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19 mai 1833 - Numéro 20
 
 

 



 
 
    
SUPPLÉMENT AU N° 20.
PROCÈS DE L’ECHO DE LA FABRIQUE.

COUR D’APPEL DE LYON (8 mai 1833.)

[1.1]A onze heures la cour entre en séance ; elle est composée de MM. Acher, président, Luquet, Jullien, Bréghot du Lut, Capelin et Varenard ; les fonctions du ministère public sont remplies par M. de Latournelle. La cause est appelée. M. Berger, gérant, et M. Marius Chastaing, rédacteur en chef de l’Echo de la Fabrique, prennent place à côté de Me Chanay, avocat. Une foule d’ouvriers encombre l’auditoire dont l’exiguité est remarquable.

La parole est donnée à Me Seriziat, avocat des plaignans ; il est assisté du sieur Pellin.

MM. Pellin et Bertrand, dit-il, ont été diffamés d’une manière scandaleuse par l’Echo de la Fabrique. Ce journal a manqué à sa mission, c’est un véritable poison. Au lieu de réconcilier les ouvriers et les fabricans, il les éloigne, il soutient des doctrines incendiaires, il s’élève chaque jour contre la subordination que les ouvriers doivent avoir pour les négocians qui sont leurs chefs naturels. Entrant ensuite dans l’examen des faits prétendus diffamatoires, Me Seriziat établit que l’honneur de ses cliens est gravement inculpé dans le premier article ayant pour titre : « Abus des supplémens de salaire portés sur les livres comme bonifications. » Il ne trouve pas dans l’erratum qui a suivi immédiatement une réparation suffisante, il pense que ce n’est que par des affiches en tel nombre qu’il plaira à la cour que le dommage causé à Pellin et Bertrand peut être complètement réparé. Quant à l’article de rectification intitulé l’Erratum renouvellé, inséré dans le numéro 9 du journal, il ne croit pas qu’il puisse ni suppléer à la publicité des affiches, ni influer sur l’esprit de la cour. Il y avait instance lorsqu’il a paru. Me Seriziat trouve encore le délit de diffamation dans le second article sous la rubrique Réclamations ayant trait à Manarat. Les premiers juges en renvoyant d’instance sur ces deux chefs le gérant de l’Echo, ont mal jugé suivant lui, et il conclut à la réformation du jugement dont est appel. Arrivant au troisième article pour lequel M. Berger a été condamné, Me Seriziat demande la confirmation du jugement sur ce point, et de plus l’affiche de l’arrêt à intervenir.

Me Chanay présente ainsi la défense de M. Berger :

« Messieurs, devant les premiers juges nous nous sommes présentés pour défendre à la plainte en diffamation de MM. Pellin et Bertrand ; ils faisaient résulter cette diffamation de trois, articles du journal. Sur le premier article une rectification avait été faite dans le premier n° qui suivit le n° incriminé, elle fut réitérée ; à l’audience par M. Berger, il expliqua que ce n’était qu’une erreur de rédaction ; que MM. Pellin et Bertrand n’étaient pas plus connus du rédacteur que ceux auxquels appartenait le fait que signalait le journaliste ; que dès-lors il est bien évident que c’était par une erreur toute involontaire que les noms de MM. Pellin et Bertrand avaient été mis. Depuis le jugement qui a renvoyé le gérant de ce chef de la plainte, une satisfaction complète a été donnée à MM. Pellin et Bertrand : on s’était récrié devant les premiers juges contre le laconisme de la première rectification ; on a dû être satisfait de la seconde (Voy. l’Echo, n° 9). M. Berger n’était pas obligé à cette seconde rectification puisque le tribunal avait jugé la première suffisante ; il l’a cependant faite parce qu’il s’y est cru moralement obligé, et lorsqu’il croit avoir des devoirs à remplir, il n’attend pas les ordres de la justice. Sur le second article, les premiers juges ont pensé qu’il y avait eu légèreté mais non diffamation, à publier comme décision des prud’hommes un arrangement qui, à la vérité, n’avait eu lieu que par suite de citation et conformément à la jurisprudence des prud’hommes, mais qui cependant avait été amiable. [1.2]Enfin le tribunal a pensé que la simple énonciation que des négocians étaient en contravention à la jurisprudence des prud’hommes, quoique la contravention fût prouvée, était une diffamation, il a en conséquence condamné à raison de ce dernier article le gérant du journal à cinquante francs d’amende et aux dépens, et ordonné l’insertion du jugement dans l’un des numéros du mois.

