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2 juin 1833 - Numéro 22
 
 

 



 
 
    
LE JUGEMENT

PELLIN ET BERTRAND CONTRE L?ECHO DE LA FABRIQUE

apprécié dans ses résultats.

Si nous disons qu?à tout bien considérer le jugement que MM. Pellin et Bertrand ont obtenu le 26 février dernier, au tribunal de police correctionnelle, contre notre gérant, et que la cour d?appel a confirmé le huit mai suivant, est avantageux à l?Echo de la Fabrique, des esprits superficiels nous accuseront de sophisme, mais quelques réflexions nous auront bientôt justifiés de ce reproche.

Nous avons toujours (et qu?on veuille bien s?en souvenir) posé comme question du procès celle-ci : « L?Echo de la Fabrique peut-il donner de la publicité à tous les griefs prouvés des ouvriers contre les marchands sans encourir les peines répressives de la diffamation. (Voy. l?Echo, n° 10, p. 78). » Et dès-lors nous avons dû résumer notre droit de la manière suivante : « Nous croyons ne devoir le silence qu?à la vie privée, mais nous pensons pas que le négociant dans son comptoir, traitant avec ses ouvriers, fasse un acte de la vie privée, etc. (Voy. l?Echo, n° 18, p. 141.)

Aujourd?hui nous soutenons que le tribunal de police correctionnelle, et la cour, malgré les déclamations de MM. Chégaray et de Latournelle, ont maintenu, consacré notre droit, ont résolu en faveur de l?Echo de la [1.2]Fabrique, et contre le commerce représenté par MM. Pellin et Bertrand, la question principale du procès ; nous allons le prouver ; nous dirons ensuite pourquoi et comment nous avons été condamnés, afin qu?aucun doute ne reste dans les esprits.

Pour procéder avec ordre, un mot de la diffamation. Diffamer, c?est médire, en d?autres termes, dire le mal qu?on sait de quelqu?un, et cette divulgation est évidemment de nature à porter atteinte à l?honneur, à la considération de cette personne.

Il y a néanmoins une bien grande différence entre la diffamation et la calomnie. Cette dernière suppose, invente ce que l?autre ne fait que raconter, divulguer. La calomnie est l?arme d?un lâche, elle est un crime, et dans l?ordre des crimes, il faut la placer sur le même rang que l?empoisonnement. La diffamation, si elle est inutile, n?est autre chose qu?une intempérance de langage ; si elle est utile, c?est l??uvre d?un bon citoyen. Mais qui se chargera de tracer la ligne de démarcation nécessaire et de décider quand elle est utile, quand elle ne l?est pas. Qui ? la loi. Ainsi, une loi répressive de la diffamation est venue constater que si nous n?étions pas vertueux, nous avions au moins la pudeur de vouloir le paraître ; elle est venue scinder la vie de l?homme en deux grandes périodes, en vie publique et vie privée. La première a été laissée en proie à la critique, mais la seconde lui a été soustraite. La vie privée doit être murée, a dit un homme dont le nom fait autorité, et cette parole est devenue un axiome de la jurisprudence.

La république romaine, dans ses beaux jours, avait des censeurs chargés de scruter la vie des citoyens, et Drusus, de bonne foi, disait à son architecte : « Ita compone domum meam ut quidquid agam ab omnibus perspici possit. »1 La législation a changé ; inutile d?examiner ici l?avantage ou l?inconvénient qui peut en résulter pour la morale publique ; il suffit d?avoir attaqué un citoyen dans sa vie privée, de l?avoir non pas calomnié mais diffamé, pour être coupable aux yeux de la loi, il demeure donc pour constant que l?attaque contre la vie privée d?un citoyen est défendue. Soumettons-nous à la loi : mais la loi, pouvait-elle décider elle-même toutes les circonstance de la vie et dire : Telle chose est de la vie privée, telle autre de la vie publique, non sans doute, alors dans la prévision de son [2.1]impuissance à dresser elle-même cette Table de matières, si nous pouvons nous exprimer ainsi, elle a donné au législateur le soin de déclarer quand et comment un fait reconnu diffamatoire était légal ou non, c?est-à-dire, s?appliquant à la vie publique ou à la vie privée. Toute autorité a été remise aux magistrats. Le législateur leur a confié ce pouvoir discrétionnaire, bien sûr qu?ils n?en abuseraient jamais, ou pour mieux dire notre pensée, s?ils avaient à en abuser, le feraient plutôt dans l?intérêt de la répression que dans celui de la liberté.

