Lyon est calme, et l'on peut dire que c'est le calme de la paix. Mais, nous l'avouons avec peine, la réconciliation s'opère lentement ; nous l'avons demandée cette réconciliation dans l'intérêt de tous, car l'existence manufacturière de notre cité ne tient qu'à elle, et elle seule peut lui rendre toute sa splendeur. Nous concevons qu'après de si terribles commotions, où tant d'amours-propres ont été blessés, où, par une fatalité déplorable, tant de familles ont à verser des pleurs sur la tombe d'un de leurs membres ; nous concevons que cette réconciliation ne soit pas prompte et unanime, notre voix ne cessera de la réclamer, et nous croyons qu'on écoutera cette voix désintéressée qui ne s'adresse qu'à des Français, qu'à de vrais patriotes, qu'à des amis de nos institutions, de la gloire et de la grandeur de la France. Et pourquoi chercherait-on à rompre le faisceau qui fait la force de notre pays ? Pourquoi chercherait-on à se diviser par des motifs d'intérêt, quand nos ennemis communs nous surveillent, nous épient pour profiter de ces divisions ? L'amour-propre [1.2]a été blessé ? Eh bien ! que les cœurs généreux dont notre ville abonde repoussent toute idée de ressentiment ; que les familles qui sont en deuil pensent que ceux dont elles déplorent la perte, riches ou pauvres, sont dans le paradis des braves... Que là, dépouillées de leur enveloppe terrestre, leurs ames, à l'abri de nos préjugés et de l'intérêt qui nous divise ici-bas, n'ont qu'un sentiment commun, celui de la gloire, de la grandeur et de la prospérité de leur mère-patrie. Nous dirons à ceux qui, par leur position sociale, pourraient faire cesser l'état de souffrance qui, depuis long-temps, accable la classe ouvrière : « Vous avez été philantropes ; vous avez été généreux quand de grandes infortunes ont demandé votre assistance ; vos cœurs se sont émus à la voix des martyrs des bords de la Vistule ; vous avez tendu une main bienfaisante aux patriotes italiens ; eh bien ! ce n'est point une souscription, une aumône qu'on vous demande !... des hommes ont besoin de vous ? vous avez besoin d'eux ! rentrez en vous-mêmes ; que vos entrailles qui se sont émues pour des étrangers, dignes à la vérité d'un meilleur sort ; que ces entrailles s'émeuvent pour vos concitoyens, et donnez enfin à vos ouvriers le moyen de vivre en travaillant...
Nous dirons à ceux de qui nous serons toujours les organes fidèles ! Ouvriers, qui avez donné tant de preuves d'amour pour votre pays ; qui vous êtes placés par votre probité, dans des jours de crise, au-dessus de tout éloge, songez que l'Europe entière a les yeux sur vous, et que la France vous imputerait ses malheurs si vous vous écartiez un moment de la route tracée à tout bon citoyen. Défiez-vous des conseils qui, sous un dehors [2.1]d'humanité, ne sont que des pièges que vous tendent les malveillans, pour vous entraîner, vous, dans des malheurs incalculables, et la patrie dans des dissensions et la guerre civile. Défiez-vous de ces malveillans qui voudraient exploiter votre misère au profit d'une cause qui n'est pas la vôtre, et qui est perdue à jamais. N’ayez point de haine pour ceux qui ont été un moment vos adversaires, ne les regardez point comme vos ennemis ; vos ennemis sont ceux qui propagent les bruits sinistres, ceux enfin qui, voyant leur espoir déçu, voudrait se venger en perdant à la fois, par une collision violente, par de nouveaux malheurs, l'ouvrier, le maître et le négociant. Votre raison fera justice de tous les bruits absurdes d'hostilités à recommencer, de mandats d'amener et de châtiment. D'hostilités à recommencer ?… et contre qui, grand Dieu ! quel est le citoyen qui voudrait revoir les scènes terribles qui ont désolé, pendant trois jours, notre cité ! quel est l'homme dont l'ame ne se brise point au souvenir de tant d'horreurs ! Ah ! si nous étions assez malheureux pour qu'il y eût parmi nous un être animé de cette pensée criminelle ; dans quelle classe qu'il fût, nous n'hésiterions point à le marquer des stygmates de l'infamie… De mandats d'amener, de châtiment ?... et encore contre qui ?... Quel est le magistrat qui oserait déchirer le voile jeté par un jeune Prince sur ces fatales journées ? quel est celui qui oserait dire : Voilà les vrais coupables. La magistrature est au-dessus de toute influence ; et les ouvriers peuvent se livrer avec une entière sécurité à leur industrie.