Nous avons appelé de ce jugement, mais vous le remarquez, Messieurs, ce n’est pas la gravité de la condamnation qui a motivé notre appel ; de plus hauts intérêts nous l’ont commandé. Une question vitale pour l’Echo de la Fabrique ressort nécessairement de cette simple poursuite en diffamation ; son existence est mise en question ; confirmez le jugement dont est appel et le journal meurt sous le coup de votre arrêt ; car les auteurs des abus qu’il a mission de combattre et qu’il combattra le poursuivront comme diffamateur, et le succès de cette audience légitimera d’autres succès ; on étouffera les plaintes des ouvriers, on les comprimera jusqu’à ce qu’enfin elles fassent de nouveau une épouvantable explosion ; alors il ne sera plus temps de reconnaître un droit qu’on aura forcé à une pareille manifestation. Vous le voyez, Messieurs, la cause est d’une haute importance : devant les premiers juges nous nous étions contentés de soutenir que nous n’avions pas diffamé ; que les faits publiés n’offraient rien qui, suivant l’art. 13 de la loi de 1819, pût porter atteinte à l’honneur ou à la considération de nos adversaires ; aujourd’hui nous irons plus loin ; nous espérons démontrer d’abord qu’il n’y a pas diffamation, et nous essayerons ensuite d’établir que quelque diffamatoires que puissent être ces faits, il est de notre droit, de notre devoir de les signaler.

« Ainsi deux questions à examiner : l’article qui a motivé notre condamnation, constitue-t-il la diffamation ?

« En admettant que les faits dont s’agit portent atteinte à l’honneur et à la considération de ceux auxquels ils sont imputés, peuvent-ils être publiés par l’Echo de la Fabrique ?

« Nous aurions bien voulu, Messieurs, ne pas fatiguer votre attention et entrer de suite dans la discussion des deux questions indiquées, mais nos adversaires ont cru devoir interjeter appel ; le succès obtenu ne leur a pas suffi, ils veulent un triomphe complet et nous forcent de renouveler sur les deux premiers chefs de la plainte une défense que les premiers juges avaient cru complète. »

Me Chanay discute en peu de mots les deux premiers chefs de la plainte ; les deux articles dont se plaignaient MM. Pellin et Bertrand avaient été déclarés non coupables par le tribunal ; il n’a pas cru devoir s’appesantir sur leur justification.

Il passe au troisième article incriminé dans lequel le rédacteur signale MM. Pellin et Bertrand comme contrevenans à la jurisprudence des prud’hommes :

« Y a-t-il diffamation dans l’article condamné par le tribunal correctionnel ? Pour résoudre cette question il faut consulter la loi de 1819. L’art. 13 porte « que toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou, du corps auquel le fait est imputé, est une diffamation. » Mais quand y a-t-il atteinte portée à l’honneur ou à la considération ? La loi laisse aux juges la faculté de résoudre cette question ; seuls ils apprécient les circonstances caractéristiques de la diffamation. Nous ne pouvons nous empêcher d’observer que la loi laisse trop de latitude aux juges ; car les hommes sont variables dans l’appréciation d’un fait, et tel tribunal pourra déclarer diffamatoire un langage qui pour d’autres juges ne serait que léger, irréfléchi. La diffamation est de sa nature un délit presque insaisissable, les meilleurs esprits sont en désaccord sur ce qui la constitue ; le silence de la loi est donc, selon nous, un vice ; mais dans le silence des lois on doit consulter la raison, cette souveraine de tous les actes humains. Or, si je consulte la raison, je sais que lorsque j’impute un vol à quelqu’un, je porte atteinte à son honneur, à sa considération, je commets le délit de diffamation ; si au contraire je ne signale qu’un vice, si, par exemple, je dis publiquement que mon voisin est un avare, certainement il n’y aura pas diffamation, et cependant il me semble que je porte atteinte à la considération dont il jouit. Si j’accuse publiquement quelqu’un d’avoir violé des conventions qu’il avait librement souscrites, je l’accuse d’avoir manqué à la foi promise, je porte atteinte à son honneur, à sa considération, je diffame ; mais si je dis, d’un avoué, par exemple, qu’au mépris du tarif il n’alloue aux huissiers que les deux tiers de leurs émolumens, il me semble qu’il n’y a dans l’imputation de ce fait, rien qui porte atteinte à l’honneur et à la considération de l’avoué, parce que chacun sait qu’il n’a pu le faire que du consentement de l’huissier, qui, s’il l’eût voulu, pouvait ne se soumettre à aucune réduction. Or, le journal l’Echo de la Fabrique a dit que MM. Pellin [2.1]et Bertrand étaient en contravention à la jurisprudence des prud’hommes, il a dit vrai, mais ce fait n’est pas attentatoire à l’honneur ni à la considération de MM. Pellin et Bertrand. Pourquoi ? Parce qu’ils ont été libres de ne contracter qu’aux conditions qu’ils jugeaient convenables ; de son côté l’ouvrier qui traitait avec eux était libre de repousser ces conditions. Sans doute de pareilles conventions dénotent un esprit mercantile avide de gain ; mais MM. Pellin et Bertrand doivent-ils s’effrayer de pareilles imputations ?