Ces prolégomènes établis, appliquons-les au procès fait à l?Echo de la Fabrique.

De quoi se plaignaient MM. Pellin et Bertrand ? laissons de côté l?erreur commise à leur préjudice, et sur laquelle nous reviendrons ; ils présentaient deux chefs de plainte.

1° Une note insérée dans le N° 7 du journal sous la rubrique Réclamations, ainsi conçue :

« M. Manarat se plaint que MM. Pellin et Bertrand l?ont menacé de mettre à bas tous ses métiers les uns après les autres : 1° parce qu?il a exigé les tirelles et le laçage des cartons qui lui sont dus ; 2° parce qu?il les a fait appeler au conseil des prud?hommes. Ces mêmes négocians ne veulent porter sur son livre ce qu?ils ont été condamnés à lui payer qu?à titre de bonification. »

2° Leur inscription sous le n° 3 faite dans le même numéro sur un Catalogue des maisons de commerce qui sont en contravention avec les décisions du conseil des prud?hommes, inscription ainsi conçue :

« N° 3. MM. Pellin et Bertrand, qui ont écrit sur le livre de M. Barnoux qu?il ferait lacer à ses frais les dessins, et qu?il ne lui serait point accordé de tirelles. »

Nous avons été acquittés sur le premier chef quoiqu?une erreur eût été commise par nous ; on se souvient que c?est mal à propos que nous nous étions servis du mot condamné, puisqu?aucun jugement n?avait encore été rendu. Nous avons été condamnés sur le second chef. Voyons si nous pourrons découvrir la raison de cette différence. Nous n?accuserons pas légèrement des magistrats de contradiction et d?inconséquence, c?est pourquoi, en soutenant que les deux articles sont identiquement les mêmes, sauf les individus, nous établirons que c?est par des considérations qui n?ont été ni plaidées à l?audience, ni rapportées dans les considérans du jugement, que l?Echo de la Fabrique a été condamné.

Prouvons d?abord l?identité des articles. Manarat se plaint qu?on mette ses métiers à bas, et pourquoi ? Parce qu?il a exigé ce qui lui était dû, parce qu?il a eu recours à la justice. Ainsi MM. Pellin et Bertrand sont gravement inculpés, sont positivement diffamés ; on les accuse de contester à un ouvrier ce qui lui est dû, et ensuite on les accuse de se venger de cet ouvrier, de vouloir le réduire en quelque sorte à mourir de faim, parce qu?il a embrassé les autels de la justice, parce qu?il a demandé secours à la loi. Oh ! l?Echo de la Fabrique a bien diffamé MM. Pellin et Bertrand, quel homme de bonne foi le nierait ? Abuser ainsi du malheur de la classe ouvrière, c?est commettre une action infâme, et dès l?instant que ce fait est signalé, l?animadversion publique attend le coupable. Nous l?avouons, MM. Pellin et Bertrand ! votre considération comme négocians a dû en souffrir, l?estime des ouvriers a dû vous être retirée d?autant. l?Echo de la Fabrique vous a diffamé et cependant il n?est pas coupable. Neuf magistrats l?ont dit, trois en première instance, six en appel.

Barnoux se plaint que MM. Pellin et Bertrand ont écrit sur son livre qu?il ferait lacer à ses frais les dessins, [2.2]et qu?il ne lui serait point accordé de tirelles. Il en résulte que MM. Pellin et Bertrand sont en contravention avec la jurisprudence du conseil des prud?hommes, car cette jurisprudence met à la charge des négocians le laçage des cartons et accorde des tirelles à l?ouvrier. Si on le conteste, qu?on demande, suivant l?usage, un parère au conseil des prud?hommes.

