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19 mai 1833 - Numéro 20 |
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Profession de foi. C’est un droit naturel qu’a chaque homme de se développer physiquement, moralement, intellectuellement, sans nuire aux intérêts de la société. Vous dites d’un arbre qu’il pousse en liberté quand ses rameaux s’étendent dans tous les sens, sans obstacles qui l’empêchent de produire quand rien ne le prive d’air ni de soleil. Nous appelons libre l’homme auquel la société permet de développer les penchans de sa nature physique, de son cœur et de sa raison. Nous dirions tous les Français sont libres, si la misère ne condamnait un grand nombre d’entr’eux à des habitations malsaines, c’est-à-dire aux scrofules, au rachitisme et à la phtysie. Si, pour eux, travailleurs et pauvres, les chances de la mort n’étaient doubles de ce qu’elles sont pour les gens aisés ; si l’ignorance et l’absence de toute éducation morale n’étaient leur lot, comme l’hospice, la prison, le bagne et l’échafaud ! Différens en cela des patriotes inconséquens, de ceux qui n’ont su embrasser d’un coup-d’œil la vue entière de la société, nous ne demandons pas seulement des droits politiques et nous ajoutons : Il faut au peuple une habitation salubre, une nourriture saine ; donc toutes les lois qui ont pour but d’ajouter à son bien-être matériel contribuent à sa liberté physique. C’est pourquoi nous réclamons de grands travaux publics destinés à relever le prix des salaires, la démolition et la reconstruction des quartiers insalubres [1.2]habités par les ouvriers, et toutes les mesures propres à favoriser le développement industriel, agricole et commercial de la France. Il faut que chaque homme atteigne le maximum de développement qu’il lui est donné d’acquérir sous le rapport de la moralité et de l’intelligence ; de là, la nécessité d’un vaste système d’éducation que nous ne cessons de réclamer, car si nous voulons que le peuple aime et défende la liberté et les bonnes institutions, il faut qu’il soit assez éclairé pour comprendre cette liberté et sentir le prix de ces institutions. L’égalité, telle que nous l’entendons, n’est nullement hostile à la société. Nous n’avons jamais cru à l’égalité absolue, car nous reconnaissons que celui-ci est beau, cet autre fort, cet autre intelligent, cet autre est un modèle de moralité ; mais nous proclamons que tous les hommes ont le même droit à une éducation qui développe en eux le physique, le moral et l’esprit. Aussi demandons-nous : 1° L’institution primaire gratuite pour tous les enfans des pauvres ouvriers ; 2° L’instruction secondaire gratuite pour tous les enfans meilleurs sujets des écoles primaires dont les parens sont pauvres ; 3° L’instruction gratuite dans les colléges pour les meilleurs sujets des écoles secondaires (nés de parens peu fortunés) ; 4° L’instruction gratuite dans les écoles polytechnique, normale, de médecine, de pharmacie, de droit, d’administration (celle-ci existera sans doute bientôt), pour les meilleurs sujets des colléges auxquels leurs parens ne pourraient pas payer cette instruction plus élevée. Pour compléter ce système d’égalité, il suffirait d’établir qu’à l’avenir toutes les places, toutes les fonctions ne seraient accordées qu’à la suite d’un noviciat et d’épreuves sévères. Alors, en effet, toutes les carrières seraient ouvertes au fils du pauvre comme à celui du riche. Le talent seul serait une ligne de démarcation. Il n’y aurait plus d’aristocratie que celle de la capacité : le savant, l’industriel, l’artiste, seraient au sommet de l’échelle sociale dont les oisifs et les imbéciles occuperaient le dernier échelon. Vivre, tel est le droit que nous confère la nature ; [2.1]vivre heureux, tel est celui que devrait nous conférer la société, tel est celui que nous aurions tous, si chacun de nous était assuré de recevoir de l’éducation dans son enfance, d’avoir du travail pendant son âge de force, une retraite dans ses vieux jours. Or, nos principes d’association conduisent directement à cette immense amélioration. Nous espérons qu’un jour l’ouvrier, après avoir passé sa vie dans les ateliers, aura sa retraite aussi assurée que l’employé du gouvernement ; et nous dirons à tous (car telle est notre mission de journaliste) qu’une réforme dans le mode et la répartition du travail, dans les principes actuels, doit nous conduire nécessairement et irrévocablement au but désiré. Hommes de toutes les nuances, hommes de toutes les opinions, voila les conséquences des principes qui nous dirigent, de ces principes d’ordre et de prospérité, d’harmonie et de bonheur pour tous, que nous résumons dans ces trois mots : Liberté, égalité, association !
Alliance industrielle et commerciale entre la france et l’angleterre. Mission de M. Bowring. Le célèbre docteur Bowring poursuit activement l’œuvre qu’il a entreprise. Nous voyons avec plaisir que tous les organes de la presse des principales villes commerçantes de France, reconnaissent aujourd’hui son système et savent apprécier la profondeur de ses vues. A Nantes, l’Ami de la Charte1 dans un premier article sur la politique industrielle fait ressortir les avantages et les bienfaits immenses qui peuvent résulter de l’alliance des deux peuples les plus commerçans et les plus industrieux du monde. Nous croyons devoir en reproduire quelques passages. « La mission de M. Bowring en France a pour but de hâter l’union des deux peuples, qui sont le complément l’un de l’autre ; or, cette union qui commencera par des rapports commerciaux, ne sera pas moins utile sous tous les autres points de vue ; ainsi, le peuple anglais comprend mieux l’association, et le peuple français est plus liant ; ainsi, le peuple anglais est plus industriel et le peuple français plus artiste. « Développons les industries naturelles à notre sol, encourageons-les en cherchant des acheteurs à nos producteurs, mais n’introduisons pas chez nous par des tarifs absurdes, quelques-unes des industries éphémères qui, semblables aux plantes équatoriales de nos terres, ne font que végéter, malgré les soins dont elles sont l’objet. « Comprenons aussi que tous les préjugés qui existent entre la France et l’Angleterre doivent tomber, que si l’Angleterre achète pour 75 millions de nos produits, il faut qu’elle nous revende ostensiblement ou par contrebande pour environ la même somme des siens. » « Comprenons encore que M. Bowring n’est pas venu en France avec le désir de la ruiner, car il ne le pourrait pas quand bien même il en aurait eu l’idée. D’ailleurs, c’est un homme d’un grand mérite et qui comprend à merveille l’utilité d’une union solide entre tous les producteurs. » Le Précurseur dans son numéro de dimanche dernier contient un article qui professe les mêmes principes, et que nous regrettons même de ne pouvoir répéter en entier. Toutefois nous reproduisons le passage suivant qui suffira seul pour faire comprendre combien cette question importante est appréciée. « L’idée d’association et celle de liberté illimitée, d’entière indépendance, se contredisent, c’est un point qu’il faut bien sentir, et que nous, amis de la réforme parlementaire, nous aimons à mettre en saillie. Comment comprendre, en effet, que nos fabricans de soieries puissent se résigner à perdre un aussi bon acheteur que [2.2]l’Angleterre ? Si nous acceptons, comme nous devons le faire dans notre intérêt et dans le sien, ses houilles, ses fontes, ses laines longues et ceux de ses produits que nous n’avons pas, comment concevoir que l’Angleterre puisse se priver à son tour du marché français ? Ce fait extrêmement important nous prouve d’une manière évidente le fatalisme providentiel, la nécessité logique qui gouverne le monde et dont nous subissons les lois. « Nous avons cette confiance qu’une fois de grandes relations industrielles établies entre la France et l’Angleterre, il ne sera plus au pouvoir d’aucun caprice et d’aucune puissance, de les rompre et de désunir deux peuples qui n’en formeront plus qu’un. » Ainsi, d’un bout de la France à l’autre, on sent le besoin d’échanger par un commerce sans entraves nos produits avec l’Angleterre. Partout on sent le besoin d’avoir en meilleure qualité et à meilleur marché les houilles, les fontes et les fers, dont la nature n’a que faiblement couvert notre sol ; les cotons numéros fins et les laines longues soies, que nous ne pouvons produire ; l’Angleterre sent aussi le besoin de s’approvisionner chez nous avec facilité, de nos vins, de nos huiles, de nos soieries et nouveautés. C’est un fait qui n’est plus contestable que l’association commerciale entre la France et l’Angleterre, profitera à tous deux et principalement aux peuples dont elle facilitera le développement de l’industrie naturelle. En abaissant les tarifs, plus de contrebande possible, plus de ces milliers d’hommes qui vivent sans rien produire, sans utilité pour la société et hors la loi sous les coups de laquelle ils finissent toujours par succomber, et sont une preuve vivante de la monstruosité des lois prohibitives. L’association commerciale entre la France et l’Angleterre, est une question immense et de la plus haute portée, c’est le premier pas vers un nouveau système, c’est le premier anneau de la chaîne qui doit unir tous les peuples qui doit leur servir d’exemple et leur faire sentir le besoin de s’associer à leur tour ; de cultiver et d’apporter leurs produits sur nos marchés en échange des nôtres. Alors il y aura prospérité générale et durable. Tous les peuples comprendront enfin que ces armées d’employés, de douaniers, et par contre, de contrebandiers, ne produisent rien, et vivent non-seulement à leurs dépens, mais les privent encore de tous les objets dont ils pourraient avoir besoin, ou les font monter au double et même au triple de leur valeur. On ne saurait faire une meilleure critique des lois prohibitives qui ont rendu les peuples malheureux et ignorans, qu’en les comparant à deux propriétaires, dont l’un possédant un coteau ne récolterait que du vin, et l’autre possédant un terrain plat, ne recueillant que du blé, et se refuseraient tous deux à l’échange de leurs produits, ou échangeraient leur culture pour avoir chacun ce qui leur est nécessaire. On comprendra qu’un pareil système n’est pas soutenable, c’est celui de chacun chez soi ; malheureusement c’est encore celui que soutiennent divers gouvernemens, et dont quelques hommes sont entichés, peut-être par des préoccupations politiques qui sont loin sans doute d’être le fruit d’opinions libérales. Espérons que les efforts de M. Bowring seront couronnés d’un plein succès, il a combattu les ennemis du système prohibitif, en Angleterre ; c’est à lui que nous devons la continuation de l’entrée de nos étoffes dans ce pays, que l’aristocratie du parlement voulait prohiber en s’appuyant sur la demande des manufacturiers de Londres et autres villes. C’est à M. Bowring que nous devons le succès de nos vœux, l’association et le bonheur des peuples. Mais [3.1]si nous comblons d’éloge un étranger nous ne devons pas oublier qu’il a été secondé par un homme éminemment recommandable de notre ville et que nous n’avons pas besoin de désigner plus amplement, qui a tout fait ici pour faire comprendre ce système, cette politique d’association ; il a eu le bonheur d’être compris par quelques-uns, il le sera bientôt de tous ; son dernier voyage en Angleterre n’a pas d’autre but. F.......t.