« Un moyen sûr de juger s’il y a atteinte portée à l’honneur ou à la considération d’un individu ; la pierre de touche, selon moi, de la diffamation, c’est de s’enquérir si le plaignant avoue ou désavoue le fait qui lui est imputé : si le fait est désavoué, si le plaignant tient à repousser loin de sa tête le simple soupçon d’en être l’auteur, il y a forte présomption de diffamation ; mais si le fait n’est pas dénié, si on le proclame comme un droit, il est évident que son imputation n’est pas une diffamation : celui qui se plaint est le meilleur juge en pareille matière ; mieux que personne, il sait si son honneur ou sa considération doivent souffrir du fait imputé ; si donc il avoue le fait, s’il le déclare un droit, il reconnaît que ce fait est licite, qu’il n’est pas réprimé par les lois ; dès-lors la publicité donnée à ce fait licite n’est pas une atteinte portée à l’honneur et à la considération de celui auquel le fait est attribué. Or MM. Pellin et Bertrand ne nient pas et ne peuvent nier le fait que nous leur imputons : ils ont soutenu devant les premiers juges, et peut-être soutiendront-ils encore aujourd’hui que ce fait est très licite ; qu’ils ont été libres de faire avec un chef d’atelier telles conventions qu’ils ont jugées convenables ; que le libre assentiment de l’ouvrier les protège contre toute censure. Nous savons qu’en droit rigoureux ils ont pu le faire ; aussi nous nous sommes contentés d’exprimer le fait, et nous avons seulement dit que les prud’hommes mettaient à la charge du fabricant les frais de tirelle et de laçage, et que MM. Pellin et Bertrand faisaient supporter ces frais à leurs ouvriers ; que dès-lors MM. Pellin et Bertrand étaient en contravention à la jurisprudence des prud’hommes.

« Dire que quelqu’un est en contravention à la jurisprudence des prud’hommes, est-ce porter atteinte à son honneur, à sa considération ! Non certainement : nous concevrions la diffamation si on portait contre quelqu’un l’accusation d’un délit ou même d’un quasi-délit, si on lui imputait une violation de la loi ; mais dire qu’il est en contravention à la jurisprudence d’une cour d’appel, d’un tribunal, voire même d’un conseil de prud’hommes, c’est l’accuser non pas d’un délit ou d’un quasi-délit, mais seulement d’une erreur de droit ; c’est l’accuser de combattre la jurisprudence d’une cour, d’un tribunal, de faire ce qui se fait tous les jours au barreau, de critiquer une opinion, qui, quoique infiniment respectable, n’est cependant qu’une opinion. Ainsi MM. Pellin et Bertrand peuvent bien faire des conventions contraires à la jurisprudence des prud’hommes sans commettre même un quasi-délit, et nous, nous pouvons aussi, sans délit, signaler à tous cette contravention, parce qu’elle pourrait plus tard appeler de nombreux imitateurs ; nous devons la publier pour étouffer les résultats funestes qui pourraient en découler ; nous la publions pour avertir ceux qui se laissent imposer d’aussi onéreuses conditions, qu’ils ont des juges et que ces juges sauront les briser dès qu’on osera les leur dénoncer.

« Ainsi, s’il est évident, et nous le proclamons nous-mêmes, que la contravention que nous reprochons à MM. Pellin et Bertrand, n’est pas même un quasi-délit, il est bien évident que lui donner de la publicité, ce n’est pas porter atteinte à leur honneur et à leur considération, ce n’est pas les diffamer.

« Pour nous déclarer diffamateurs les premiers juges se sont appuyés sur un motif que nous devons mettre de nouveau sous les yeux de la cour.