Eh bien ! en d?autres termes, cette note est la même que celle qui concerne Barnoux. Diffame-t-on davantage un négociant en disant qu?il refuse les tirelles et qu?il ne veut pas supporter le laçage des cartons, qu?en disant qu?il met à bas les métiers d?un ouvrier, parce que cet ouvrier exige le laçage des cartons et les tirelles qui lui sont dus ?

Diffame-t-on davantage un négociant en l?accusant d?être en contravention avec les décisions du conseil des prud?hommes, qu?en l?accusant de refuser de l?ouvrage à un chef d?atelier qui a eu recours à ce tribunal. La main sur la conscience qu?on nous réponde. Non ; s?il y a diffamation, la diffamation est la même. Nous avons prouvé, en parlant de Manarat, que l?Echo de la Fabrique avait diffamé MM. Pellin et Bertrand ; admettons donc qu?il les a encore diffamés dans l?article Barnoux. La première diffamation a été jugée innocente ; la seconde coupable. Nous venons de prouver, du moins nous le croyons, que ces deux diffamations étaient égales entr?elles. Il nous reste à expliquer comment nous comprenons, sans accuser les magistrats de contradiction, notre absolution dans l?une, notre condamnation dans l?autre.

La plainte de Manarat était enregistrée sous le titre modeste de Réclamations, et celle de Barnoux l?était sous celui de Catalogue, etc. Voila toute la différence ; mais nous en tirons les conséquences que voici :

Le tribunal qui nous a jugés en premier lieu, et la cour qui, en adoptant son jugement, se l?est rendu propre, n?ont pas voulu contester à l?Echo de la Fabrique le droit d?être l?organe des ouvriers, car si l?Echo cessait d?être cet organe, s?il cessait de produire au grand jour les doléances de la classe ouvrière, s?il reculait devant le devoir de signaler à l?opinion publique les négocians prévaricateurs, d?attacher leurs noms au pilori, alors, dans un sens tout différent, nous dirions avec M. Delatournelle : Que l?Echo de la Fabrique meure !

Ce droit de diffamer les négocians usuriers de travail nous est donc à tout jamais concédé par la jurisprudence. Le tribunal de police correctionnelle et la cour ont adopté complètement notre opinion sur la loi répressive de la diffamation. Comme nous ils ont pensé qu?elle ne s?appliquait qu?à la vie privée, et que la vie privée d?un négociant était ailleurs que dans son comptoir. Le triomphe et les destinées de l?Echo de la Fabrique sont donc assurés par l?épreuve judiciaire qu?il a subie.

Mais ces mêmes magistrats, si bienveillans pour le droit des ouvriers, ont vu avec peine que dans la forme la plainte de Barnoux sortait de la limite des réclamations ; ils ont cru qu?en dressant un Catalogue l?Echo de la Fabrique outrepassait son pouvoir. Ils ont craint, disons-le, cette crainte les honore, ils ont craint que ce catalogue fût une table de proscription. Eh bien ! nous, nous protestons de la pureté de nos intentions ; mais nous remercions le tribunal et la cour de nous avoir signalé un danger quelqu?improbable qu?il soit. Nos remercimens n?ont rien d?ironique ; ils sont sincères.

[3.1]Aucune pensée de haine n?a place dans notre c?ur contre les hommes avec lesquels nous sommes en dissidence ; nous avons juré guerre à mort aux priviléges, aux monopoles, aux abus qui entravent la société et font obstacle à l?émancipation des prolétaires, mais nous sauverions de la mort, au péril de nos jours, nos adversaires qui profitent de ces mêmes privilèges, de ces mêmes monopoles. Quoiqu?ils soient aveugles et nous méprisent, ils sont nos frères : nous n?avons pour eux ni mépris, ni respect, de l?indifférence oui? et plus encore d?amour que de haine !?