NOTICE SUR LE CAOUT-CHOUC. Le Caout-Chouc ou gomme élastique est le produit de la résine de l’héré, arbre de l’Amérique méridionale. On le recueille sur cet arbre en lui donnant la forme d’une poire au moyen d’un morceau de terre grasse sur lequel on fait découler la résine, et qu’après l’opération on extrait de la poire. Ce produit merveilleux, qui prend toutes sortes de formes et sert utilement à mille objets différens, avait déjà été employé avec quelque succès par M. Besson, de Bordeaux, dans les années 1794 et 1793. M. Champion, mentionné honorablement par la société d’encouragement pour ses tissus hygiéniques imperméables, avait également fait des essais heureux en 1811 sur le Caout-Chouc ; mais l’Angleterre notre rivale en industrie, avait le droit, sinon de revendiquer l’honneur de cette belle invention manufacturière, du moins prouver qu’elle en fait l’heureuse application. Il est à-peu-près certain que c’est aux chimistes français que l’on doit les premières expériences pour dissoudre la gomme élastique. Marqui s’en occupa d’abord, et, après lui, de célèbres savans ; mais on fit long-temps de vains essais pour réduire la gomme élastique en fils propres au tissage. Parmi les industriels français, M. Bernard fut le premier qui fit des sondes contenant de la gomme élastique ; et M. Verdier, chirurgien herniaire de la marine française, obtint en 1830, de la société d’encouragement, une mention honorable pour ses taffetas garnis et pour ses instrumens de chirurgie faits en caout-chouc. Dans la même année, MM. Rattier et Guibal, de Paris, présentèrent à la société d’encouragement des produits de doubles tissus imperméables dont ils avaient recueilli les élémens de fabrication en Angleterre. Ce nouveau genre d’industrie reçut entre leurs mains de grandes améliorations : les tissus présentent une double étoffe au milieu de laquelle se trouvent des couches de gomme élastique tellement aplaties, qu’elles n’offrent, pour ainsi dire, pas d’épaisseur. Ils ont fait depuis des tissus bien supérieurs aux premiers, qui consistent en fils de gomme disposés dans l’intérieur d’un lacet de soie ou de coton, et que l’on lisse ensuite avec une matière quelconque et dans la largeur que l’on désire. M. Edouard-Daubrée a apporté d’importans perfectionnemens à ce nouveau genre d’industrie par la disposition avec laquelle il a formé de nouveaux tissus. Cet ingénieux industriel ayant élevé près de Clermont une fabrique de fils de Caout-Chouc, au moyen d’un nouveau procédé qui lui permit de filer cette matière à la finesse qu’il désire et avec toute la rapidité imaginable, n’a plus trouvé d obstacles pour arriver à la confection des tissus de tous genres.
SOUSCRIPTION MENSUELLE En faveur des victimes de novembre 1831. M. Souchet, chargé de faire la distribution de la collecte faite aux funérailles du citoyen Prunot, et des autres sommes qui sont venues l’accroître, l’a répartie ainsi : Mme veuve G…, 15 f. – Mme veuve Ch...., 15 f. – M. V…, 10 f. – M. R.., 10 f. – M. M…, 10 f. – M. Ch....., 10 f. – M. Bl...., 10 f.
CONSEIL DES PRUD’HOMMES.
(présidé par m. goujon.) Audience du 15 mai 1833. D. Un maître a-t-il le droit de diminuer le prix de la façon à ses ouvriers, sans les avoir prévenus suffisamment et à l’avance de la diminution ? – R. Non, le chef d’atelier ne peut diminuer le prix convenu, sans en avoir préalablement prévenu les ouvriers. Calendra et une quarantaine d’ouvriers, travaillant [3.2]dans les ateliers de Séchal, à la fabrication des étoffes Chalis, réclament contre la diminution de cinq centimes par aune, que ce dernier leur a arbitrairement retenus en leur réglant leurs comptes. Indignés d’un tel procédé ils ont suspendu leurs travaux. M. le président vu l’absence de Séchal donnait l’autorisation à ces ouvriers de travailler dans d’autres ateliers, sans avoir besoin de leurs livrets, toutefois leur réservant tout recours contre leur maître, lorsque Séchal arrivant demande à être entendu. Il déclare que la semaine de Pâques, une augmentation de façon de 5 cent, par aune lui fut demandée par un écrit revêtu d’un grand nombre de signatures ; cette espèce de pétition, qui est présentée au conseil, lui fut remise par Calendra et son camarade ; forcé de souscrire à cette demande, il dit avoir complètement adhéré à cette augmentation ; mais qu’un mois après, ne pouvant continuer de la payer, il avertit Calendra de son intention de les diminuer. Au règlement de compte les ouvriers prétendent n’avoir pas été suffisamment avertis, disant que s’ils eussent su que leur maître eut voulu les diminuer, ils l’auraient quitté, et en donnent pour preuve leur cessation immédiate de travailler aussitôt qu’ils en ont été instruits. Nous devons faire observer qu’il résulte de ces débats que la règle des prix du sieur Séchal diffère essentiellement de celle en usage dans les ateliers ordinaires de soieries. Les ouvriers sont tenus de se loger, de vivre à l’auberge ; le pliage, tordage, et autres frais de préparation de tissage sont à la charge des compagnons. Le chef d’atelier fournit seulement ses harnais et pourvoit à l’ouvrage. Les prix sont débattus entre le maître et ses ouvriers, en prenant pour base les deux tiers du prix de la façon payé au chef d’atelier. Avant de prononcer son jugement, M. le président demande aux parties si elles consentent à se conformer aux décisions du conseil ; que, dans le cas contraire, l’affaire serait renvoyée à huitaine, le conseil n’étant pas en nombre suffisant pour valider son jugement. Sur leur réponse affirmative, il est statué ainsi :i « Attendu que Séchal n’a pas suffisamment prévenu ses ouvriers de la diminution qu’il était dans l’intention de leur faire supporter ; « Attendu que toute diminution de prix dans un grand atelier doit être fait publiquement et non en particulier afin qu’aucun des ouvriers ne puisse prétexter de son ignorance à ce sujet. « Attendu que dans tous les cas la diminution ne peut être appliquée qu’à l’ouvrage à faire et non à l’ouvrage fait le conseil décide que les ouvriers de Séchal seront payés le même prix que précédemment. »
i Quinze membres sont présens, au lieu de dix-sept, nombre légal conformément aux décrets impériaux sur la juridiction du conseil des prud’hommes, qui exigent les deux tiers des membres composant les conseils, pour valider les jugemens. C’est dans les sections étrangères à la fabrique, que la négligence a principalement lieu ; elle serait impardonnable, si ces messieurs avaient véritablement autre chose à faire au conseil qu’un acte de présence. C’est sans doute la seule excuse qu’ils peuvent faire valoir. Il est de fait que ces messieurs n’ont pas à entendre une cause spéciale à leur industrie presque toutes les semaines. La section de chapellerie n’a pas eu a statuer sur 20 causes dans le courant de l’année. Quand donc viendra une organisation en rapport avec les besoins de l’industrie de notre ville, où le conseil homogène, marchant dans des voies larges et justes, pourrait alors se défaire de ses anciens préjugés et de la négligence qu’il a toujours montrée depuis sa création, c’est-à-dire, depuis 27 ans. C’est sans doute dans ce but que l’autorité retarde la nomination des remplaçans des fabricans démissionnaires. Nous ne saurions lui en concevoir d’autres.
UN DISCIPLE DE CHARLES FOURRIER
a ses concitoyens. [4.1]Pour comprendre la nécessité de transformer le travail en plaisir, il a fallu d’abord analyser les passions humaines et voir s’il était possible de trouver un cercle dans lequel elles pussent se développer, se mouvoir et s’harmoniser dans un but social et universel. C’est cette analyse qui a conduit l’inventeur à reconnaître que l’homme était doué de douze passions principales, et que ces passions, étant l’œuvre de Dieu, ne pouvaient qu’être bonnes et heureuses dans leur essor naturel, libre et spontané. – Or, elles se divisent en cinq passions ou besoins des sens : Le goût, la vue, l’ouie, l’odorat et le tact ; quatre passions animiques : Amitié, ambition, amour et amour de la famille ; enfin, trois passions mécanisantes faussées dans leur emploi en civilisation et considérées par elle comme vices de l’organisation humaines. Ces trois passions nommées par Fourrier alternante ou papillonne, fougue réfléchie ou cabaliste, fougue aveugle ou composite, sont : L’alternante : Un besoin de variété et de changement. Ce besoin se manifeste plus ou moins vivement chez les hommes, par un penchant à passer d’un travail à l’autre, ou d’un plaisir à un autre plaisir, et tous ceux qui se sont quelque peu livrés à l’étude de notre pauvre humanité, seront d’accord avec nous sur ce point ; qu’il eût été bien plus sage sans doute, d’en chercher l’emploi que de la comprimer pour la tourner contre l’homme lui-même. La fougue réfléchie : Un besoin de rivalités et d’intrigues inhérent à tous, mais ardemment exercé au sein des corporations, dans le commerce, dans l’industrie et surtout chez les ambitieux et salariés de toute espèce ; cette passion, qui est liée au cœur de l’homme comme la vie est inhérente au corps, est pourtant très pernicieuse, soit à l’intérêt individuel, soit à l’intérêt collectif. La fougue aveugle : Un sentiment d’exaltation qui résulte du frottement de plusieurs plaisirs ou souffrances réunis, faisant agir l’homme avant la réflexion et sans le concours de la raison : nulle crainte que l’existence de cette passion nous soit contestée, car chacun peut en soi ou autour de soi en mesurer les tristes effets. Eh bien ! ces trois passions méconnues et diffamées par la civilisation, traitées par la médecine philosophique et morale, comme vices de la nature, seront pourtant très heureusement employées dans la théorie sociétaire personnifiée, où elles sont appelées même à remplir la fonction la plus importante. Le travail étant, comme nous l’avons dit, le fait naturel de tous les hommes : comme il est le seul moyen d’arriver au bien être matériel de tous par un accroissement spontané et rapide de la richesse générale, garanti par une équitable répartition en travail, capital et talent, seule voie de concorde, de paix et d’harmonie, il est aussi la pierre fondamentale du nouvel édifice sociétaire, et nous devons examiner maintenant quels sont les moyens de l’appliquer heureusement à l’exigence de la nature et des passions de l’homme. Distribué en subdivisions tant minimes que possible, passionnant l’homme par les bienfaits et bénéfices immenses qui jailliront du régime sociétaire ; exercé en séances courtes, avec liberté entière de prendre dans un travail quelconque la parcelle de son choix et fournissant à chacun, par la division parcellaire des travaux, une foule de moyens faciles d’éclosion de vocations et d’aptitude multipliée à des industries différentes, le travail [4.2]produira instantanément l’attraction et satisfera pleinement le besoin de varier, de passer d’un travail d’esprit à un travail de corps, en même temps qu’il répondra au vœu de la nature qui s’oppose à ce que l’homme soit sans cesse affecté à une seule et même fonction : abus déplorable dont nous croyons avoir assez marqué les tristes résultats en civilisation, pour qu’il nous soit permis aujourd’hui de nous abstenir de nouvelles réflexions sur ce sujet. Avant d’examiner si les onze autres passions décrites et analysées par Fourrier seront également satisfaites par l’application de son mécanisme sociétaire, nous appelons l’attention de nos lecteurs sur ceci. – Chaque industrie exercée, puis représentée dans toutes ses subdivisions par des groupes de travailleurs affectés à chacune d’elle, ces différens groupes réunis représentant à leur tour cette industrie ; dans son ensemble, produiront la série de groupes harmonisés par similitude et contrastes de fonctions, et passionnés pour cette industrie, au développement productif de laquelle chaque membre de cette série aura concouru. – Que si l’on veut maintenant réfléchir, que l’homme cédant à ses impulsions naturelles, facilité par les séances courtes et variées par l’extrême division des travaux, voudra et pourra dans un jour, une semaine, un mois, un année enfin, intervenir dans six, dix, vingt, trente industries différentes, et plus encore, avantage que ne saurait lui procurer notre régime civilisé, mais bien le régime sociétaire, par l’extrême division des travaux, les courtes séances et l’éclosion des vocations résultante surtout de l’éducation harmonieuse dont nous aurons bientôt à parler ; on saisira déjà l’immense portée de cette découverte et on se demandera, nous en sommes persuadés, pourquoi les monopoleurs de la science et de l’humanité ont mis tant d’acharnement à empêcher que la voix de l’inventeur arrive jusqu’à nous. Le besoin de rivalités ou d’intrigues sera pleinement satisfait dans la division des travaux par groupes échelonnés, gradués et fonctionnant en opposition avec d’autres groupes, sans danger de lutte et collision ; cette forme de concurrence, loin de ressembler dans ses effets à la concurrence civilisée, qui ne peut favoriser un intérêt qu’en froissant un autre intérêt, sera très heureuse en régime sociétaire où les rivalités se trouveront à la fois alimentées et équilibrées, soit par le plaisir qui entraînera à un travail productif de son choix, soit par l’enchaînement de divers sentimens sympathiques qui résulteront naturellement de l’assemblage d’un groupe composé de femmes, enfans, hommes ou vieillards, auxquels on se sera librement associé. Le sentiment d’exaltation s’exercera ardemment et avec fruit, chez l’homme que tout entraînera dans le mouvement harmonique d’une phalange et qui sentant qu’il a une part réelle à l’action sociale, ne saurait dès-lors rester morne et impassible, au milieu d’une masse joyeuse, emportée, exaltée par le chant, la musique ou les fanfares bruyantes. – Mais, nous dira-t-on, la musique, le chant ou les fanfares, viendront donc présider aux travaux industriels ? Pourquoi non, s’il vous plaît. Eh quoi ! la musique, ce levier si puissant de magie qui jette l’homme paisible sur les champs de bataille, et lui fait affronter mille morts pour une chimère ou un caprice ! Le chant ! ce levier non moins puissant, qui laisse des traces si profondes parfois dans la vie des nations ! N’est-ce pas lui qui dans un temps déjà reculé, fit triompher la France de l’Europe coalisée, prête à l’étouffer dans ses serres bordées de canons et de baïonnettes ! Et vous seriez étonnés, que détournant les arts de leur sentier étroit et mesquin nous les fissions marcher à la tête des armées industrielles ; mais de ce que le chant, la musique et les fanfares n’auraient plus à précipiter le soldat sur un champ de bataille, les fanfares, la musique et le chant seraient-ils donc morts ? De ce que la poésie n’aurait plus à chanter les froids cadavres qu’elle compte sur les champs de mort et que dévorent les révolutions, serait-elle donc frappée au cœur ? Et de ce que la littérature cesserait d’enrichir d’une enveloppe gracieuse et mensongère les turpitudes et les erreurs du monde civilisé, la littérature aurait-elle donc achevé sa carrière ? Non ! un avenir immense s’entrouvre et se développe à nos yeux ! Que tous se préparent au grand mouvement qui s’avance ; car une nouvelle vie, grande, belle et majestueuse bientôt se saisira et des hommes et des arts, pour leur imprimer une marche brillante de richesse, d’harmonie et de bonheur ! R...... cadet.