« Considérant, disent-ils, que l’un des élémens d’un négociant, étant son exactitude à se conformer aux règles du commerce et aux décisions de l’autorité instituée pour régler ses obligations envers les ouvriers qu’il emploie, c’est nécessairement porter atteinte à sa considération que du le signaler à l’opinion publique comme méprisant les décisions qu’il doit respecter. »

« Les premiers juges me semblent avoir commis une erreur ; les élémens du crédit d’un négociant sont, selon moi, une probité sévère, une administration sage et modeste de sa maison, une exactitude scrupuleuse à remplir ses engagemens et surtout une grande ponctualité dans les paiemens. Que la marchandise qu’il livre soit conforme à la commission, que ses paiemens ne se fassent jamais attendre, voila tout ce qu’on lui demande ; on s’inquiète peu qu’il ait ou non des débats judiciaires avec ses ouvriers, on s’inquiète peu qu’il soit avec eux d’une parcimonie avare ; ou plutôt on le désire, car le capitaliste qui soutient la maison d’un fabricant voit toujours avec plaisir la diminution du prix de fabrication ; en effet, plus la maison qu’il commandite obtient d’économie sur les ouvriers, plus [2.2]ses bénéfices sont grands et plus les capitaux engagés dans cette maison deviennent consolidés. Ainsi, loin de nuire à MM. Pellin et Bertrand, nous leur avons prêté aide et secours ; nous avons appris à tous qu’ils ajoutaient encore à leurs énormes bénéfices par des prélèvemens faits sur le salaire déjà si minime des ouvriers ; nous les avons présentés dans une position pécuniaire bien plus favorable que celle des autres fabricans, puisque ces derniers supportent des charges auxquelles MM. Pellin et Bertrand savent se soustraire ; nous leur avons ainsi conquis la confiance des capitalistes. Au lieu de nous jeter à la face l’épithète de diffamateurs, ils auraient dû nous voter des actions de grâce. Qu’on ne s’y méprenne pas, le crédit d’un négociant ne peut être ébranlé par des accusations d’économie. Ah ! si nous eussions dit que MM. Pellin et Bertrand laissaient protester leurs billets à leur échéance, qu’ils ne pouvaient ou ne voulaient pas payer leurs ouvriers, notre langage aurait pu ébranler leur crédit, et le considérant des premiers juges serait vrai ; il serait essentiellement applicable à la cause : nous serions punissables, et nous n’eussions pas même songé à repousser de nos têtes une condamnation méritée.

« Mais non, nous n’avons pas porté atteinte à leur honneur et à leur considération ; nous avons seulement empêché pour l’avenir qu’ils fissent aux dépens des ouvriers d’énormes bénéfices, nous avons dit, ou plutôt M. Barnoux, dont nous ne sommes que l’organe, a dit aux ouvriers : Le conseil des prud’hommes met à la charge du fabricant les frais de laçage et de tirelle ; MM. Pellin et Bertrand font peser ces frais sur les ouvriers ; pour les ramener à la loi commune, refusez de travailler pour eux. Notre langage, vous le voyez, messieurs, n’a pas été diffamateur ; nous avons seulement froissé les intérêts de MM. Pellin et Bertrand, pour protéger les intérêts plus sacrés de la fabrique lyonnaise tout entière ; ceux des ouvriers d’abord qui, grâce à nos efforts, obtiennent un salaire plus en harmonie avec leurs pénibles travaux, ceux ensuite de la quasi-généralité des fabricans qui, supportant des frais auxquels d’autres plus adroits savent échapper, ne peuvent soutenir une concurrence qui, plus tard, pourrait être ruineuse ; nous avons combattu des exactions qui promettaient à leurs auteurs de donner leur marchandise à plus bas prix et du porter ainsi un coup funeste à l’industrie des autres fabricans ; nous pouvons donc, avec orgueil, dire que nous avons contribué à ramener tous les fabricans au grand principe de l’égalité qui, en matière commerciale comme en matière politique, est le seul vraiment tutélaire.

« Ainsi, au lieu de condamner le gérant du journal l’Echo de la Fabrique comme diffamateur, les premiers juges auraient dû déclarer qu’il avait bien mérité de la cité ; et si les haines de MM. Pellin et Bertrand étaient à redouter (ce que je ne pense pas), M. Berger aurait fait preuve de courage, puisque sans s’enquérir de la puissance des noms, il s’est hâté de combattre des abus éminemment destructeurs de l’industrie lyonnaise.

« Le journal l’Echo de la Fabrique peut-il donner de la publicité aux griefs des ouvriers contre les fabricans, sans s’inquiéter des conséquences plus ou moins défavorables de ces derniers ?