Ainsi nous voulons faire au bien public le sacrifice de notre amour-propre, nous supprimerons le Catalogue, puisqu?il a éveillé des craintes que nous trouvons chimériques, mais qui sont assez graves pour avoir fait impression sur nos juges. Nous supprimerons ce catalogue mais nous n?en continuerons pas moins d?énoncer toutes les plaintes des ouvriers, soit en insérant leurs lettres, soit en en faisant l?analyse sous le titre de réclamations.

Notre droit est constaté, nous en userons comme par le passé ; Dieu veuille que notre tâche soit facile ; nous ne demandons pas mieux.

Encore un mot sur le motif de notre condamnation.

Indépendamment du motif que nous venons d?énoncer il en existait un autre. Une erreur avait été commise au préjudice de MM. Pellin et Bertrand. Nous avions rectifié cette erreur par un erratum. Cette rectification était-elle suffisante ? Oui, elle s?est trouvée suffisante le jour de l?audience. La rétractation de notre gérant devant plus de huit cents ouvriers était assez publique pour dispenser le tribunal d?ordonner l?affiche de son jugement. Les tribunaux évitent avec soin de descendre dans l?arène où les passions se livrent combat, et des prétentions exagérées, malveillantes, sont toujours repoussées par eux. Une sorte de défaveur s?y attache, défaveur que le plaideur n?aperçoit pas, préoccupé qu?il est de sa cause. Ce n?est pas une bravade, mais nous le disons franchement ; si MM. Pellin et Bertrand fussent venus réclamer contre cette erreur, nous nous serions empressés d?insérer leur lettre ; s?ils avaient demandé des affiches, nous les eussions fait faire et les leur aurions livré de suite. En effet, nous avouons qu?ils étaient dans leur droit, et que ce n?était pas à nous qui avions fait l?injure, involontaire, il est vrai, à leur mesurer la réparation de cette injure. Si nous avions refusé, nous aurions été coupables et le tribunal en aurait fait justice ; mais il a vu que nous avions fait tout ce que nous pouvions faire, et il a eu égard à notre bonne foi tout comme à l?acharnement de nos adversaires. Sur ce terrain la discussion n?a eu lieu que d?une manière plus qu?étrange et qu?il ne nous convenait pas alors de relever. Nous sommes convaincus que si l?avocat de Pellin et Bertrand se fût contenté de dire ces mots : « Une injure a été adressée à mes cliens par le journal l?Echo de la Fabrique ; elle a été réparée par un erratum, mais mes cliens ne le trouvent pas suffisant. Ils veulent que cet erratum soit affiché ; si mes adversaires s?y refusent, c?est au tribunal à l?ordonner, car nous sommes juges de ce qui nous convient pour la réparation de l?outrage qui nous a été fait, et notre demande n?a rien d?exagéré. » Nous sommes convaincus que dans ce cas le tribunal eût fait droit à leur demande, car nous ne voyons pas ce que nous aurions pu répondre pour notre défense. Débarrassés de part et d?autre de cet incident, une discussion consciencieuse se serait établie sur les deux autres chefs de plainte ; mais on n?a pas eu cette adresse. [3.2]On a discuté longuement, bien longuement pour prouver que l?article dont il s?agit était diffamatoire. Eh ! qu?importait à MM. Pellin et Bertrand, puisque c?était par erreur qu?ils y étaient nommés. Aussi notre silence a été compris, personne n?a pu en induire que nous renoncions à nous défendre, et nous le prouverions si les négocians auxquels cet article s?adressait n?avaient eu le bon esprit de ne pas se produire en spectacle.

Encore une pareille victoire, disait Pyrrhus, et je suis obligé d?abandonner l?Italie !2 Encore une victoire semblable, MM. Pellin et Bertrand, c?est tout ce que l?Echo de la Fabrique désire.

Notes ( LE JUGEMENT)
1 Marcus Livius Drusus, tribun réformateur romain du premier siècle avant J.-C. : « Dispose ma maison pour que tout ce que je ferai puisse être aperçu de tous le monde. ».
2 Pyrrhus d?Épire (318-272 av. J.-C.), dont les victoire devant les légions romaines, notamment à Ausculum, furent payées de terribles pertes.

 

 

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