COUR D’ASSISES DU RHONE. procès de la Glaneuse. (Audience du 17 mai 1833.) Notre espérance et celle des patriotes lyonnais ont été cruellement déçues ; M. Granier, gérant de la Glaneuse, a été condamné à 15 mois de prison et à 4,000 fr. d’amende. Paris et les départemens voisins où la Glaneuse a de nombreux partisans, apprendront avec douleur ce nouveau coup qui frappe la liberté de la presse dans l’un de ses plus brillans organes. Ah ! si tous ceux qui estiment la Glaneuse, qui partagent ses principes, pouvaient être admis à sacrifier chacun seulement cinq centimes et une heure de liberté, demain la condamnation prononcée contre M. Granier serait accomplie, nous n’en doutons pas. Me Michel-Ange Perrier a conquis le titre d’orateur en présentant la défense de son ami Granier. Me Dupont a répliqué au ministère public avec un talent bien au-dessus de nos faibles éloges. Cette fois il a déposé cette arme qu’il manie si bien, l’ironie. Il a été grand comme sa cause. Me Charassin, chargé de la défense de M. Perret, imprimeur, n’a pas eu de peine à faire acquitter son client ; il a également révélé un beau talent. Nota. On nous fait observer que cet arrêt sera infailliblement cassé. Les moyens de cassation sont : 1° l’introduction de la force armée pendant les débats et sans que rien ait pu la motiver ; 2° la présence des accusés à la lecture que le chef du jury a faite du verdict ; 3° l’augmentation de peine (l’arrêt par défaut ne condamnait qu’à 3,500 fr. d’amende).
De la liberté individuelle. S’il est vrai que les mœurs des nations, comme toutes les choses humaines, ont leurs époques de progrès et de décadence : il est également vrai que les lois doivent suivre les mœurs pas à pas et que les unes et les autres doivent se prêter un mutuel appui. Il est hors de doute que les mœurs en France sont dans leur période de croissance et marchent à grands pas vers les améliorations : les lois au contraire, dans l’état de chose actuel, au lieu de marcher avec elles, restent en arrière et ne tendent qu’à entraver, par leurs dispositions surannées, les progrès de l’esprit humain. La révolution de 89, en régénérant le peuple français, avait sapé une foule d’abus que sous mille formes diverses, l’infernal génie du privilége a trouvé le moyen de recréer et de nous imposer encore ; le plus dangereux est cette espèce de pouvoir accordé à la magistrature sur la liberté des citoyens ; nos descendans en [5.2]croiront à peine l’histoire lorsqu’ils y liront que des hommes ont eu la faculté de disposer impunément de la fortune, de la liberté, de la vie et souvent même de l’honneur de leurs semblables ; voila pourtant où nous en sommes, et ces hommes d’un pouvoir si exorbitant sont nombreux, il y en a autant que de procureurs-généraux, de procureurs royaux, de substituts, etc. Que faut-il, d’après notre législation, pour plonger dans les cachots un citoyen ; sans distinction de rang ni d’âge ? Une seule ligne suivie de la signature de l’un de ces messieurs ; cette ligne est souvent dictée par la délation, la haine, le soupçon ou le caprice, et voila un homme sous les verrous ; une existence irréprochable, une position sociale honorable, rien ne pourra l’en tirer ; en vain sa vieille mère, ses enfans et son épouse en larmes le réclament en protestant de son innocence ; on leur refuse jusqu’à la faveur de le voir, de le consoler ! il est au secret. Le secret, c’est un cachot étroit, obscur et insalubre ; là, le prisonnier, surtout quand il est politique, pense, non pas au motif de son arrestation, il l’ignore souvent, mais il se retrace la douleur de sa famille, de ses amis, et sa ruine inévitable. Le chagrin, la mauvaise nourriture, l’insalubrité manquent rarement leur effet ; la santé du détenu s’altère, et pendant qu’il sollicite sa translation dans une maison de santé, la mort saisit sa proie : il meurt plus d’hommes dans les prisons que sur les échafauds ; et si les procédés des agens du pouvoir, pour éteindre un homme, sont moins expéditifs que ceux du bourreau, ils sont assurément plus cruels. Admettons qu’un homme d’un tempérament robuste ait pu résister à ces douloureuses épreuves ; après avoir croupi six mois, un an dans les prisons, il est enfin jugé et reconnu innocent. Quelle sera sa position après sa mise en liberté ? S’il est négociant, sa faillite est la plupart du temps déclarée, ses biens vendus, sa famille expulsée de son domicile, et les premières personnes qu’il rencontre sur son passage ce sont ses enfans demandant l’aumône à la porte de la prison ; nul espoir de reprendre son commerce : le crédit qui en est l’âme a disparu ; la prévention qu’on a fait peser sur lui n’est pas tellement effacée qu’il n’en reste quelque trace dans le public, il est toujours prompt à se laisser influencer au moindre bruit de culpabilité. Que fera ce citoyen privé de moyen d’existence ? S’adressera-t-il au pouvoir pour obtenir réparation de l’attentat de ses agens ? Ce serait assez juste, mais un obstacle insurmontable s’oppose à toute réparation. Cet obstacle, c’est la loi. Il faut se garder de croire que cette monstruosité de pouvoir n’ait pas été sentie par nos législateurs privilégiés ; ils n’en sont pas à apprendre que chacun est responsable du préjudice qu’il a causé par lui ou par les siens ; ils l’ont reconnu, pour eux, que le gouvernement que l’on appelle être moral, n’avait pas le droit d’atenter à leur liberté. Aussi se sont-ils placés en dehors de la loi générale, de sorte qu’ils ne peuvent être poursuivis immédiatement devant les tribunaux, pendant un certain temps, eussent-ils tué père et mère : ce qui prouve évidemment qu’il n’y a plus de priviléges. Quant aux pauvres diables appartenant à la gent imposable, emprisonnable et minable, un article du journal, une caricature, un propos séditieux, peut leur valoir, sans préambule, les agrémens de la prison, et c’est leur faute, pourquoi ne sont-ils pas inviolables ou ne mangent-ils pas au râtelier du budget. Quelques-uns de nos hommes d’état ont, il est vrai, tonné dans les chambres contre la faculté illimitée des arrestations ; mais ils étaient si peu nombreux ! M. Roger, [6.1]par exemple, bonhomme qui se permet d’avoir des idées de justice, arrivant tout frais des colonies qu’il n’aimait pas beaucoup, à cause des priviléges qui les dévorent, s’était mis de singulières choses en tête ; il comparait 1830 à 89 ; on lui a ri au nez. On trouve quelque part qu’un roi de France, de gothique mémoire, barbare ou à peu près, avait introduit dans sa législation que tout homme emprisonné pouvait être mis en liberté sous caution ; serait-ce donc à cause de son origine féodale que ce principe de liberté individuelle est repoussé par nos législateurs civilisés ? Il nous semble cependant que rien n’eût été plus facile que de l’admettre parmi nous, à l’époque où il fut décrété, la France était loin d’être aussi bien administrée qu’aujourd’hui ; il n’est actuellement aucun citoyen dont les mœurs ne soient connues des autorités locales ou de ses voisins ; celui dont la réputation n’offrira aucune garantie ne trouvera personne pour le cautionner, alors il ne pourra attribuer qu’à sa mauvaise renommée, les rigueurs de la loi qui pèseront sur lui ; alors disparaîtra ce qu’il y a eu de plus odieux dans les arrestations, on ne verra plus incarcérer, sur de simples soupçons, des citoyens qui sont dans le cas d’offrir une population tout entière pour répondant. Il doit être admis que des innocens pourront bien ne pas être cautionnés et subir les tortures de la prison, mais alors le nombre en sera minime ; le gouvernement les indemnisera autant qu’il sera en son pouvoir, en calculant le préjudice causé à la famille et à l’existence de l’accusé. C’est dans l’intérêt de la société que vous agissez, la société doit réparer les fautes qu’elle a commises : l’intérêt de tous ne doit pas entraîner la perte d’un seul ; et pourquoi les gens du parquet hériteraient-ils du privilége des druides de désigner celui qui doit être offert en holocauste pour le salut de tous. Vous créez de nouvelles charges, vous augmentez le budget, dira-t-on ; mais n’y aurait-il pas aussi compensation par l’économie produite dans les frais de justice criminelle ? Du reste, si cette économie était insuffisante, on y ajouterait une parcelle des fonds secrets et le déficit serait bientôt comblé. Dédaigneux des avis de la presse indépendante, le pouvoir ne tiendra pas plus compte de ces observations que de tant d’autres, qu’importe ! nous, au moins, nous aurons rempli notre devoir ; notre tâche fructifiera pour l’avenir. Note du rédacteur. – Cet article remarquable est de M. Menand, qui remplissait à Châlons-sur-Saône, les fonctions du ministère public dont il a été destitué à raison de ses opinions républicaines. Nous avons cru devoir l’offrir à nos lecteurs sans crainte qu’on nous accuse de mettre peu de variété dans le choix des questions qui nous occupent : celle-ci est fondamentale.