« Cette question, vous le voyez, messieurs, est vitale pour l’Echo de la Fabrique ; et la résoudre négativement c’est le frapper de mort. Pour bien apprécier une question si importante, il est nécessaire d’exposer les causes et le but de la création du journal, nous trouvons ces causes et ce but clairement développés dans son prospectus. »

Ici Me Chanay fait lecture du prospectus ; il continue en ces termes :

« Ce journal manquait à notre population ouvrière ; il lui fallait un organe spécial, un défenseur actif de ses intérêts matériels, une tribune de laquelle elle pût hautement proclamer ses droits, exposer ses griefs et formuler ses vœux ; des hommes généreux et dévoués l’ont élevée cette tribune ; ils ont mis en commun leurs économies ; ils ont emprunté au produit si faible d’un travail cependant si pénible. Quelques hommes philantropes sont aussi venus en aide à cette noble entreprise. Je ne vous les citerai pas, quoiqu’avec raison l’Echo de la Fabrique pût s’enorgueillir de leur patronage.

« Tous les intérêts industriels ont trouvé dans lui un organe énergique et dévoué : signaler tous les abus, les poursuivre sans relâche, telle a été sa mission, il l’a remplie avec talent et modération, et dans sa polémique, il s’est toujours distingué par un respect des convenances que méconnaissent souvent tant d’autres journaux, et plus d’une fois le journal prolétaire a surpris les journaux du pouvoir en flagrant délit d’injure et de grossier langage.

« Fidèle à la bannière qu’il a élevée, le journal l’Echo de la Fabrique n’a jamais fait invasion dans le domaine de la politique ; il n’a abordé que des questions de sa compétence ; tous ses efforts ont tendu constamment à l’émancipation de l’industrie. Je pourrais mettre sous les [3.1]yeux de la cour plusieurs articles dans lesquels les plus hautes questions sont traitées avec une supériorité qu’on admire, mais dont on ne s’étonne pas.

« Ainsi, intérêts généraux, intérêts particuliers trouvèrent toujours dans le journal protection et appui : mais pour protéger des intérêts généraux il faut souvent froisser des intérêts particuliers ; pour combattre utilement les abus il faut les signaler ; pour jouir efficacement d’un droit, il faut avoir les moyens d’en user. Or, comment user de ce droit, comment combattre utilement les abus si l’on ne nomme pas ceux qui les commettent, si on ne les frappe pas d’un rappel à l’ordre à la face de la nation ?

« La vie privée des citoyens, peut-on dire, doit être murée : ce principe né avec la liberté de la presse est sage, mais il faut se garder de l’étendre outre mesure, il faut le renfermer dans de justes bornes et craindre qu’en voulant ne pas irriter quelques amours-propres, on ne sacrifie l’intérêt public, qui seul cependant a le droit de demander des sacrifices ; il faut craindre d’immoler la plus précieuse de nos libertés, celle qui les résume toutes, à de vaines considérations de politesse et de convenances. Oui la vie privée des citoyens doit être murée, et nous aimons à proclamer nous-mêmes ce principe éminemment conservateur de la paix et de la concorde entre les citoyens ; mais qu’entend-on par ces mots vie privée ? On entend les rapports de famille à famille, d’un père avec ses enfans, son épouse, les relations de l’amitié, du bon voisinage ; ainsi le citoyen au sein de sa famille peut faire ce que bon lui semble, et l’écrivain doit se garder de soulever le voile qui le dérobe aux regards ; puissance maritale, puissance paternelle doivent être sacrées pour le journaliste ; tous les actes qui s’y rattachent doivent être respectés, et quelles que soient les indiscrétions de la famille, la presse ne peut s’en emparer sans délit. Mais lorsque les actes du citoyen se manifestent au dehors, lorsque ses rapports avec les autres citoyens intéressent la société, ils cessent d’appartenir à sa vie privée, ils appartiennent a sa vie publique, et cette vie publique rentre dans le domaine de la presse ; car il ne faut pas croire que le fonctionnaire public soit exposé seul à ses censures, tous les citoyens y sont soumis, et semblable à ces magistrats qui dans l’ancienne Rome veillaient à la conservation des mœurs, la presse domine la société, elle suit d’un œil attentif tous les actes des hommes et les signale à la nation, soit qu’ils encourent le blâme, soit qu’ils appellent la louange. C’est là son droit. Et combien ce droit est plus incontestable lorsque les actes touchent à l’intérêt général, lorsqu’une classe nombreuse de citoyens peut en éprouver un immense préjudice, lorsque ces faits peuvent exercer sur une cité la plus funeste influence.

« Or, nierait-on que les faits pour lesquels nous sommes poursuivis n’aient une influence immense sur la prospérité de notre cité, qu’ils ne se rattachent aux intérêts les plus généraux ? A-t-on oublié que cette fixation du salaire a enfanté nos douloureuses journées de novembre ? Et aujourd’hui on viendra dire que c’est de la vie privée, que ces actes sont sacrés pour nous, que nouvelle arche sainte, le journal ne peut y porter la main sans être frappé de mort : Non, messieurs, ce langage serait une dérision amère ; il n’obtiendra pas créance auprès de nous.

