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28 avril 1833 - Numéro 17
 
 

 



 
 
    
 DU PEUPLE.1

Par suite d?habitudes enracinées, nous jugeons encore le peuple avec prévention. Il ne se présente à nous que comme une tourbe grossière, incapable d?impressions élevées, généreuses, tendres. Toutefois, chez nous il y a pis, même en matière de jugemens littéraires, surtout au théâtre. S?il reste de la poésie au monde, c?est, je n?en doute pas, dans ses rangs qu?il faut l?aller chercher. Qu?on essaie donc d?en faire pour lui. Mais, pour y parvenir, il faut étudier ce peuple. Quand par hasard nous travaillons pour nous en faire applaudir, nous le traitons comme font ces rois qui, dans leurs jours de munificence, lui jettent des cervelas à la tête et le noient dans du vin frelaté. Voyez nos peintres : représentent-ils des hommes du peuple, même dans des compositions historiques ; ils semblent se complaire à les faire hideux. Ce peuple ne pourrait-il pas dire à ceux qui le représentent ainsi : « Est-ce ma faute si je suis misérablement déguenillé ? si mes traits sont flétris par le besoin, quelquefois même par le vice ? Mais dans ces traits hâves et fatigués a brillé l?enthousiasme du courage et de la liberté ; mais sous ces haillons, coule un sang que je prodigue à la voix de la patrie. C?est quand mon âme s?exalte qu?il faut me peindre. Alors je suis beau ; » et le peuple aurait raison de parler ainsi.

Tout ce qui appartient aux lettres et aux arts est sorti des classes inférieures, à peu d?exception près. Mais nous ressemblons tous à des parvenus désireux de faire oublier leur origine ; ou si nous voulons bien souffrir chez nous des portraits de famille, c?est à condition d?en faire des caricatures. Beau moyen de s?anoblir, vraiment ! Les Chinois sont plus sages : ils anoblissent leurs aïeux.

Le plus grand poète des temps modernes, et peut-être de tous les temps, Napoléon, lorsqu?il se dégageait de l?imitation des anciennes formes monarchiques, jugeait le peuple ainsi que devraient le juger nos poètes et nos artistes. Il voulait, par exemple, que le spectacle des représentations gratis fût composé des chefs-d??uvre de la scène française. Corneille et Molière en faisaient souvent les honneurs, et l?on a remarqué que jamais leurs pièces ne furent applaudies avec plus de discernement. Le grand homme avait appris de bonne heure, dans les camps et au milieu des troubles révolutionnaires, jusqu?à quel degré d?élévation peut atteindre l?instinct des masses, habilement remuées. On serait tenté de croire que c?est pour satisfaire à cet instinct qu?il a tant fatigué [5.1]le monde. L?amour que porte à sa mémoire la génération nouvelle qui ne l?a pas connu, prouve assez combien l?émotion poétique a de pouvoir sur le peuple. Que nos auteurs travaillent donc sérieusement pour cette foule si bien préparée à recevoir l?instruction dont elle a besoin. En sympathisant avec elle, ils achèveront de la rendre morale, et plus ils ajouteront à son intelligence, plus ils étendront le domaine du génie et de la gloire.

P. J. de Béranger.

Notes ( DU PEUPLE.)
1 Ce texte de Béranger était un extrait de la préface à ses Nouvelles et dernières chansons (voir la rubrique suivante).

 

 

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