Sur la Police. « Il faut que l’on comprenne que dans toute bonne justice il y a deux élémens : la défense et l’accusation. L’instruction, et partant le fonctionnaire qui la commence, doit pourvoir à toutes les deux également, et ce n’est pas nécessairement un coupable que vous exigez de la police, ce sont les moyens de faire justice à ceux qui sont traduits devant vous. Nous considérons comme une instruction incomplète et déloyale, celle qui fournit avec complaisance à l’accusation, et qui se ferme impitoyablement à la défense. « Trois ouvriers sur le compte desquels les témoignages [6.2]les plus honorables sont rendus, auxquels on ne pouvait dans le principe imputer qu’un tapage nocturne, qu’une contravention punie d’une légère amende, ont failli être les victimes de cette justice brutale, par laquelle anticipa sur la vôtre celui qui procédait à leur arrestation. « La police est une chose bonne lorsqu’elle est honorablement faite, qu’elle protège la propriété et la sûreté des citoyens ; mais la police est chose détestable lorsqu’elle est déloyalei ou qu’elle agit avec une intelligente hostilité. « Quant à la prévention, nous déclarons l’abandonner ; nous ne pouvons consentir à nous mettre à la suite de cette justice de bâton introduite par l’agent de police. « Nous ne pensons pas que votre justice digne et morale puisse donner raison à une instruction aussi odieusement commencée. C’est en ces termes que M. Ferdinand Barrot, remplissant les fonctions du ministère public, le 11 mai dernier devant la 6me chambre du tribunal civil de Paris, s’est exprimé en concluant au renvoi de la plainte, de Maréchal et des frères Terret, prévenus de tapage nocturne. Le tribunal y a fait droit. Cette leçon du parquet devrait être présentée à la mémoire de tous les hommes de la police. Voici les faits : Gagnoux, chef de ronde, Lecomte et Chabert, agens, s’étant introduits le 11 mars dernier chez un liquoriste du faubourg du Temple, avaient arrêté les sus-nommés et s’étaient livrés contre eux à des actes infâmes de violence, qu’ils ont vainement essayé de contester à l’audience. Les dépositions de M. Desgranges, lieutenant au 40me de ligne, du sergent et des soldats du poste n’ont laissé aucun doute à cet égard. Remercions M. Ferdinand Barrot de sa noble conduite ; nous la proposons pour exemple à ses collègues.
i Allusion à un procès-verbal dressé par le lieutenant Desgranges, envoyé au commissaire da police Gabert, et qui a disparu du dossier. Fait sur lequel M. le président a engagé l’avocat du roi à appeler l’investigation sévère de l’autorité supérieure. Nous verrons.
Littérature.
SOUSCRIPTION AUX ŒUVRES DE M. CARRÉ. au profit de sa femme et de ses enfans. Le barreau a vivement senti, il y a quelques mois, la perte d’un célèbre jurisconsulte, M. Carré, ancien doyen de la faculté de droit de Rennes. Ce professeur est mort sans fortune : tout entier adonné à la science, son nom et ses ouvrages sont le seul patrimoine qu’il ait légué à sa famille. Ses œuvres sont trop connues et trop appréciées pour avoir besoin d’éloges. En annoncer la publication dans le seul but d’assurer l’avenir de sa famille, c’est éveiller parmi la magistrature et le barreau un sentiment de générosité et de confraternité, auquel on n’est jamais resté sourd dans notre belle patrie. Il y a là presque une dette de reconnaissance à acquitter. M. Dupont, libraire à Paris, éditeur des Tablettes Historiques et de l’Ecole des Communes1, a été chargé par la famille de M. Carré de la publication de ses œuvres. Persuadé que tous les légistes répondront à son appel, il la propose par souscription. La première livraison vient de paraître ; elle se compose du premier volume de l’Organisation et de la Compétence des Tribunaux civils. C’est le livre que son auteur prisait le plus, et qui forme en effet un véritable manuel pour tous ceux qui sont appelés à concourir à l’administration de la justice. Cette nouvelle édition se recommande particulièrement par les nombreuses additions qu’un magistrat de la cour de Rennes, M. Victor Foucher, avocat général, y a introduites afin de la mettre en harmonie avec nos institutions et les progrès de la jurisprudence. [7.1]Les Œuvres de M. Carré se composent des Ouvrages suivans : Traité des lois de l’Organisation judiciaire et de la compétence des juridictions civiles, expliquées d’après les principes de la théorie, les doctrines des publicistes, et les décisions des cours souveraines ; dédié à M. Dupin aîné, procureur-général près la cour de cassation. Introduction à l’étude et à l’interprétation des lois, à l’usage de MM. les étudians de première année. Un vol. in-8°. Cours élémentaire d’Organisation judiciaire, de Compétence, de Procédure civile et criminelle, de Notariat et de Législation pénale, à l’usage de MM. les étudians en droit de seconde année. Un volume in-8°. Tableau synoptique et raisonné de la Science des lois. In-folio. (Voy. les Annonces.)
L’ÉCU DU LABOUREUR.
chronique. « Il y a aucunes fois telle pièce de monnaie qui est partie de la bourse d’un laboureur, duquel les poures enfants mendient aux huis de ceux qui ont les pensions, et souvent les chiens sont nourris du pain acheté des deniers du poure laboureur dont il devait vivre. » Ces paroles d’un député des communes aux états de Tours, en 1400 ; étaient le texte amplifié par les réflexions de Jehan Gislebert, tandis que seul il cheminait le long des haies fleuries pour regagner son village qu’il avait quitte le malin. Sa main gauche plongée dans son escarcelle, espèce de sac pendu à son côté, caressait tendrement un unique écu fort à l’aise dans un si vaste espace. C’était le prix d’un peu de blé qu’il venait de vendre au marché du bourg voisin, sous la halle du seigneur, qui lui avait pris six blancs pour ce privilége : pauvre écu, disait-il en lui-même, te voila déjà écorné ! Que de dangers te restent à éviter encore ! Que de mains tendues vers toi pour te saisir ! Oh ! mais je te tiens bon ! Forte sera la main qui ouvrira la mienne. Et il serrait son cher écu d’une étreinte convulsive. D’abord, reprit-il, j’achèterai de la santé pour ma femme. Cette pauvre Jehannette ! Elle souffre tant, et ne peut se rétablir faute de bonne nourriture. Et ma petite Marie !… Eh ! je le lui ai promis, je lui donnerai une robe de toile fine. Elle sera si gentille avec cela ! Chère enfant ! je vois son joli minois s’animer de plaisir à cette nouvelle. Vrai ! c’est un bonheur pour moi de la rendre heureuse. Elle plaira davantage, peut-être… et, qui sait ? Pierre est riche et la regarde souvent. Il me faut aussi une nouvelle bêche… Si : Jehan Gislebert soupira. Cher ami, dit-il, en pressant de nouveau son écu, suffiras-tu à tant de besoins ? Si j’avais le temps d’attendre, le vieux Samuel prendrait mon écu, et m’en rendrait deux au bout de l’an. Il en gagnerait trois, peut-être. Qu’importe ! Qu’ai-je dit ? et le bonhomme se signa. Si du moins il voulait me prêter, mais sur quel gage ? Hélas !… Ces juifs ! Mon saint patron, préservez-moi de tout contact envers ces réprouvés ! Et si ma femme… Dieu me garde d’un tel malheur ! Si ma pauvre Jehannette est appelée là-haut !… il faudra bien lui faire dire une messe… Si j’en croyais messire notre curé, je la ferais dire dès-à-présent pour la guérison de la malade. En ce moment une pensée plus sombre encore traversa l’esprit de Jehan Gislebert. Il pensait au collecteur. Soudain, au détour d’un fossé, un homme s’élança en lui demandant la bourse ou la vie. Jehan Gislebert ne [7.2]donna ni l’un ni l’autre. Il était vigoureux, et d’un seul effort il se débarrassa de son adversaire. Il fallait voir ses bonds à travers champs. Jamais daim n’a été plus rapide. Sainte Vierge, se disait le bonhomme tout haletant, je ne comptais pas cette nouvelle espèce de collecteurs. Il arriva chez lui essoufflé. Pauvre Jehan ! quel spectacle l’y attendait ! des hommes de justice envoyés par le vrai collecteur pour saisir et vendre ! Jehan n’avait pu payer le fouage ; son écu d’argent n’avait pas suffi, mais il avait des meubles et une vache que sa petite Marie tenait embrassée par le col, et dont elle ne voulait pas se séparer. C’était pitié ! Sa femme pleurait silencieuse dans un coin de la maison vide. Jehan sentit son sang bouillonner dans ses veines. Le malheureux !… il frappa… fut terrassé, garrotté et conduit en prison. Quand il en sortit, jugé, condamné et vieilli, il regagna son village, la main toujours au fond de son escarcelle. Mais, hélas ! le cher, l’unique écu était absent. Les doigts de Jehan se crispaient et furetaient vainement dans tous les coins. Pauvre ami, disait-il, tu m’as donc quitté ! on nous a arrachés l’un à l’autre ! Oh ! si je puis jamais te rencontrer ! Je te reconnaîtrais entre mille, tu portes un signe que mes yeux ne peuvent oublier. Jehan est au seuil de sa chaumière et s’y tient immobile, l’œil effaré. Où donc sa femme ? Où donc sa fille ? Quels sont ces étrangers ? La pauvre Jehannette est morte… et Marie, sa jeune et gentille Marie ? On ne sait. Le seigneur a mis d’autres tenanciers dans sa terre. Vers quel lieu se dirigera le malheureux Jehan ? on l’encourage, on le console, on lui offre l’hospitalité. Il est encore des vertus en ce monde ; mais il ne faut pas les chercher trop haut. L’atmosphère des lieux élevés est nuisible à cette plante rare. Jehan réconforté s’achemina vers la ville ; c’était fête ; tout le monde s’y ébattait de joie ; mais lui il avait faim, et son cœur était torturé. Au détour d’une rue, une femme brillante d’atours a frappé ses regards !… C’est elle ! sa fille ! Marie !… Il veut l’appeler, il ne peut… La voix est restée dans son gosier béant. Le malheureux père vient d’apercevoir une ceinture dorée autour de cette taille svelte qu’il voulait parer d’une simple toile blanche, emblème d’innocence. Mais cette ceinture,… le signe du déshonneur, Marie, sa fille, affichant sa honte ! Malheur, malheur à lui ! Il se détourne avec mépris, avec douleur. Marie a reconnu son père ; elle est près de lui, et, oubliant son état, le presse dans ses bras. Le vice par hasard n’éteint pas toujours l’âme. Quelques minutes après, le vieillard est chez sa fille, assis près d’une table couverte de mets auxquels il ne touche pas. Il parle avec autorité, affection, véhémence. Marie, la tête baissée et tenant une des mains de son père, pleure, promet. Le lendemain il doit la ramener à son village, Ils travailleront ! Le lendemain, le vieillard à son réveil se trouve seul dans l’asile du vice. Une pièce d’argent se fait sentir sous sa main, dans l’escarcelle où il cherche par habitude. O bienfait ! C’est son écu, son écu au soleil ! Voila la marque qu’il lui a imprimée… Oui ; mais c’est le prix de la honte de sa fille, laissé entre ses mains, sans doute par quelque seigneur… La veille, un courtisan à pension a fait enlever Marie pour ses plaisirs. Le malheureux [8.7]père jette loin de lui l’argent corrupteur, et désespéré, s’enfuit. Allons travailler, dit-il. Il a subi la flétrissure de la justice des hommes. La société le repousse. On refuse ses services. Il a habité les prisons. Que n’y est-il encore ! Là du moins il aurait du pain. Hélas ! La faim vient… Les routiers se présentent dans un buis, il s’enrôle parmi eux pour vivre et se venger de la société qui a causé ses malheurs. Quelques années après une potence s’éleva dans le bourg voisin : une vaste chaudière bouillonna sur un feu ardent, et le peuple des environs accourut avide de voir pendre un brigand fameux et bouillir une sorcière… C’était Jehan Gislebert ! C’était Marie, la gente Marie, aujourd’hui vieille, édentée, ridée, au regard satanique, au geste éhonté ! C’était le père et la fille ! Que seraient-ils devenus si on leur eût laissé la moitié seulement du l’écu que caressait jadis, dans la pauvre escarcelle, Jehan Gislebert ? Un écu au soleil ménagé par le fisc dans l’aumônière d’un pauvre diable, est une économie importante pour le prince et l’état, dit le chroniqueur qui m’a prêté les faits de mon récit. Bien plus sage, le législateur moderne a dit : ils contribuent, indistinctement, en proportion de leur fortune, aux charges de l’état. Mais son but est-il rempli ? E. D. V.