« Veut-on ne nous accorder le droit de signaler les abus qu’à la charge de taire le nom des personnes ? On nous expose alors aux justes plaintes d’une foule de fabricans qui craindraient d’être crus les auteurs des abus que nous dénonçons ; ils s’empresseraient de repousser la solidarité de blâme qui rejaillirait sur eux, et de demander cette publicité de noms que vous nous défendez : ils feraient ce que déjà ils ont fait ; car voici une lettre qui nous fut écrite, parce que, par une pruderie ridicule, nous avions cru ne devoir publier que les lettres initiales des noms. »

Me Chanay donne lecture d’une lettre de M. Galle, insérée dans le n° 13 du journal (22 janvier 1832), par laquelle ce négociant se plaint que l’on ne signale pas par leur nom propre les négocions prévaricateurs, d’où il résulte, dit M. Galle, de perpétuelles équivoques ; au bas de cette lettre se trouve une note du rédacteur feu Vidal) dans laquelle il prend l’engagement de s’abstenir dorénavant d’initiales et de nommer en toutes lettres ceux qui auront méfait.

« Ainsi nous avons donc été forcés à user d’un droit rigoureux, de publier les noms de ceux qui se permettaient des conventions réprouvées par la fabrique : nous y avons été contraints, d’abord dans l’intérêt des ouvriers dont la défense est notre mission spéciale, ensuite dans l’intérêt même des négocians ; car pour eux il y va de leur honneur et de leur fortune ; de leur honneur, puisque avec raison ils ne veulent pas être réputés inhumains et toujours prêts à exploiter la misère [3.2]des ouvriers ; de leur fortune, puisque tous se soumettent à des frais égaux de fabrication, tous pourront avoir des chances égales de bénéfices.

« Si nous ne pouvions publier les noms, quels moyens resteraient aux ouvriers pour obtenir justice ? Le conseil des prud’hommes ? Je dois vous faire connaître les conséquences pour un ouvrier d’une citation donnée à un fabricant ; le fabricant fait droit à la réclamation sans même se présenter devant les prud’hommes, mais il cesse de donner de l’ouvrage à l’ouvrier qui, signalé dans les magasins, n’en obtient qu’à force de démarches et de sollicitations, et quelquefois n’en obtient point du tout ; ainsi son appel à la justice ne fait qu’aggraver sa position, tandis que le fabricant n’a qu’à changer d’ouvrier et peut de nouveau imposer les conditions les plus onéreuses. La publicité est une peine, elle peut donc seule protéger utilement les ouvriers. Ces ouvriers peuvent publier leurs conventions ; parties contractantes, ils peuvent les tenir secrètes ou les publier à leur gré ; si ces conventions leur causent des griefs, ils ont le droit incontestable de faire connaître ces griefs et de faire entendre leurs plaintes ; c’est le seul moyen puissant de répression, et il n’est, je crois, encore venu à personne la pensée de considérer comme une diffamation les plaintes d’une victime contre son oppresseur. Or, le journal n’a été que l’organe de personnes qui avaient subi des conditions onéreuses et qui voulaient s’en affranchir pour l’avenir : le journal devait accueillir leurs plaintes, c’était un devoir à accomplir ; s’y refuser c’eût été faillir à sa noble mission.

« Interdire aujourd’hui à l’Echo de la Fabrique de remplir cette mission telle qu’il la comprend et telle que tous la comprennent ou doivent la comprendre ; c’est l’arrêter dans son utile carrière, c’est violer la loi sur la liberté de la presse : car cette loi nous protège et nous pouvons invoquer des précédens.

