéro 16
 
 

 



 
 
    
AU RÉDACTEUR.

Monsieur,

J’ai lu dans votre dernier numéro le jugement prononcé par le conseil des prud’hommes au profit de M. Lyonnet, chef d’atelier, contre M. Charles, aubergiste. Il en résulte, ainsi que vous l’avez posée, la question de droit suivante : « Un maître peut-il prendre en contravention toute personne occupant son apprenti, même après quinze mois que ce dernier est sorti de son atelier et a exercé depuis plusieurs professions. » Le conseil a résolu cette question affirmativement. Ce jugement n’est pas concevable ; peu de mots vont le prouver, et je les puise dans l’exposé des faits. M. Lyonnet avait un apprenti ; et cet apprenti le quitte et va travailler aux fortifications, de là à diverses entreprises de travaux particuliers, et enfin se présente chez M. Charles, traiteur, comme aide de cuisine. On veut astreindre ce maître d’hôtel à demander le livret de ce jeune homme qui jusque-là n’en a pas eu, et procure d’ailleurs sur son compte des renseignemens satisfaisans. Cela est-il juste ? Evidemment non. Je ne m’appuierai même pas sur cette circonstance, quoiqu’elle soit capitale, que le chef d’atelier a connu les précédentes retraites de son apprenti et n’a fait contre lui aucunes diligences ; je me contenterai de dire que, quelles que soient les prérogatives de la fabrique, elles ne sauraient s’étendre jusqu’à créer un privilége de cette nature en dehors de toutes les prévisions législatives. Qu’un chef d’atelier puisse prendre en contravention son confrère, puisque ce dernier sait qu’un livret doit toujours être en la possession d’un ouvrier, cela peut être admis ; mais est-il raisonnable d’exiger cette même sujétion de la part d’un homme qui, étranger à la fabrique, ne peut pas en connaître les us et coutumes, et ne peut voir dans le jeune homme qui s’offre à lui qu’un individu, un prolétaire demandant du travail pour gagner sa vie. Si le système qui a prévalu au conseil était sanctionné par le tribunal de commerce devant lequel cette cause sera sans doute portée, [3.2]il en résulterait la prohibition de vivre contre tout individu qui aurait eu une fois l’idée d’essayer de l’art de la fabrique. Si ce principe était admis, les chefs d’atelier créanciers de leurs élèves auraient une action contre le fermier qui emploierait ce même élève en qualité de valet ; contre le bourgeois qui le prendrait pour domestique ; contre les employés du gouvernement qui l’occuperaient à des travaux publics, ainsi que cela a journellement lieu ; car la loi doit être égale. Il y aurait encore beaucoup de choses à dire, mais je les abandonne à votre sagacité et à celle de vos lecteurs.

Est modus in rébus, sunt certi denique fines ;
Ultra citraque nequit consistere rectum.

A dit Horace. Il faut des bornes à l’exercice du droit le plus légitime, et dans cette affaire le conseil des prud’hommes me semble les avoir outrepassées. Je ne doute pas que si le sieur Charles avait fait présenter sa défense par un légiste (ainsi que le droit lui en est acquis, nonobstant la volonté de M. Goujon, le seul qui s’y oppose), le conseil, éclairé par une discussion approfondie, aurait prononcé différemment.
Agréez, etc.

V....

Note du rédacteur, – Cette lettre soulève une question grave que nous examinerons dans un prochain numéro.

 

 

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