Coups de navette.
Quand on dévoile un abus on fait du scandale. Si l’Echo ne peut vivre qu’en faisant du scandale, a dit M. Delatournelle, eh bien ! qu’il meure ! S....t et S......t : ce sont des initiales semblables. Cependant il y a de la différence ; voila un inconvénient grave. N’est-il pas préférable de nommer en toutes lettres, soit pour l’éloge, soit pour le blâme ? C’est ce que l’Echo a fait jusqu’à ce jour, et il continuera, n’en déplaise à S......t bien sûr d’être approuvé par S....t. On a observé que M. Nadaut, était un avocat-général singulièrement altiré. De quoi s’inquiète Me Dupont, qu’il n’y ait pas de buste de Louis-Philippe à la cour d’assises. Est-ce que le roi-citoyen n’est pas dans tous les cœurs ? Au procès de la Glaneuse il y avait deux badins ; nous préférons l’avocat. Non, sur toutes les questions, M. Th.... a réglé cela comme une pendule. Il n’est pas sot, M. Gasparin : le meilleur moyen de se débarasser des républicains, c’est de les faire mourir de faim. 6,000 souscripteurs à 2 fr. cela fait 12,000 fr. On se propose avec cette somme d’élever une statue à M. Gasparin. Malgré le préfet de Lyon et son arrêté, le général et ses troupes, les républicains de Lyon ont dîné. Horreur ! La population lyonnaise à joui dimanche d’un spectacle gratis, représentant l’occupation d’une ville par une armée. [8.2]L’exercice est salutaire aux troupes. Par cette considération, le parti républicain se propose de faire un banquet tous les mois. Avis à l’autorité. C’est à Napoléon qu’on doit la construction du pont Tilsit; mais cet ignorant avait oublié d’y joindre un corps-de-garde. On répare son omission.
AVIS DIVERS.
(198) par brevet d’invention. Machizot ; rue du Chariot d’Or, à la Croix-Rousse, et Molozait, rue Vieille-Monnaie, n. 8, offrent aux chefs d’atelier des mécaniques à cannettes à arrêt sans soterelles ; ils en font d’une dimension beaucoup plus petite que celles faites jusqu’à ce jour. (195) A vendre, mécanique en 400, 700, 1,000, régulateurs de première force, rouleau 5/4, planches d’arcades, 5/4, 6/4, et caisse pour cartons ; le tout en très-bon état, ayant peu travaillé. S’adresser au bureau. (207) JOURNAL DES FEMMES. gymnase littéraire1. Ce recueil de luxe, format grand in-8°, jésus, sur papier fort, et avec une couverture vélin de couleur, paraît tous les samedis par livraisons, accompagnées soit de modèles de mode, de peinture ou de travaux de femmes, soit de lithographies, soit de morceaux de musique. Il forme quatre volumes par année. Abonnemens pour la France : 3 mois, 15 f. – 6 mois, 30 f. Et pour l’étranger, 2 f. en sus par trimestre. Les abonnemens doivent toujours partir des 5 mai, 5 août, 5 novembre ou 5 février de chaque année, afin de former des volumes complets. Le Journal des Femmes paraît depuis le 5 mai 1832. Il existe au bureau des collections des quatre premiers trimestres, qui seront livrées au même prix que l’année courante. On souscrit à Paris au bureau du Journal, chez Ducessois, imprimeur, quai des Augustins, N° 53, et chez Louis Janet, libraire, rue St-Jacques, n° 59 ; à Lyon, chez MM. Bonaire et Targe. Nota. La 13e livraison vient de paraître. Nous rendrons compte dans un prochain numéro de cette publication intéressante. Révolution de 1830 SITUATION PRÉSENTE (Mai 1833.) Par le citoyen CABET, député de la Côte-d’Or. 2 vol. in-12 : Prix : 75 c. le vol. C’est à raison de cet ouvrage que M. Cabet a été traduit devant la cour d’assises et acquitté. Nous ne saurions trop en recommander la lecture de cet ouvrage important aux ouvriers qui désirent s’instruire sans consacrer un temps long à la lecture. On s’abonne à Lyon chez M. Marius Chastaing, rédacteur en chef de l’Echo de la Fabrique, rue du Bœuf, n° 5, au 2e, de 10 à 11 heures du matin ou chez M. Berger, gérant, place Rouville. (207) (205) Œuvres de M. CARRÉ, doyen de la faculté de Rennes, proposées par souscription, au prix de 88 fr. Chez M. Dupont, libraire, rue de Grenelle-St-Honoré, n. 55, à Paris. Le premier volume est en vente. Prix : 8 fr. On peut s’adresser à M. Marius Chastaing, à Lyon, rue du Bœuf, n° 5, au 2e, de 10 à 11 heures du matin. (172) Le Siècle, Revue critique de la littérature des sciences et des arts, paraissant tous les samedis par cahiers de deux feuilles d’impression (32 pages in-8°.) Prix, pour les départemens, 24 fr. pour six mois, 46 fr. par an (3 fr. de plus par trimestre pour l’étranger). On s’abonne à Paris, au bureau du journal, rue du Battoir-St-André, n° 1 ; chez Roret, libraire, rue Hautefeuille, n° 10 ; et chez tous les libraires et directeurs de la poste. (180) Tablettes historiques ou journal des faits politiques, administratifs, scientifiques, commerciaux, industriels, agricoles et littéraires. – Ce journal paraît tous les mois par cahier de 32 à 50 pag., in-12, prix : 50 c. par mois, 6 fr. pour l’année. Les abonnés recevront gratuitement le 1er janvier de chaque année trois exemplaires sur grand papier, en forme de tableau synoptique d’un almanach historique et récapitulatif des événemens de l’année précédente. On s’abonne à Paris, chez M. Dupont, imprimeur, rue Grenelle-St-Honoré, n° 55.
SUPPLÉMENT AU N° 20. PROCÈS DE L’ECHO DE LA FABRIQUE.
COUR D’APPEL DE LYON (8 mai 1833.) [1.1]A onze heures la cour entre en séance ; elle est composée de MM. Acher, président, Luquet, Jullien, Bréghot du Lut, Capelin et Varenard ; les fonctions du ministère public sont remplies par M. de Latournelle. La cause est appelée. M. Berger, gérant, et M. Marius Chastaing, rédacteur en chef de l’Echo de la Fabrique, prennent place à côté de Me Chanay, avocat. Une foule d’ouvriers encombre l’auditoire dont l’exiguité est remarquable. La parole est donnée à Me Seriziat, avocat des plaignans ; il est assisté du sieur Pellin. MM. Pellin et Bertrand, dit-il, ont été diffamés d’une manière scandaleuse par l’Echo de la Fabrique. Ce journal a manqué à sa mission, c’est un véritable poison. Au lieu de réconcilier les ouvriers et les fabricans, il les éloigne, il soutient des doctrines incendiaires, il s’élève chaque jour contre la subordination que les ouvriers doivent avoir pour les négocians qui sont leurs chefs naturels. Entrant ensuite dans l’examen des faits prétendus diffamatoires, Me Seriziat établit que l’honneur de ses cliens est gravement inculpé dans le premier article ayant pour titre : « Abus des supplémens de salaire portés sur les livres comme bonifications. » Il ne trouve pas dans l’erratum qui a suivi immédiatement une réparation suffisante, il pense que ce n’est que par des affiches en tel nombre qu’il plaira à la cour que le dommage causé à Pellin et Bertrand peut être complètement réparé. Quant à l’article de rectification intitulé l’Erratum renouvellé, inséré dans le numéro 9 du journal, il ne croit pas qu’il puisse ni suppléer à la publicité des affiches, ni influer sur l’esprit de la cour. Il y avait instance lorsqu’il a paru. Me Seriziat trouve encore le délit de diffamation dans le second article sous la rubrique Réclamations ayant trait à Manarat. Les premiers juges en renvoyant d’instance sur ces deux chefs le gérant de l’Echo, ont mal jugé suivant lui, et il conclut à la réformation du jugement dont est appel. Arrivant au troisième article pour lequel M. Berger a été condamné, Me Seriziat demande la confirmation du jugement sur ce point, et de plus l’affiche de l’arrêt à intervenir. Me Chanay présente ainsi la défense de M. Berger : « Messieurs, devant les premiers juges nous nous sommes présentés pour défendre à la plainte en diffamation de MM. Pellin et Bertrand ; ils faisaient résulter cette diffamation de trois, articles du journal. Sur le premier article une rectification avait été faite dans le premier n° qui suivit le n° incriminé, elle fut réitérée ; à l’audience par M. Berger, il expliqua que ce n’était qu’une erreur de rédaction ; que MM. Pellin et Bertrand n’étaient pas plus connus du rédacteur que ceux auxquels appartenait le fait que signalait le journaliste ; que dès-lors il est bien évident que c’était par une erreur toute involontaire que les noms de MM. Pellin et Bertrand avaient été mis. Depuis le jugement qui a renvoyé le gérant de ce chef de la plainte, une satisfaction complète a été donnée à MM. Pellin et Bertrand : on s’était récrié devant les premiers juges contre le laconisme de la première rectification ; on a dû être satisfait de la seconde (Voy. l’Echo, n° 9). M. Berger n’était pas obligé à cette seconde rectification puisque le tribunal avait jugé la première suffisante ; il l’a cependant faite parce qu’il s’y est cru moralement obligé, et lorsqu’il croit avoir des devoirs à remplir, il n’attend pas les ordres de la justice. Sur le second article, les premiers juges ont pensé qu’il y avait eu légèreté mais non diffamation, à publier comme décision des prud’hommes un arrangement qui, à la vérité, n’avait eu lieu que par suite de citation et conformément à la jurisprudence des prud’hommes, mais qui cependant avait été amiable. [1.2]Enfin le tribunal a pensé que la simple énonciation que des négocians étaient en contravention à la jurisprudence des prud’hommes, quoique la contravention fût prouvée, était une diffamation, il a en conséquence condamné à raison de ce dernier article le gérant du journal à cinquante francs d’amende et aux dépens, et ordonné l’insertion du jugement dans l’un des numéros du mois. Nous avons appelé de ce jugement, mais vous le remarquez, Messieurs, ce n’est pas la gravité de la condamnation qui a motivé notre appel ; de plus hauts intérêts nous l’ont commandé. Une question vitale pour l’Echo de la Fabrique ressort nécessairement de cette simple poursuite en diffamation ; son existence est mise en question ; confirmez le jugement dont est appel et le journal meurt sous le coup de votre arrêt ; car les auteurs des abus qu’il a mission de combattre et qu’il combattra le poursuivront comme diffamateur, et le succès de cette audience légitimera d’autres succès ; on étouffera les plaintes des ouvriers, on les comprimera jusqu’à ce qu’enfin elles fassent de nouveau une épouvantable explosion ; alors il ne sera plus temps de reconnaître un droit qu’on aura forcé à une pareille manifestation. Vous le voyez, Messieurs, la cause est d’une haute importance : devant les premiers juges nous nous étions contentés de soutenir que nous n’avions pas diffamé ; que les faits publiés n’offraient rien qui, suivant l’art. 13 de la loi de 1819, pût porter atteinte à l’honneur ou à la considération de nos adversaires ; aujourd’hui nous irons plus loin ; nous espérons démontrer d’abord qu’il n’y a pas diffamation, et nous essayerons ensuite d’établir que quelque diffamatoires que puissent être ces faits, il est