« Avant l’Echo de la Fabrique d’autres journaux s’étaient déjà voués à la défense exclusive d’une classe de citoyens : ainsi le Pauvre Jacques1, journal des prisons, s’était posé le défenseur des détenus pour dettes ; chaque jour il dévoilait la cupide avarice jetant pour un peu d’or des pères de famille dans les fers et les y retenant au mépris des saintes lois de l’humanité. Ce journal était bien essentiellement diffamateur dans l’opinion de nos adversaires ; il nommait les détenus et surtout ceux qui les détenaient : c’était avec intention qu’il les flétrissait ; il portail bien atteinte à l’honneur et à la considération des personnes qu’il attachait ainsi au pilori de l’opinion publique ; et cependant aucune poursuite ne fut faite par ceux qui étaient ainsi livrés au mépris de leurs concitoyens. Le ministère public lui-même, aux mains duquel est remis le soin de défendre la société, n’a pas songé à poursuivre le Pauvre Jacques. C’est que le Pauvre Jacques usait d’un droit, et personne n’a pensé à le lui contester. Or, ce même droit appartient à l’Echo de la Fabrique ; car ce sont aussi de pauvres détenus à défendre que ces pauvres ouvriers renfermés de longues heures pour gagner péniblement une chétive nourriture : ce sont aussi des usuriers à combattre que ces quelques négocians qui spéculent sur la misère des ouvriers et leur retranchent d’autant plus de leur salaire que leurs besoins sont plus pressans, que leurs angoisses sont plus cruelles ; il faut flétrir ces collaborations d’ouvriers et fabricans qui élèvent les uns en peu d’années à toutes les jouissances de la fortune, et mènent les autres en peu d’années aussi à mourir à l’hôpital jeunes encore, mais vieillis et usés de travaux et de misères. »

Une vive sensation a lieu dans l’auditoire ; des applaudissemens se font entendre ; ils sont aussitôt réprimés à la voix du président.

« Il y a là un abus épouvantable qui doit cesser : déjà cet abus a été ébranlé par l’Echo de la Fabrique ; les droits des ouvriers ont été mieux respectés, et chaque jour les méfaits sont plus rares : la publicité seule peut en empêcher le retour. Mais cette publicité deviendra-t-elle diffamation au gré des coupables d’abus, et pourront-ils à leur gré entraver la plus précieuse de nos libertés, dans l’exercice de son plus saint devoir, la défense des infortunés ! Non, messieurs, signaler les abus est un droit, en nommer les auteurs est un devoir. L’exercice de ce droit, l’accomplissement de ce devoir porte atteinte à l’honneur ou à la considération de quelques personnes, tant mieux : ce sera une peine, et cette peine est nécessaire pour réprimer cette foule de délits ou quasi-délits qui échappent à la répression de nos lois.

« Nous pensons donc que le journal l’Echo de la Fabrique peut publier tous les abus qui lui sont dénoncés, en. nommer les auteurs sans qu’on puisse l’accuser de diffamation.

« Il ne nous reste, messieurs, que quelques mots à ajouter à notre défense ; nous avons à répondre à un reproche qui nous a été fait [4.1]devant les premiers juges, et qui, nous aimons à l’espérer, ne sera pas reproduit devant la cour. M. le procureur du roi a saisi l’occasion de cette plainte en diffamation pour attaquer les principes politiques du journal ; il s’est efforcé de prémunir les ouvriers contre ses doctrines qu’il appelait dangereuses ; il a évoqué les sanglantes horreurs de 93 et les a montrées comme conséquences inévitables du triomphe du principe démocratique : ce langage nous a paru peu généreux et surtout un hors-d’œuvre ; aujourd’hui nous répondons, puisque nous ne le pûmes alors, que le journal l’Echo de la Fabrique pousse à la démocratie, parce que, dans sa conviction, elle peut seule amener la complète émancipation des travailleurs ; voila tout le secret de ses principes politiques (Applaudissemens). Au surplus, quels que soient ces principes, ils n’ont pas été traduits à votre barre et il n’y a pas lieu de s’en occuper davantage ; ne voyez donc dans M. Berger, gérant du journal, qu’un de vos justiciables qui vient vous demander la réformation d’une sentence ; il l’espère de vos lumières et de votre sagesse. »

Me Seriziat réplique, insistant toujours avec une ténacité sans exemple sur l’erreur commise par la substitution du nom de Pellin et Bertrand à ceux d’autres négocians. Il affecte de confondre cette erreur involontaire de rédaction avec une faute d’impression, à l’effet de faire ressortir une prétendue contradiction de la part du rédacteur qui, dans le numéro 8, et à propos d’un article intitulé : « Le Courrier de LyonCourrier de Lyon et le conseil des prud’hommes », accuse ce journal de supercherie vu l’omission présentée par lui comme résultat d’une erreur typographique. Me Seriziat répète encore (ce qui excite les murmures de l’auditoire) que les ouvriers doivent avoir de la subordination envers les négocians.