Que les ouvriers se confient dans la sagesse des magistrats. Ils n'ont point méconnu l'autorité dans les jours de désastre ; l'autorité doit être pour eux toute paternelle : que les ouvriers se confient enfin à ceux qui se sont voués à la défense de leurs intérêts. Qu'ils nous regardent, nous, comme dévoués à leur cause ; comme des frères, qui n'ont pris la plume que pour la consacrer à une classe malheureuse, mais noble par sa conduite et par sa vertu. Que les commerçans qui nous voient avec défiance, qui ont même dit que notre feuille provoquait à la haine, apprennent mieux à nous connaître ; qu'ils nous lisent attentivement, et ils verront que si nous nous sommes voués généreusement à une classe pauvre, sans organe et sans défense jusqu'à ce jour, nous appelons de tous nos vœux une réconciliation franche et un entier oubli du passé ; que, patriotes, nous réclamons la paix dans l'intérêt général, et que nous ne serons jamais injustes envers le négociant qui, écoutant le cri de sa conscience, sera humain et généreux envers ses ouvriers ; qui, abjurant enfin la fierté que lui donne la fortune, viendra nous communiquer les moyens d'amélioration pour l'industrie lyonnaise. Alors notre tâche sera facile à remplir, car notre mission n'est point de désunir, mais de concilier.
Que notre langage de paix et de concorde ne soit point taxé de faiblesse. C'est l’expression franche de notre pensée, c'est parce que nous sommes incapables de haine, que nous croyons que la grandeur et la prospérité de notre ville dépendent de l'harmonie qui doit exister entre les ouvriers, les maîtres et les négocians. Et d'ailleurs quelles pouvaient être nos craintes ? Hommes dévoués à la patrie et au monarque qui a dit que la charte sera désormais une vérité2, nous n'avons point à redouter les réactions de 1815 et les cours prévôtales de 1817. Nous écrirons toute notre pensée, nous dirons toujours la vérité. Heureux si, pour prix de notre persévérance, nous parvenons à ramener les esprits et à concourir au retour de l’activité industrielle, source unique de bonheur pour [2.2]toutes les classes, de prospérité pour notre ville et par conséquent pour la France entière.
Notes (LYON.)
L’auteur de ce texte est Antoine Vidal d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).
La Charte du 4 juin 1814 établie par Louis XVIII constitue un compromis entre les règles d’Ancien Régime et les droits d’inspiration libérale introduits à partir de 1789. Sont ainsi reconnues notamment la séparation des pouvoirs et l’existence de deux Chambres (Chambre des députés élus au suffrage censitaire pour une durée de cinq ans et la Chambre des pairs nommés à vie ou de façon héréditaire) qui doivent équilibrer le pouvoir exécutif détenu par le roi. Ce dernier conserve néanmoins l’initiative des lois, le pouvoir réglementaire et le droit de dissolution. Bien qu’encore marquée par un pouvoir monarchique fort, la Charte introduit dans l’organisation politique française les premiers principes qui favoriseront l’émergence du parlementarisme.
La Charte révisée du 14 août 1830 renforce le système parlementaire et étend le droit de vote. Louis-Philippe, appelé par Thiers et les doctrinaires après la Révolution de juillet 1830, apporte des modifications certes limitées à la précédente Charte, mais son fondement contractuel et son absence de référence à l’absolutisme valident l’évolution du régime politique français vers la monarchie parlementaire. Plusieurs mesures de la Charte révisée en témoignent : le cens est abaissé, le roi et les deux Chambres des pairs et des députés décident des lois, la religion catholique n’est plus tenue pour religion d’Etat, ou encore la censure de la presse est interdite. Louis-Philippe devient le « roi des Français » ; ces derniers ne sont donc plus considérés comme des « sujets » mais comme des « citoyens ». Références : H. Fréchet et J.-P. Picy, Lexique d’histoire politique de la France de 1789 à 1914, ouv. cit., p. 62-68. Isabelle Backouche, La monarchie parlementaire. 1815-1848 de Louis XVIII à Louis-Philippe, Editions Pygmalion / Gérard Watelet, Paris, 2000. Voir aussi pour une analyse approfondie : Pierre Rosanvallon, La monarchie impossible : Les Chartes de 1814 et de 1830, Fayard, 1994.