de notre droit, de notre devoir de les signaler. « Ainsi deux questions à examiner : l’article qui a motivé notre condamnation, constitue-t-il la diffamation ? « En admettant que les faits dont s’agit portent atteinte à l’honneur et à la considération de ceux auxquels ils sont imputés, peuvent-ils être publiés par l’Echo de la Fabrique ? « Nous aurions bien voulu, Messieurs, ne pas fatiguer votre attention et entrer de suite dans la discussion des deux questions indiquées, mais nos adversaires ont cru devoir interjeter appel ; le succès obtenu ne leur a pas suffi, ils veulent un triomphe complet et nous forcent de renouveler sur les deux premiers chefs de la plainte une défense que les premiers juges avaient cru complète. » Me Chanay discute en peu de mots les deux premiers chefs de la plainte ; les deux articles dont se plaignaient MM. Pellin et Bertrand avaient été déclarés non coupables par le tribunal ; il n’a pas cru devoir s’appesantir sur leur justification. Il passe au troisième article incriminé dans lequel le rédacteur signale MM. Pellin et Bertrand comme contrevenans à la jurisprudence des prud’hommes : « Y a-t-il diffamation dans l’article condamné par le tribunal correctionnel ? Pour résoudre cette question il faut consulter la loi de 1819. L’art. 13 porte « que toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou, du corps auquel le fait est imputé, est une diffamation. » Mais quand y a-t-il atteinte portée à l’honneur ou à la considération ? La loi laisse aux juges la faculté de résoudre cette question ; seuls ils apprécient les circonstances caractéristiques de la diffamation. Nous ne pouvons nous empêcher d’observer que la loi laisse trop de latitude aux juges ; car les hommes sont variables dans l’appréciation d’un fait, et tel tribunal pourra déclarer diffamatoire un langage qui pour d’autres juges ne serait que léger, irréfléchi. La diffamation est de sa nature un délit presque insaisissable, les meilleurs esprits sont en désaccord sur ce qui la constitue ; le silence de la loi est donc, selon nous, un vice ; mais dans le silence des lois on doit consulter la raison, cette souveraine de tous les actes humains. Or, si je consulte la raison, je sais que lorsque j’impute un vol à quelqu’un, je porte atteinte à son honneur, à sa considération, je commets le délit de diffamation ; si au contraire je ne signale qu’un vice, si, par exemple, je dis publiquement que mon voisin est un avare, certainement il n’y aura pas diffamation, et cependant il me semble que je porte atteinte à la considération dont il jouit. Si j’accuse publiquement quelqu’un d’avoir violé des conventions qu’il avait librement souscrites, je l’accuse d’avoir manqué à la foi promise, je porte atteinte à son honneur, à sa considération, je diffame ; mais si je dis, d’un avoué, par exemple, qu’au mépris du tarif il n’alloue aux huissiers que les deux tiers de leurs émolumens, il me semble qu’il n’y a dans l’imputation de ce fait, rien qui porte atteinte à l’honneur et à la considération de l’avoué, parce que chacun sait qu’il n’a pu le faire que du consentement de l’huissier, qui, s’il l’eût voulu, pouvait ne se soumettre à aucune réduction. Or, le journal l’Echo de la Fabrique a dit que MM. Pellin [2.1]et Bertrand étaient en contravention à la jurisprudence des prud’hommes, il a dit vrai, mais ce fait n’est pas attentatoire à l’honneur ni à la considération de MM. Pellin et Bertrand. Pourquoi ? Parce qu’ils ont été libres de ne contracter qu’aux conditions qu’ils jugeaient convenables ; de son côté l’ouvrier qui traitait avec eux était libre de repousser ces conditions. Sans doute de pareilles conventions dénotent un esprit mercantile avide de gain ; mais MM. Pellin et Bertrand doivent-ils s’effrayer de pareilles imputations ? « Un moyen sûr de juger s’il y a atteinte portée à l’honneur ou à la considération d’un individu ; la pierre de touche, selon moi, de la diffamation, c’est de s’enquérir si le plaignant avoue ou désavoue le fait qui lui est imputé : si le fait est désavoué, si le plaignant tient à repousser loin de sa tête le simple soupçon d’en être l’auteur, il y a forte présomption de diffamation ; mais si le fait n’est pas dénié, si on le proclame comme un droit, il est évident que son imputation n’est pas une diffamation : celui qui se plaint est le meilleur juge en pareille matière ; mieux que personne, il sait si son honneur ou sa considération doivent souffrir du fait imputé ; si donc il avoue le fait, s’il le déclare un droit, il reconnaît que ce fait est licite, qu’il n’est pas réprimé par les lois ; dès-lors la publicité donnée à ce fait licite n’est pas une atteinte portée à l’honneur et à la considération de celui auquel le fait est attribué. Or MM. Pellin et Bertrand ne nient pas et ne peuvent nier le fait que nous leur imputons : ils ont soutenu devant les premiers juges, et peut-être soutiendront-ils encore aujourd’hui que ce fait est très licite ; qu’ils ont été libres de faire avec un chef d’atelier telles conventions qu’ils ont jugées convenables ; que le libre assentiment de l’ouvrier les protège contre toute censure. Nous savons qu’en droit rigoureux ils ont pu le faire ; aussi nous nous sommes contentés d’exprimer le fait, et nous avons seulement dit que les prud’hommes mettaient à la charge du fabricant les frais de tirelle et de laçage, et que MM. Pellin et Bertrand faisaient supporter ces frais à leurs ouvriers ; que dès-lors MM. Pellin et Bertrand étaient en contravention à la jurisprudence des prud’hommes. « Dire que quelqu’un est en contravention à la jurisprudence des prud’hommes, est-ce porter atteinte à son honneur, à sa considération ! Non certainement : nous concevrions la diffamation si on portait contre quelqu’un l’accusation d’un délit ou même d’un quasi-délit, si on lui imputait une violation de la loi ; mais dire qu’il est en contravention à la jurisprudence d’une cour d’appel, d’un tribunal, voire même d’un conseil de prud’hommes, c’est l’accuser non pas d’un délit ou d’un quasi-délit, mais seulement d’une erreur de droit ; c’est l’accuser de combattre la jurisprudence d’une cour, d’un tribunal, de faire ce qui se fait tous les jours au barreau, de critiquer une opinion, qui, quoique infiniment respectable, n’est cependant qu’une opinion. Ainsi MM. Pellin et Bertrand peuvent bien faire des conventions contraires à la jurisprudence des prud’hommes sans commettre même un quasi-délit, et nous, nous pouvons aussi, sans délit, signaler à tous cette contravention, parce qu’elle pourrait plus tard appeler de nombreux imitateurs ; nous devons la publier pour étouffer les résultats funestes qui pourraient en découler ; nous la publions pour avertir ceux qui se laissent imposer d’aussi onéreuses conditions, qu’ils ont des juges et que ces juges sauront les briser dès qu’on osera les leur dénoncer. « Ainsi, s’il est évident, et nous le proclamons nous-mêmes, que la contravention que nous reprochons à MM. Pellin et Bertrand, n’est pas même un quasi-délit, il est bien évident que lui donner de la publicité, ce n’est pas porter atteinte à leur honneur et à leur considération, ce n’est pas les diffamer. « Pour nous déclarer diffamateurs les premiers juges se sont appuyés sur un motif que nous devons mettre de nouveau sous les yeux de la cour. « Considérant, disent-ils, que l’un des élémens d’un négociant, étant son exactitude à se conformer aux règles du commerce et aux décisions de l’autorité instituée pour régler ses obligations envers les ouvriers qu’il emploie, c’est nécessairement porter atteinte à sa considération que du le signaler à l’opinion publique comme méprisant les décisions qu’il doit respecter. » « Les premiers juges me semblent avoir commis une erreur ; les élémens du crédit d’un négociant sont, selon moi, une probité sévère, une administration sage et modeste de sa maison, une exactitude scrupuleuse à remplir ses engagemens et surtout une grande ponctualité dans les paiemens. Que la marchandise qu’il livre soit conforme à la commission, que ses paiemens ne se fassent jamais attendre, voila tout ce qu’on lui demande ; on s’inquiète peu qu’il ait ou non des débats judiciaires avec ses ouvriers, on s’inquiète peu qu’il soit avec eux d’une parcimonie avare ; ou plutôt on le désire, car le capitaliste qui soutient la maison d’un fabricant voit toujours avec plaisir la diminution du prix de fabrication ; en effet, plus la maison qu’il commandite obtient d’économie sur les ouvriers, plus [2.2]ses bénéfices sont grands et plus les capitaux engagés dans cette maison deviennent consolidés. Ainsi, loin de nuire à MM. Pellin et Bertrand, nous leur avons prêté aide et secours ; nous avons appris à tous qu’ils ajoutaient encore à leurs énormes bénéfices par des prélèvemens faits sur le salaire déjà si minime des ouvriers ; nous les avons présentés dans une position pécuniaire bien plus favorable que celle des autres fabricans, puisque ces derniers supportent des charges auxquelles MM. Pellin et Bertrand savent se soustraire ; nous leur avons ainsi conquis la confiance des capitalistes. Au lieu de nous jeter à la face l’épithète de diffamateurs, ils auraient dû nous voter des actions de grâce. Qu’on ne s’y méprenne pas, le crédit d’un négociant ne peut être ébranlé par des accusations d’économie. Ah ! si nous eussions dit que MM. Pellin et Bertrand laissaient protester leurs billets à leur échéance, qu’ils ne pouvaient ou ne voulaient pas payer leurs ouvriers, notre langage aurait pu ébranler leur crédit, et le considérant des premiers juges serait vrai ; il serait essentiellement applicable à la cause : nous serions punissables, et nous n’eussions pas même songé à repousser de nos têtes une condamnation méritée. « Mais non, nous n’avons pas porté atteinte à leur honneur et à leur considération ; nous avons seulement empêché pour l’avenir qu’ils fissent aux dépens des ouvriers d’énormes bénéfices, nous avons dit, ou plutôt M. Barnoux, dont nous ne sommes que l’organe, a dit aux ouvriers : Le conseil des prud’hommes met à la charge du fabricant les frais de laçage et de tirelle ; MM. Pellin et Bertrand font peser ces frais sur les ouvriers ; pour les ramener à la loi commune, refusez de travailler pour eux. Notre langage, vous le voyez, messieurs, n’a pas été diffamateur ; nous avons seulement froissé les intérêts de MM. Pellin et Bertrand, pour protéger les intérêts plus sacrés de la fabrique lyonnaise tout entière ; ceux des ouvriers d’abord qui, grâce à nos efforts, obtiennent un salaire plus en harmonie avec leurs pénibles travaux, ceux ensuite de la quasi-généralité des fabricans qui, supportant des frais auxquels d’autres plus adroits savent échapper, ne