Me Chanay se lève et réplique en ces termes :

« Je ne veux pas, messieurs, rentrer dans l’examen de la théorie de la vie privée et de la vie publique, mes argumens sont encore présens à vos esprits, et pour ne pas abuser de vos momens, je me garderai de les reproduire ; je dirai seulement, sur cette publicité dont on vous fait un crime, que des conventions sont la propriété des parties contractantes, qu’elles peuvent, suivant leur caprice, les publier ou les tenir secrètes ; ainsi M. Barnoux a souscrit des conventions, elles sont onéreuses pour lui, il est fidèle à la foi promise, il les exécute, mais il lui plaît de les publier, quelles que soient les intentions qu’on lui suppose, on ne peut l’empêcher d’user d’un droit ; si l’autre partie contractante redoute la publicité donnée à ces conventions, si la considération en souffre, c’est un malheur, mais à qui l’imputer ? Elle ne devait pas faire sa condition meilleure aux dépens de l’autre partie, elle ne devait pas lui imposer des charges si onéreuses et contraires à l’usage de la fabrique ; elle devait se rappeler qu’on ne doit faire dans le secret que ce qu’on peut avouer au grand jour. Or, MM. Pellin et Bertrand ont souscrit des conventions qu’ils proclament très légales, pourquoi donc s’offensent-ils de la publicité qu’on leur donne ? M. Barnoux a voulu cette publicité, c’était son droit, il l’a demandée au journal, il a dû l’obtenir. Que MM. Pellin et Bertrand reconnaissent donc que les conventions faites avec M. Barnoux sont écrasantes, et qu’il y a injustice à les lui imposer, ou bien s’ils prétendent qu’elles lui sont favorables et qu’elles sont légales, qu’ils ne s’irritent pas de la publicité qui leur est donnée et ne la poursuivent pas comme une diffamation. »

Me Chanay rentre ensuite dans l’examen des trois articles incriminés, répond en peu de mots aux objections nouvelles de son adversaire, et finit ainsi :

« Si MM. Pellin et Bertrand, ainsi que le dit leur défenseur, tiennent tant à gagner et conserver l’estime et l’amitié des ouvriers ; ils le peuvent facilement, et le moyen est bien simple, qu’ils donnent un prix de façon égal à celui donné par les autres fabricans, qu’ils ne mettent plus à la charge de leurs ouvriers les frais de laçage et de tirelle, et se soumettent à la jurisprudence des prud’hommes ; cette estime et cette amitié qu’ils ambitionnent leur seront facilement acquises ; qu’ils persistent ensuite dans ces voies de justice et l’Echo de la Fabrique n’aura plus à enregistrer leurs noms dans ses colonnes. »

Les plaidoiries étant terminées, M. Delatournelle prend la parole au nom du ministère public. Ce magistrat [4.2]paraît regretter de ne pouvoir requérir une peine, vu le défaut d’appel du procureur du roi. Il tonne contre l’Echo de la Fabrique. Si ce journal, dit-il, ne peut vivre qu’en faisant du scandale, eh bien ! qu’il meure ! M. Delatournelle oublie de tracer la ligne de démarcation qui doit exister entre la répression des abus par la voie de la presse, répression qui ne peut avoir lieu qu’en signalant les auteurs de ces mêmes abus, et le scandale qui exploite la vie privée. Suivant lui, c’est entrer dans le domaine de la vie privée que de dévoiler la conduite d’un négociant envers ses ouvriers, et à ce sujet il lance à Me Chanay (qui n’en paraît nullement ému) une mercuriale ; il lui reproche d’oublier son caractère, de prêcher la révolte contre la loi, et de soutenir des doctrines étranges sur le droit des ouvriers. Il conclut dans le sens de l’avocat de MM. Pellin et Bertrand. On remarque que toutes les fois qu’il parle de ces derniers il dit messieurs, mais il ne se sert que du mot sieur en parlant des citoyens Berger, Manarat et Barnoux, ou bien encore il les appelle par leur nom tout court.

Le président donne l’ordre d’évacuer la salle. Après une délibération de trois quarts d’heure environ, l’audience est reprise, et la cour, « adoptant les motifs des premiers juges, confirme purement et simplement le jugement dont est appel. »

Dans un prochain numéro nous envisagerons cet arrêt dans ses résultats.

Nota. Les ouvriers n’ont pas vu sans déplaisir une fleur de lis sur le couvercle de la grille qui est dans la salle où s’est jugée cette affaire. Il leur semblait que juillet avait proscrit cet emblême.

Notes ( SUPPLÉMENT AU N° 20.
PROCÈS DE L’ECHO DE LA FABRIQUE.)

1 Le Pauvre Jacques. Journal philosophique, anecdotique et littéraire de Sainte-Pélagie avait été publié en 1829-1830. Une feuille similaire existait à Lyon en 1830-1831, Le Pauvre Jacques lyonnais. Journal de Saint-Joseph.

 

 

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