peuvent soutenir une concurrence qui, plus tard, pourrait être ruineuse ; nous avons combattu des exactions qui promettaient à leurs auteurs de donner leur marchandise à plus bas prix et du porter ainsi un coup funeste à l’industrie des autres fabricans ; nous pouvons donc, avec orgueil, dire que nous avons contribué à ramener tous les fabricans au grand principe de l’égalité qui, en matière commerciale comme en matière politique, est le seul vraiment tutélaire. « Ainsi, au lieu de condamner le gérant du journal l’Echo de la Fabrique comme diffamateur, les premiers juges auraient dû déclarer qu’il avait bien mérité de la cité ; et si les haines de MM. Pellin et Bertrand étaient à redouter (ce que je ne pense pas), M. Berger aurait fait preuve de courage, puisque sans s’enquérir de la puissance des noms, il s’est hâté de combattre des abus éminemment destructeurs de l’industrie lyonnaise. « Le journal l’Echo de la Fabrique peut-il donner de la publicité aux griefs des ouvriers contre les fabricans, sans s’inquiéter des conséquences plus ou moins défavorables de ces derniers ? « Cette question, vous le voyez, messieurs, est vitale pour l’Echo de la Fabrique ; et la résoudre négativement c’est le frapper de mort. Pour bien apprécier une question si importante, il est nécessaire d’exposer les causes et le but de la création du journal, nous trouvons ces causes et ce but clairement développés dans son prospectus. » Ici Me Chanay fait lecture du prospectus ; il continue en ces termes : « Ce journal manquait à notre population ouvrière ; il lui fallait un organe spécial, un défenseur actif de ses intérêts matériels, une tribune de laquelle elle pût hautement proclamer ses droits, exposer ses griefs et formuler ses vœux ; des hommes généreux et dévoués l’ont élevée cette tribune ; ils ont mis en commun leurs économies ; ils ont emprunté au produit si faible d’un travail cependant si pénible. Quelques hommes philantropes sont aussi venus en aide à cette noble entreprise. Je ne vous les citerai pas, quoiqu’avec raison l’Echo de la Fabrique pût s’enorgueillir de leur patronage. « Tous les intérêts industriels ont trouvé dans lui un organe énergique et dévoué : signaler tous les abus, les poursuivre sans relâche, telle a été sa mission, il l’a remplie avec talent et modération, et dans sa polémique, il s’est toujours distingué par un respect des convenances que méconnaissent souvent tant d’autres journaux, et plus d’une fois le journal prolétaire a surpris les journaux du pouvoir en flagrant délit d’injure et de grossier langage. « Fidèle à la bannière qu’il a élevée, le journal l’Echo de la Fabrique n’a jamais fait invasion dans le domaine de la politique ; il n’a abordé que des questions de sa compétence ; tous ses efforts ont tendu constamment à l’émancipation de l’industrie. Je pourrais mettre sous les [3.1]yeux de la cour plusieurs articles dans lesquels les plus hautes questions sont traitées avec une supériorité qu’on admire, mais dont on ne s’étonne pas. « Ainsi, intérêts généraux, intérêts particuliers trouvèrent toujours dans le journal protection et appui : mais pour protéger des intérêts généraux il faut souvent froisser des intérêts particuliers ; pour combattre utilement les abus il faut les signaler ; pour jouir efficacement d’un droit, il faut avoir les moyens d’en user. Or, comment user de ce droit, comment combattre utilement les abus si l’on ne nomme pas ceux qui les commettent, si on ne les frappe pas d’un rappel à l’ordre à la face de la nation ? « La vie privée des citoyens, peut-on dire, doit être murée : ce principe né avec la liberté de la presse est sage, mais il faut se garder de l’étendre outre mesure, il faut le renfermer dans de justes bornes et craindre qu’en voulant ne pas irriter quelques amours-propres, on ne sacrifie l’intérêt public, qui seul cependant a le droit de demander des sacrifices ; il faut craindre d’immoler la plus précieuse de nos libertés, celle qui les résume toutes, à de vaines considérations de politesse et de convenances. Oui la vie privée des citoyens doit être murée, et nous aimons à proclamer nous-mêmes ce principe éminemment conservateur de la paix et de la concorde entre les citoyens ; mais qu’entend-on par ces mots vie privée ? On entend les rapports de famille à famille, d’un père avec ses enfans, son épouse, les relations de l’amitié, du bon voisinage ; ainsi le citoyen au sein de sa famille peut faire ce que bon lui semble, et l’écrivain doit se garder de soulever le voile qui le dérobe aux regards ; puissance maritale, puissance paternelle doivent être sacrées pour le journaliste ; tous les actes qui s’y rattachent doivent être respectés, et quelles que soient les indiscrétions de la famille, la presse ne peut s’en emparer sans délit. Mais lorsque les actes du citoyen se manifestent au dehors, lorsque ses rapports avec les autres citoyens intéressent la société, ils cessent d’appartenir à sa vie privée, ils appartiennent a sa vie publique, et cette vie publique rentre dans le domaine de la presse ; car il ne faut pas croire que le fonctionnaire public soit exposé seul à ses censures, tous les citoyens y sont soumis, et semblable à ces magistrats qui dans l’ancienne Rome veillaient à la conservation des mœurs, la presse domine la société, elle suit d’un œil attentif tous les actes des hommes et les signale à la nation, soit qu’ils encourent le blâme, soit qu’ils appellent la louange. C’est là son droit. Et combien ce droit est plus incontestable lorsque les actes touchent à l’intérêt général, lorsqu’une classe nombreuse de citoyens peut en éprouver un immense préjudice, lorsque ces faits peuvent exercer sur une cité la plus funeste influence. « Or, nierait-on que les faits pour lesquels nous sommes poursuivis n’aient une influence immense sur la prospérité de notre cité, qu’ils ne se rattachent aux intérêts les plus généraux ? A-t-on oublié que cette fixation du salaire a enfanté nos douloureuses journées de novembre ? Et aujourd’hui on viendra dire que c’est de la vie privée, que ces actes sont sacrés pour nous, que nouvelle arche sainte, le journal ne peut y porter la main sans être frappé de mort : Non, messieurs, ce langage serait une dérision amère ; il n’obtiendra pas créance auprès de nous. « Veut-on ne nous accorder le droit de signaler les abus qu’à la charge de taire le nom des personnes ? On nous expose alors aux justes plaintes d’une foule de fabricans qui craindraient d’être crus les auteurs des abus que nous dénonçons ; ils s’empresseraient de repousser la solidarité de blâme qui rejaillirait sur eux, et de demander cette publicité de noms que vous nous défendez : ils feraient ce que déjà ils ont fait ; car voici une lettre qui nous fut écrite, parce que, par une pruderie ridicule, nous avions cru ne devoir publier que les lettres initiales des noms. » Me Chanay donne lecture d’une lettre de M. Galle, insérée dans le n° 13 du journal (22 janvier 1832), par laquelle ce négociant se plaint que l’on ne signale pas par leur nom propre les négocions prévaricateurs, d’où il résulte, dit M. Galle, de perpétuelles équivoques ; au bas de cette lettre se trouve une note du rédacteur feu Vidal) dans laquelle il prend l’engagement de s’abstenir dorénavant d’initiales et de nommer en toutes lettres ceux qui auront méfait. « Ainsi nous avons donc été forcés à user d’un droit rigoureux, de publier les noms de ceux qui se permettaient des conventions réprouvées par la fabrique : nous y avons été contraints, d’abord dans l’intérêt des ouvriers dont la défense est notre mission spéciale, ensuite dans l’intérêt même des négocians ; car pour eux il y va de leur honneur et de leur fortune ; de leur honneur, puisque avec raison ils ne veulent pas être réputés inhumains et toujours prêts à exploiter la misère [3.2]des ouvriers ; de leur fortune, puisque tous se soumettent à des frais égaux de fabrication, tous pourront avoir des chances égales de bénéfices. « Si nous ne pouvions publier les noms, quels moyens resteraient aux ouvriers pour obtenir justice ? Le conseil des prud’hommes ? Je dois vous faire connaître les conséquences pour un ouvrier d’une citation donnée à un fabricant ; le fabricant fait droit à la réclamation sans même se présenter devant les prud’hommes, mais il cesse de donner de l’ouvrage à l’ouvrier qui, signalé dans les magasins, n’en obtient qu’à force de démarches et de sollicitations, et quelquefois n’en obtient point du tout ; ainsi son appel à la justice ne fait qu’aggraver sa position, tandis que le fabricant n’a qu’à changer d’ouvrier et peut de nouveau imposer les conditions les plus onéreuses. La publicité est une peine, elle peut donc seule protéger utilement les ouvriers. Ces ouvriers peuvent publier leurs conventions ; parties contractantes, ils peuvent les tenir secrètes ou les publier à leur gré ; si ces conventions leur causent des griefs, ils ont le droit incontestable de faire connaître ces griefs et de faire entendre leurs plaintes ; c’est le seul moyen puissant de répression, et il n’est, je crois, encore venu à personne la pensée de considérer comme une diffamation les plaintes d’une victime contre son oppresseur. Or, le journal n’a été que l’organe de personnes qui avaient subi des conditions onéreuses et qui voulaient s’en affranchir pour l’avenir : le journal devait accueillir leurs plaintes, c’était un devoir à accomplir ; s’y refuser c’eût été faillir à sa noble mission. « Interdire aujourd’hui à l’Echo de la Fabrique de remplir cette mission telle qu’il la comprend et telle que tous la comprennent ou doivent la comprendre ; c’est l’arrêter dans son utile carrière, c’est violer la loi sur la liberté de la presse : car cette loi nous protège et nous pouvons invoquer des précédens. « Avant l’Echo de la Fabrique d’autres journaux s’étaient déjà voués à la défense exclusive d’une classe de citoyens : ainsi le Pauvre Jacques1, journal des prisons, s’était posé le défenseur des détenus pour dettes ; chaque jour il dévoilait la cupide avarice jetant pour un peu d’or des pères de famille dans les fers et les y retenant au mépris des saintes lois de l’humanité. Ce journal était bien essentiellement diffamateur dans l’opinion de nos adversaires ; il nommait les détenus et surtout ceux qui les détenaient : c’était avec intention qu’il les flétrissait ; il portail bien atteinte à l’honneur et à la considération des personnes qu’il attachait ainsi au pilori de l’opinion publique ; et cependant aucune poursuite ne fut faite par ceux qui étaient ainsi livrés au mépris de leurs concitoyens. Le ministère public lui-même, aux mains duquel est remis le soin de défendre la société, n’a pas songé à poursuivre le Pauvre Jacques. C’est que le Pauvre Jacques usait d’un droit, et personne n’a pensé à le lui contester. Or, ce même droit appartient à l’Echo de la Fabrique ; car ce sont aussi de pauvres détenus à défendre que ces pauvres ouvriers renfermés de longues heures pour gagner péniblement une chétive nourriture : ce sont aussi des usuriers à combattre que ces quelques négocians qui spéculent sur la misère des ouvriers et leur retranchent d’autant plus de leur salaire que leurs besoins sont plus pressans, que leurs angoisses sont plus cruelles ; il faut flétrir ces collaborations d’ouvriers et fabricans qui élèvent les uns en peu d’années à toutes les jouissances de la fortune, et mènent les autres en peu d’années aussi à mourir à l’hôpital jeunes encore, mais vieillis et usés de travaux et de misères. » Une vive sensation a lieu dans l’auditoire ; des applaudissemens se font entendre ; ils sont aussitôt réprimés à la voix du président. « Il y a là un abus épouvantable qui doit cesser : déjà cet abus a été ébranlé par l’Echo de la Fabrique ; les droits des ouvriers ont été mieux respectés, et chaque jour les méfaits sont plus rares : la publicité seule peut en empêcher le retour. Mais cette publicité deviendra-t-elle diffamation au gré des coupables d’abus, et pourront-ils à leur gré entraver la plus précieuse de nos libertés, dans l’exercice de son plus saint devoir, la défense des infortunés ! Non, messieurs, signaler les abus est un droit, en nommer les auteurs est un devoir. L’exercice de ce droit, l’accomplissement de ce devoir porte atteinte à l’honneur ou à la considération de quelques personnes, tant mieux : ce sera une peine, et cette peine est nécessaire pour réprimer cette foule de délits ou quasi-délits qui échappent à la répression de nos lois. « Nous pensons donc que le journal l’Echo de la Fabrique peut publier tous les abus qui lui sont dénoncés, en. nommer les auteurs sans qu’on puisse l’accuser de diffamation. « Il ne nous reste, messieurs, que quelques mots à ajouter à notre défense ; nous avons à répondre à un reproche qui nous a été fait [4.1]devant les premiers juges, et qui, nous aimons à l’espérer, ne sera pas reproduit devant la cour. M. le procureur du roi a saisi l’occasion de cette plainte en diffamation pour attaquer les principes politiques du journal ; il s’est efforcé de prémunir les ouvriers contre ses doctrines qu’il appelait dangereuses ; il a évoqué les sanglantes horreurs de 93 et les a montrées comme conséquences inévitables du triomphe du principe démocratique : ce langage nous a paru peu généreux et surtout un hors-d’œuvre ; aujourd’hui nous répondons, puisque nous ne le pûmes alors, que le journal l’Echo de la Fabrique pousse à la démocratie, parce que, dans sa conviction, elle peut seule amener la complète émancipation des travailleurs ; voila tout le secret de ses principes politiques (Applaudissemens). Au surplus, quels que soient ces principes, ils n’ont pas été traduits à votre barre et il n’y a pas lieu de s’en occuper davantage ; ne voyez donc dans M. Berger, gérant du journal, qu’un de vos justiciables qui vient vous demander la réformation d’une sentence ; il l’espère de vos lumières et de votre sagesse. » Me Seriziat réplique, insistant toujours avec une ténacité sans exemple sur l’erreur commise par la substitution du nom de Pellin et Bertrand à ceux d’autres négocians. Il affecte de confondre cette erreur involontaire de rédaction avec une faute d’impression, à l’effet de faire ressortir une prétendue contradiction de la part du rédacteur qui, dans le numéro 8, et à propos d’un article intitulé : « Le Courrier de LyonCourrier de Lyon et le conseil des prud’hommes », accuse ce journal de supercherie vu l’omission présentée par lui comme résultat d’une erreur typographique. Me Seriziat répète encore (ce qui excite les murmures de l’auditoire) que les ouvriers doivent avoir de la subordination envers les négocians. Me Chanay se lève et réplique en ces termes : « Je ne veux pas, messieurs, rentrer dans l’examen de la théorie de la vie privée et de la vie publique, mes argumens sont encore présens à vos esprits, et pour ne pas abuser de vos momens, je me garderai de les reproduire ; je dirai seulement, sur cette publicité dont on vous fait un crime, que des conventions sont la propriété des parties contractantes, qu’elles peuvent, suivant leur caprice, les publier ou les tenir secrètes ; ainsi M. Barnoux a souscrit des conventions, elles sont onéreuses pour lui, il est fidèle à la foi promise, il les exécute, mais il lui plaît de les publier, quelles que soient les intentions qu’on lui suppose, on ne peut l’empêcher d’user d’un droit ; si l’autre partie contractante redoute la publicité donnée à ces conventions, si la considération en souffre, c’est un malheur, mais à qui l’imputer ? Elle ne devait pas faire sa condition meilleure aux dépens de l’autre partie, elle ne devait pas lui imposer des charges si onéreuses et contraires à l’usage de la fabrique ; elle devait se rappeler qu’on ne doit faire dans le secret que ce qu’on peut avouer au grand jour. Or, MM. Pellin et Bertrand ont souscrit des conventions qu’ils proclament très légales, pourquoi donc s’offensent-ils de la publicité qu’on leur donne ? M. Barnoux a voulu cette publicité, c’était son droit, il l’a demandée au journal, il a dû l’obtenir. Que MM. Pellin et Bertrand reconnaissent donc que les conventions faites avec M. Barnoux sont écrasantes, et qu’il y a injustice à les lui imposer, ou bien s’ils prétendent qu’elles lui sont favorables et qu’elles sont légales, qu’ils ne s’irritent pas de la publicité qui leur est donnée et ne la poursuivent pas comme une diffamation. » Me Chanay rentre ensuite dans l’examen des trois articles incriminés, répond en peu de mots aux objections nouvelles de son adversaire, et finit ainsi : « Si MM. Pellin et Bertrand, ainsi que le dit leur défenseur, tiennent tant à gagner et conserver l’estime et l’amitié des ouvriers ; ils le peuvent facilement, et le moyen est bien simple, qu’ils donnent un prix de façon égal à celui donné par les autres fabricans, qu’ils ne mettent plus à la charge de leurs ouvriers les frais de laçage et de tirelle, et se soumettent à la jurisprudence des prud’hommes ; cette estime et cette amitié qu’ils ambitionnent leur seront facilement acquises ; qu’ils persistent ensuite dans ces voies de justice et l’Echo de la Fabrique n’aura plus à enregistrer leurs noms dans ses colonnes. » Les plaidoiries étant terminées, M. Delatournelle prend la parole au nom du ministère public. Ce magistrat [4.2]paraît regretter de ne pouvoir requérir une peine, vu le défaut d’appel du procureur du roi. Il tonne contre l’Echo de la Fabrique. Si ce journal, dit-il, ne peut vivre qu’en faisant du scandale, eh bien ! qu’il meure ! M. Delatournelle oublie de tracer la ligne de démarcation qui doit exister entre la répression des abus par la voie de la presse, répression qui ne peut avoir lieu qu’en signalant les auteurs de ces mêmes abus, et le scandale qui exploite la vie privée. Suivant lui, c’est entrer dans le domaine de la vie privée que de dévoiler la conduite d’un négociant envers ses ouvriers, et à ce sujet il lance à Me Chanay (qui n’en paraît nullement ému) une mercuriale ; il lui reproche d’oublier son caractère, de prêcher la révolte contre la loi, et de soutenir des doctrines étranges sur le droit des ouvriers. Il conclut dans le sens de l’avocat de MM. Pellin et Bertrand. On remarque que toutes les fois qu’il parle de ces derniers il dit messieurs, mais il ne se sert que du mot sieur en parlant des citoyens Berger, Manarat et Barnoux, ou bien encore il les appelle par leur nom tout court. Le président donne l’ordre d’évacuer la salle. Après une délibération de trois quarts d’heure environ, l’audience est reprise, et la cour, « adoptant les motifs des premiers juges, confirme purement et simplement le jugement dont est appel. » Dans un prochain numéro nous envisagerons cet arrêt dans ses résultats. Nota. Les ouvriers n’ont pas vu sans déplaisir une fleur de lis sur le couvercle de la grille qui est dans la salle où s’est jugée cette affaire. Il leur semblait que juillet avait proscrit cet emblême.
Variétés.
Fait curieux arrivé à la hague. – Par un temps calme, la mer s’est retirée à une si grande distance, que, dans la rade de ce port, elle a laissé entièrement à sec l’endroit où plusieurs des vaisseaux du célèbre Tourville furent brûlés ou coulés par l’escadre de l’amiral Russell, contre laquelle, le jour précédent, 29 mai 1692, l’escadre française avait soutenu avec éclat un combat très inégal. Les carcasses des bâtimens étaient encore bien conservées, et dans l’intervalle des deux marées, il a été possible de retirer six pièces de canon et plusieurs charretées de boulets. Ces objets sont dans un bon état de conservation, malgré un séjour de 141 ans au fond de la mer. Longévité. – Mlle Bosey vient de mourir à Fruges (Pas-de-Calais), à l’âge de 116 ans. Police de ParisParis en 1832. – Elle a arrêté cette année 77,543 individus, dont 26,653 femmes. Elle a ramassé, 25,702 personnes ivres, dont 10,291 femmes. Les magistrats ont condamné 23,458 personnes, dont 7,406 femmes ; ils ont livré aux tribunaux 3,656 individus. En 1832, on a arrêté 4,719 individus de plus que l’année précédente.
Notes (Alliance industrielle et commerciale entre la...)
L'Ami de la Charte. Journal politique, littéraire et d'avis de Nantes, publié depuis 1819.
Notes ( Littérature.)
L'École des communes ou Bulletin des lois et ordonnances développées... à l'usage des maires, publié à Paris depuis 1832.
Notes ( AVIS DIVERS.)
Le Journal des femmes. Gymnase littéraire était publié à Paris depuis mai 1832. Toutefois le premier journalisme féminin prend alors plutôt son essor dans La Femme libre, publié à partir de mai 1832. Ce journal allait permettre à d’anciennes sympathisantes saint-simoniennes, Jeanne-Désirée Véret ou Suzanne Voilquin de commencer à publier des textes nouveaux dénonçant l’assujettissement des femmes qu’organisait le Code de 1804 et développant de nombreuses propositions sur l’instruction, l’indépendance économique, l’assouplissement des règles civiles du mariage. À Lyon, c’est un peu plus tard, à l’automne 1833, que Le Conseiller des femmes, d’Eugénie Niboyet va développer une tentative similaire.
Notes ( SUPPLÉMENT AU N° 20. PROCÈS DE L’ECHO DE LA FABRIQUE.)
Le Pauvre Jacques. Journal philosophique, anecdotique et littéraire de Sainte-Pélagie avait été publié en 1829-1830. Une feuille similaire existait à Lyon en 1830-1831, Le Pauvre Jacques lyonnais. Journal de Saint-Joseph.
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